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Cahiers antispécistes n°14 - décembre 1996

Prédateurs prédatés

Je n'apprendrai à personne qu'est sorti récemment le film à grand spectacle Independence Day. En grand enfant amateur de grands spectacles, je suis allé le voir.

C'est une histoire d'extraterrestres méchants, très. Les humaines tentent d'abord d'entamer un dialogue, mais sans le moindre succès. Ce qui intéresse les visiteurs, c'est simplement de nous tuer toutes. C'est qu'il s'agit de @£#°% [1], variété d'extraterrestres qui subsistent en migrant de planète en planète, exploitant chaque fois jusqu'à épuisement les ressources locales préalablement nettoyées de leurs occupants.

Dans cette sorte de conte de fées, il n'y a pas de doutes sur les bons et les méchants. Nous, humaines, sommes les bonnes, à cent pour cent. Le film déborde de bons sentiments [2]. L'adversaire est si horrible - en quelques minutes il a déjà carbonisé la moitié de la planète - que tous les peuples s'unissent pour le combattre. Même les soldats irakiens accourent se mettre sous l'autorité du Président des États-Unis.

On ne verse donc aucune larme quand, à la fin, les hordes envahisseuses sont dégommées par nos bombes atomiques. Bien fait pour elles. Victoire de nous, les bons, sur eux, les méchants, qui voulaient nous exterminer comme des rats. Nous pouvons retourner à nos affaires, rebâtir nos villes et nos industries, par exemple nos élevages et nos usines à raticides.

Il m'est venu pourtant l'inspiration de me placer ne serait-ce qu'un instant du point de vue de ceux d'en face, aussi laids que fussent leurs tentacules et leurs desseins. Pour vivre, il leur fallait des ressources et ils les prenaient là où ils les trouvaient. Ils nous traitaient comme nous traitons les rats, à peu près pour les mêmes raisons, sans méchanceté, sans pitié.

Je me suis demandé si parmi la myriade de créatures vert gluant que le film nous montre à un moment alignées dans leur soucoupe géante, prêtes à se déverser sur la terre, il n'y en avait pas une ou deux à qui venait un doute ; qui se demandaient s'il était vraiment juste d'agir ainsi envers des êtres, certes inférieurs (car incapables de bâtir de si belles soucoupes), mais néanmoins sensibles ; mais qui n'osaient élever la voix, étant ou croyant être seules à penser ainsi, à remettre ne serait-ce qu'un instant en question la loi de solidarité de groupe, de race, d'espèce ; qui éprouvaient ce qu'éprouvent parfois certaines humaines face à leur rôle d'exploiteurs et d'exterminateurs d'autres animaux.

Ces extraterrestres m'ont soudain paru presque familiers - différents seulement en ce qu'eux, contrairement à nous, ne pouvaient survivre sans tuer. Je me suis pris à rêver sur cet automatisme qui nous amène à voir les choses d'un oeil si différent selon que nous sommes le prédateur ou la proie. En sortant de la salle, dans la foule qui se dirigeait vers le MacDo, ma lisse satisfaction de bon, mon bonheur d'avoir survécu au film et vaincu les méchants, s'est transformé en malaise.

[1] Je n'ai pas vraiment saisi le mot.

[2] Le film montre l'humanité sauvée par un Noir et un Juif. C'est gentil. Ils sont aussi bien mâles et bien hétérosexuels, bien américains et bien croyants ; encore cinquante ans et on y sera ! Il n'y a pas non plus d'Indien dans le film, cela aurait été de mauvais goût, vu que le comportement des envahisseurs aurait pu leur rappeler quelque chose.

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