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Cahiers antispécistes n°08 - septembre 1993

Déclaration sur les grands singes anthropoïdes

Texte fondateur du Great Ape Project

Traduit de l’anglais par David Olivier

Le texte présenté ci-dessous définit le Projet Grands Singes anthropoïdes. Il a été publié le 14 juin 1993 à Londres, accompagné de la contribution des initiateurs et des trente-quatre autres premiers signataires, dans le livre The Great Ape Project: Equality Beyond Humanity, aux éditions Fourth Estate.

Le projet a pour initiateurs :

Paola Cavalieri, journaliste, directrice de la revue Etica & Animali ;

Peter Singer, professeur de philosophie à l’Université de Melbourne (Australie) ;

et pour premiers signataires :

Jane Goodall, éthologue, spécialiste des chimpanzés ;

Douglas Adams, écrivain ;

Mark Carwardine, zoologue ;

Toshisada Nishida, professeur de zoologie à l’Université de Kyoto (Japon) ;

Roger S. Fouts et Deborah H. Fouts, éthologues et fondateurs du Chimpanzee and Human Communication Institute dans l’État du Washington (É.U.) ;

H. Lyn White Miles, enseignante de sociologie et d’anthropologie à l’Université du Tennessee (É.U.) ;

Francine Patterson, docteur en psychologie, présidente de la Gorilla Foundation ;

Wendy Gordon, assistante de recherche à la Gorilla Foundation ;

Richard Dawkins, enseignant de zoologie à l’Université d’Oxford (R.U.) ;

Jared Diamond, professeur de physiologie à l’Université de Californie (É.U.) ;

Marc Bekoff, professeur de biologie à l’université du Colorado (É.U.) ;

R.I.M. Dunbar, professeur d’anthropologie biologique à l’University College à Londres ;

Stephen R.L. Clark, professeur de philosophie à l’Université de Liverpool (R.U.) ;

Raymond Corbey, philosophe et anthropologue, enseignant au Département de philosophie de l’Université de Tilburg (Pays-bas) ;

Adriaan Kortlandt, éthologue, spécialiste des chimpanzés ;

Colin McGinn, professeur de philosophie à Oxford (R.U.) ;

James Rachels, professeur de philosophie à l’Université de l’Alabama (É.U.) ;

Christoph Anstötz, professeur de pédagogie pour handicapés mentaux à l’Université de Dortmund (Allemagne) ;

Heta Häyry, professeur assistant de philosophie à l’Université de Helsinki (Finlande) ;

Matti Häyry, chercheur au département de philosophie à l’Université de Helsinki (Finlande) ;

Ingmar Persson, enseignant de philosophie à l’Université de Lund (Suède) ;

Tom Regan, professeur de philosophie à l’Université de Caroline du Nord (É.U.) ;

Bernard E. Rollin, professeur de philosophie, de physiologie et de biophysique à l’Université du Colorado (É.U.) ;

Richard D. Ryder, psychologue ;

Dale Jamieson, professeur de philosophie à l’Université du Colorado (É.U.) ;

Harlan B. Miller, enseignant de philosophie au Virginia Polytechnic Institute (É.U.) ;

Robert W. Mitchell, spécialiste de psychologie linguistique à l’Université du Kentucky (É.U.) ;

Gary L. Francione, professeur de droit au Rutgers University dans le New Jersey (É.U.) ;

Barbara Noske, anthropologue, écrivain ;

Steve F. Sapontzis, professeur de philosophie à l’Université de Californie (É.U.) ;

David Cantor, enquêteur pour PETA ;

Betsy Swart, spécialiste de protection animale ;

Geza Teleki, anthropologue, spécialiste des chimpanzés.

Nous publions plus loin dans ce même numéro des CAL la contribution de Christoph Anstötz.

Nous demandons que soit étendue la communauté des égaux pour qu'elle inclue tous les grands singes anthropoïdes : les êtres humains, les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans.

La « communauté des égaux » est la communauté morale à l'intérieur de laquelle nous acceptons certains principes ou droits moraux fondamentaux comme règles de conduite devant gouverner les relations que nous entretenons les uns avec les autres et susceptibles d'être imposées par la loi. Parmi ces principes ou droits, il y a les suivants :

1. Le droit à la vie

La vie des membres de la communauté des égaux doit être protégée. Les membres de la communauté des égaux ne peuvent être tués, sauf dans des circonstances très strictement définies comme par exemple en cas d'auto-défense.

