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CA n°41 - [Livre] - Éliminer les animaux pour leur bien: promenade chez les réducteurs de la souffrance dans la nature

Chapitre 6 – Martin Balluch contre les RWAS

Parmi les grandes figures, internationalement reconnues, du mouvement des droits des animaux, Martin Balluch est le seul, à ma connaissance, à s’être vigoureusement élevé contre l’idéologie RWAS1. Ce chapitre donnera un aperçu de la manière dont il le fait, et des raisons qu’il avance. Le but n’est pas d’arbitrer un match « Balluch contre les RWAS ». Le contraste entre la position des deux parties sera surtout évoqué en tant qu’illustration de la part irréductible de subjectivité qui intervient dans nos jugements.

6.1. Trop affirmer sur les faits, trop imputer aux principes

Le 17 septembre 2017, Martin Balluch publie sur son blog un texte intitulé « Most Wild Animals Are Happy Most of the Time. » (La plupart des animaux sauvages sont heureux la plupart du temps). Au-dessous, dans les commentaires, on lit une intéressante série d’échanges entre l’auteur et Stijn Bruers, qui appartient à la mouvance RWAS. Au total, on trouve sur le blog de Balluch (plus exactement, dans la partie du blog rédigée en langue anglaise) quatre billets où il critique les RWAS2. Dans celui publié le 13 octobre 2017, il renvoie sur certains points à son livre The Dog and His Philosopher (2017).

Je ne m’attarderai pas sur la « démonstration » par Balluch de la prédominance du bonheur dans la nature : elle ne vaut pas plus cher3 que la « démonstration » de l’inverse par les RWAS. Comme ses adversaires, Balluch invoque des caractères sélectionnés au cours de l’évolution, et y ajoute des faits issus de son observation personnelle des animaux. Pour ce qui est de l’évolution, l’idée de Balluch est que les animaux actuels sont issus d’innombrables ancêtres qui ont réussi à vivre et se reproduire. Or, ils n’y seraient pas parvenus, s’ils avaient été, la plupart du temps, angoissés, souffrants ou déprimés. Le sentiment d’être malheureux nuit à la santé. Le bonheur est nécessaire pour rester actif, entreprenant, apte à relever les défis de l’existence. L’idée de Balluch, semble-t-il, est que les animaux actuels ont hérité de leurs ancêtres cette aptitude au bonheur. Comme pour ses adversaires, le problème n’est pas que les éléments mentionnés soient dénués d’intérêt. Le problème est qu’ils ne suffisent pas à constituer une preuve de ce qui est avancé (que le bonheur dépasse – ou est surpassé par – la souffrance dans la nature). Notons par ailleurs qu’il n’y a pas divergence entre les deux camps sur les faits observables. Balluch ne conteste pas que la vie est souvent courte et la mort violente dans la nature.

Je ne m’attarderai pas non plus sur le conflit entre doctrines éthiques, bien que Balluch estime qu’il constitue l’aspect essentiel de son désaccord avec les RWAS. Balluch se réclame en effet d’une éthique kantienne (revisitée pour y inclure les animaux), qui fait de l’autonomie la valeur première. Beaucoup de RWAS sont utilitaristes, et font du bonheur (ou de la satisfaction des préférences) la valeur suprême. Autrefois, il y a longtemps, peut-être aurais-je accordé un certain crédit à l’idée que ceci puisse être la cause unique, ou principale, du positionnement différent de l’un et des autres à propos de l’intervention dans la nature. Peut-être aurais-je imaginé qu’il fallait d’abord « choisir son camp » entre doctrines éthiques concurrentes, et qu’ensuite notre opinion sur la pensée RWAS en découlerait automatiquement. Cette fois-ci, je n’y ai pas cru une seconde.

La plupart d’entre nous font intervenir, dans leur appréciation des situations, des considérations sur le bien-être et la souffrance, et aussi des considérations sur l’autonomie (la liberté, la tolérance ou l’aversion à voir sa vie dirigée par des tiers, le degré de confiance dans ces tiers…), mais pas au point de pouvoir se prévaloir de l’application rigoureuse d’un principe directeur, qui serait à la fois parfaitement limpide et suffisant pour indiquer la voie à suivre. Or, on constate qu’on arrive à comprendre les échanges entre Balluch et son interlocuteur en se contentant de nos notions basiques et un peu floues de bonheur et de liberté, et sans avoir besoin de nous demander si nous donnons la priorité à l’une de ces deux valeurs. De plus, on a du mal à croire que la position des RWAS, ou celle de Balluch, sur les interventions dans la nature, découleraient du fait qu’eux, par contre, appliqueraient scrupuleusement des doctrines éthiques précises, et différentes.