2. La protection de la liberté individuelle

Les membres de la communauté des égaux ne doivent pas être arbitrairement privés de leur liberté ; s'ils viennent à être emprisonnés sans que soient mises en oeuvre les procédures légales appropriées, ils ont le droit d'être immédiatement relâchés. La détention de quiconque n'a pas été reconnu coupable d'un acte délictueux, ou de quiconque n'est pas pénalement responsable, ne doit être permise que dans les cas où il peut être montré qu'elle est dans l'intérêt du détenu, ou qu'elle est nécessaire pour protéger le public contre un membre de la communauté qui, s'il était laissé en liberté, constituerait clairement un danger pour d'autres. Dans les cas de cette sorte, les membres de la communauté des égaux doivent avoir le droit de faire appel, soit directement, soit, s'ils ne possèdent pas les capacités nécessaires, à travers un représentant, à un tribunal juridique.

3. La prohibition de la torture

Toute souffrance importante infligée délibérément à un membre de la communauté des égaux, que ce soit de façon arbitraire ou au nom d'un bienfait escompté pour d'autres, est tenue pour une torture, et constitue un méfait.

Aujourd'hui, ne sont membres de la communauté des égaux que ceux qui appartiennent à l'espèce Homo sapiens. Vouloir inclure, pour la première fois, des animaux non humains au sein de cette communauté est un projet ambitieux. Les chimpanzés (membres des espèces Pan troglodytes et Pan paniscus ou chimpanzé nain), les gorilles (Gorilla gorilla) et les orangs-outans (Pongo pygmaeus) sont les plus proches cousins de notre espèce. Ils sont par ailleurs pourvus de capacités mentales et d'une vie émotionnelle suffisantes pour justifier leur inclusion au sein de la communauté des égaux. À l'objection selon laquelle les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans seront incapables de défendre eux-mêmes leurs revendications au sein de la communauté, nous répondons que la sauvegarde de leurs intérêts et de leurs droits doit être confiée à des représentants humains, selon des modalités semblables à celles mises en œuvre pour la sauvegarde des intérêts des membres jeunes ou intellectuellement handicapés de notre propre espèce.

Notre requête apparaît à un moment singulier de l'histoire. Jamais jusqu'à ce jour la domination que nous exerçons sur les autres animaux n'a-t-elle été si omniprésente et systématique. Et pourtant, ce moment est aussi celui où, au sein de cette même civilisation occidentale qui a si inexorablement développé cette domination, est apparu une éthique rationnelle contestant la pertinence morale de l'appartenance d'un être à notre propre espèce. Le but de cette remise en cause est d'obtenir l'égalité de considération pour les intérêts de tous les animaux, humains ou non. Il en est résulté un mouvement politique, encore hésitant mais croissant. L'élargissement lent mais régulier du domaine d'application de la règle d'or, « Traite autrui comme tu voudrais qu'il te traite », a maintenant repris son cours. L'opposition entre « nous » et l' « autre », qui, telle une silhouette de plus en plus abstraite, a au cours des siècles pris pour frontières successives celles de la tribu, de la nation, de la race et de l'espèce humaine, et qui pendant un temps s'était congelée et raidie sous l'effet de la frontière d'espèce, est redevenue un concept vivant, prêt à évoluer de nouveau.

Le but du Projet Grands Singes anthropoïdes est de nous amener à faire un pas, unique, dans ce processus d'extension progressive de la communauté des égaux. Nous allons étayer notre demande par un ensemble d'arguments éthiques basés sur des données scientifiques concernant les capacités des chimpanzés, des gorilles et des orangs-outans. Il n'appartient pas par contre au Projet Grands Singes anthropoïdes de dire si ce pas devrait ou non être suivi de nombreux autres. Nul doute que certains d'entre nous, à titre individuel, voudraient étendre la communauté des égaux à bien d'autres animaux encore ; d'autres considèrent peut-être à l'inverse que l'inclusion de tous les grands singes anthropoïdes est aujourd'hui la limite que nous devons donner à cette extension. Nous laissons l'étude de cette question pour une autre occasion.

Nous n'avons pas oublié que nous vivons dans un monde où, pour au moins les trois quarts de la population humaine, le concept de droits humains ne correspond qu'à des paroles creuses, et non à une réalité de la vie quotidienne. Dans un tel monde, il se peut que l'idée d'étendre l'égalité à des animaux non humains, même à ces doubles troublants de nous-mêmes que sont les autres grands singes anthropoïdes, soit accueillie sans enthousiasme. Nous reconnaissons, et nous déplorons, le fait que partout dans le monde des êtres humains vivent sans bénéficier de droits fondamentaux, voire des moyens nécessaires pour s'assurer une subsistance décente. Le refus de reconnaître à d'autres espèces leurs droits fondamentaux ne contribuera pas cependant à aider les pauvres et les opprimés du monde à gagner leurs justes combats. Il n'est pas par ailleurs raisonnable de demander que les membres de ces espèces commencent par attendre le jour où tous les humains auront acquis la jouissance de leurs propres droits. Le fait même de suggérer cela présuppose que les êtres appartenant à d'autres espèces ont une importance morale moindre qu'aux êtres humains. De plus, à en juger par les données actuelles, le délai demandé pourrait s'avérer extrêmement long.

Une autre base potentielle d'opposition à notre demande vient de ce que les grands singes anthropoïdes - en particulier les chimpanzés - sont considérés comme des outils de laboratoire de très grande valeur. Bien sûr, puisque le but principal des recherches qui utilisent ces singes est d'acquérir des connaissances concernant les êtres humains, le sujet d'expérience idéal serait l'être humain lui-même. Mais les expériences faites sur un humain contre ses intérêts et sans son consentement sont à juste titre considérées comme contraires à l'éthique. Parce que l'on ne porte pas ce même regard sur les expériences effectuées contre leurs intérêts et sans leur consentement sur les chimpanzés, les gorilles ou les orangs-outans, il est permis aux chercheurs de faire aux grands singes anthropoïdes non humains des choses qui, si on les faisait à des humains, soulèveraient l'horreur et la consternation. De fait, la grande valeur que possèdent ces singes en tant qu'outils de recherche tient justement à la rencontre de deux facteurs contradictoires : d'un côté, la très forte ressemblance, tant physique que psychologique, qui existe entre les grands singes anthropoïdes et les membres de notre espèce ; de l'autre côté, le refus de notre part de leur accorder la protection éthique et légale dont bénéficient ces mêmes membres.

C'est à ceux qui veulent défendre le traitement infligé aujourd'hui de façon banale aux grands singes anthropoïdes non humains dans les laboratoires et ailleurs - traitement dont des détails dérangeants sont donnés dans ce livre - qu'incombe maintenant la charge de la preuve, la charge de réfuter l'argumentation que nous présentons dans ces pages en faveur de l'inclusion de tous les grands singes anthropoïdes au sein de la communauté des égaux. Si nos arguments ne peuvent être réfutés, il aura été montré que la façon dont sont actuellement traités les grands singes anthropoïdes non humains constitue une forme arbitraire et injustifiable de discrimination - pour la poursuite de laquelle, il n'y aura plus d'excuse.

Loin de marquer la fin d'une question sociale, la résolution d'une controverse morale n'en est souvent que le début. Nous savons que, même si nous pouvons prouver le bien-fondé de notre point de vue, le jour sera encore loin où les chimpanzés, gorilles et orangs-outans dispersés dans le monde auront été libérés et pourront mener en égaux leurs vies différentes dans leurs propres territoires spécialement dévolus à l'intérieur des pays humains, ou libres dans les forêts équatoriales où ils vivaient jadis. C'est le lot normal du progrès éthique que de rencontrer dans son cours de nombreux obstacles et une opposition puissante de la part de ceux dont les intérêts sont menacés ; ce sera encore le cas ici. Le succès sera-t-il possible ? Contrairement aux membres d'autre groupes opprimés qui ont accédé à l'égalité, les chimpanzés, gorilles et orangs-outans ne peuvent lutter pour eux-mêmes. Trouverons-nous les forces sociales prêtes à se battre pour eux afin de réaliser leur inclusion dans la communauté des égaux ? Nous croyons le succès possible. Certains humains opprimés ont gagné au moyen de leurs propres luttes ; mais d'autres ont été aussi impuissants que le sont aujourd'hui les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans. L'histoire montre qu'il s'est toujours trouvé, au sein de notre espèce, cet élément salvateur : une équipe de personnes déterminées disposées à surmonter l'égoïsme de leur propre groupe dans le but de promouvoir la cause d'autrui.

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