Considérons les utilitaristes et apparentés. Ils souhaitent fonder leurs prescriptions sur la maximisation de ceci ou cela, et choisir entre différentes options sur la base d’un calcul des conséquences de chacune. Mais, en l’occurrence, ils ne peuvent rien fonder du tout. Les options sont inconnues et ils n’ont ni les données (faits), ni même les principes, pour procéder au calcul. (Combien comptent ceux qui ne naîtront que si on prend une certaine décision ? Comment intégrer l’attitude face au risque d’individus inconnus, et souvent non nés, si on raisonne en termes de préférences ? Etc.)4

Considérons Martin Balluch. Il souligne avec insistance qu’il n’est pas utilitariste, et qu’il n’adhère pas du tout à un principe de maximisation du bonheur. C’est certainement vrai. Néanmoins, quand on lit ses billets de blog, ou son livre The Dog and His Philosopher, on constate qu’il y est quand même beaucoup question du bonheur que procure la vie sauvage. Et cet ingrédient-là pèse lourd sur la force de conviction qu’il peut avoir sur son lectorat. D’ailleurs, si Balluch se mettait à croire vraie la description absolument calamiteuse de la vie dans la nature véhiculée par les RWAS, ne serait-il pas lui-même quelque peu ébranlé dans sa détermination à s’opposer à eux ?

La rage qu’inspire à Balluch le projet d’élimination des prédateurs sauvages n’est pas vraiment dérivée de sa préférence pour Kant. En fait, lui aussi se met à faire des calculs pour contrer ceux des RWAS :

Végane ou pas, vivre dans une société humaine fait de vous le responsable de plus de morts animales qu’aucun lion ne le sera jamais. Vous dites qu’un lion tue 100 zèbres dans sa vie. Eh bien, Michael Archer, le professeur universitaire d’écologie australien, estime que pour produire 100 kg de protéines de blé, on tue 55 souris. Et pour que vous puissiez vivre dans une ville, d’innombrables rongeurs (souris et rats) seront tués dans le cadre de la lutte contre les nuisibles. Pour produire de l’électricité, une foule d’animaux sont tués en permanence. Regardez l’énergie éolienne. Chaque unité de production tue des milliers d’oiseaux chaque année, 32 oiseaux par éolienne et par jour selon une certaine statistique. Chaque fois que vous achetez de la nourriture sous emballage plastique, vous causez des morts animales. Chaque fois que vous consommez quelque chose, une taxe de mort est prélevée. Rien de semblable ne peut être imputé aux animaux sauvages. Il peut arriver qu’ils tuent pour vivre, mais n’importe quel humain dans une société de masse tue beaucoup plus, et le plus souvent pour des raisons futiles. Avant d’aller tourmenter les animaux prédateurs, commencez par balayer devant votre porte. (Blog de Martin Balluch, réponse de Martin Balluch à Stijn Bruers datée du 29 septembre 2017, dans le fil de commentaires situé sous le billet du 17 septembre)

Stijn Bruers, pour sa part, n’a pas de mal à contrer l’ode à l’autonomie de Balluch lorsque ce dernier écrit : « Vivre dans la nature d’une façon déterminée par soi-même et à l’abri de l’intervention humaine est le sommet de la liberté et de l’autonomie ». Bruers lui fait remarquer, à juste titre, que les animaux voient leur autonomie entravée par toute sorte de causes qui ne doivent rien aux humains (Être pris sous une avalanche ou dans les griffes d’un prédateur empêche tout autant de vivre comme on le voudrait.) Néanmoins, on n’a pas besoin de savoir si on est kantien ou pas pour comprendre l’inquiétude qu’éprouve Balluch face à l’adhésion béate des RWAS au projet d’une humanité (ou de quelques experts parmi elle) exerçant un pouvoir totalitaire sur le reste du vivant, et s’estimant à la fois compétente et légitime pour le faire. On n’a pas besoin de savoir si on est utilitariste ou pas pour comprendre Balluch quand il écrit que son ressenti (de même que celui d’un chien) est complètement différent quand il est empêché d’avancer par un éboulement de rochers, et quand il en est empêché parce qu’un tiers le tient délibérément captif. On a du mal à croire que Bruers ne saisit vraiment pas pourquoi Balluch estime que les RWAS sont d’un « paternalisme insupportable ». Qui parmi ces derniers serait totalement détendu face à la perspective que des extra-terrestres, d’une civilisation très avancée, décident à leur place du déroulement de leur existence, de leur remodelage physique et mental, ou de la mise en extinction de leur espèce ?

6.2. Sensibilités et imaginaires différents

Cette réflexion de Martin Balluch contient les indices d’une distance avec les RWAS qui relève au moins autant de sensibilités et d’imaginaires différents que de l’appartenance à des chapelles éthiques distinctes :

Quand j’approche la nature sauvage, je le fais avec le plus grand respect et la plus grande humilité. J’ai conscience de mon insignifiance et de ma totale ignorance de choses que savent les êtres qui vivent là. Les ours qui vivent dans la forêt ont une connaissance de la manière de survivre que la plupart d’entre nous ont perdue depuis longtemps. […] Les interventionnistes semblent porter un tout autre regard sur la nature. Ils voient des êtres infortunés, souffrants, ignorants, qui ont un besoin urgent d’acculturation humaine. Un peu à la manière dont les anciens explorateurs voyaient les populations humaines indigènes qu’ils rencontraient : comme des gens qui avaient besoin de missionnaires pour accéder à la lumière, à la civilisation, pour avoir le chauffage central, une police et la technologie. […] L’essence de l’idéologie interventionniste est le suprémacisme humain. Le sentiment profond que nous, les humains, sommes les meilleurs, et que tous les autres êtres devraient aspirer à devenir comme nous. Ces malheureuses bêtes, qui ne le peuvent pas, ont besoin de notre secours pour devenir aussi semblables que possible aux humains. Un monde modelé par les humains, la nature réduite à un jardin dessiné par les humains, et des animaux transformés en des sortes de robots façonnés par les humains. Jamais je ne voudrais vivre dans un monde pareil. (Blog de Martin Balluch, billet du 26 septembre 2016)

Un des aspects remarquables du dialogue entre Martin Balluch et Stijn Bruers est qu’à plusieurs reprises, il tourne à l’expression de comment chacun d’eux imagine qu’il se sentirait dans telle ou telle situation vécue par un animal sauvage, et que, bien que conscients du biais que cela peut induire5, cette appréciation subjective joue beaucoup dans ce que, viscéralement, ils expriment.

Entre les RWAS et leurs adversaires, il y a bien quelque chose qui relève foncièrement de perceptions, d’imaginaires, différents de ce que sont la nature et la société humaine. En gros, la sensibilité des RWAS est plutôt urbaine, technophile, emplie de gratitude pour les bienfaits du confort moderne, persuadée que les humains vont vers le progrès, attachée au welfare state. (Dans des échanges informels, Il arrive que l’on sente que des sympathisants RWAS rêvent, au fond, d’un État-providence, ou d’une sorte de sécurité sociale, généralisés à tous les êtres sentients, avant même de s’interroger sur leur possibilité6.)

Les RWAS sont en apparence des critiques impitoyables de la perception commune de la nature mais, en vérité, seulement d’une de ses facettes. Car, chez les Occidentaux du moins (ailleurs, je ne sais pas), coexistent sans problème dans les mêmes esprits deux conceptions pourtant contradictoires. La première est porteuse d’un sentiment d’admiration et d’humilité devant la splendeur, le mystère, la complexité, l’harmonie supposée, du monde sauvage. Ce sentiment porte à se désoler de voir l’espèce humaine saccager la Terre ; il conduit à aspirer à ce que le genre humain se montre moins envahissant, plus respectueux, et parfois à ce qu’il se pense comme une composante de la nature plutôt que comme son maître et fossoyeur. La seconde conception, au contraire, charge la nature de tous les traits négatifs : c’est le monde de la barbarie, de l’ignorance, de la misère, de la guerre de tous contre tous ; d’où le fait que l’expression « la loi de la jungle » est utilisée comme un synonyme de « la loi du plus fort ». La nature, c’est l’enfer dont le genre humain, et lui seul, a su s’extraire en produisant la science, la morale, la politique, la civilisation.

Les RWAS n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer les failles de « la vision idyllique de la nature ». Si on laisse de côté leur prétention à quantifier le solde plaisir/souffrance dans l’univers, ils ont raison de montrer en quoi cette vision est fausse. Seulement, leur ardeur à la démolir a pour conséquence de ne laisser en place que la seconde conception, dont ils sont au fond des adeptes forcenés, et qui n’est pas non plus un modèle d’exactitude. Alors que dans un esprit ordinaire, la « vision idyllique » peut éventuellement servir d’antidote à l’arrogance humaine, dans un esprit RWAS, rien ne freine plus le penchant à faire de l’humanité l’unique source de lumière face à la noirceur de la nature.

Aux antipodes de la sensibilité RWAS, se trouve celle de Martin Balluch, qui livre à ses lecteurs une perception tout autre de la même réalité. Sur les humains, d’abord. Balluch ne raconterait certainement pas l’épopée humaine dans les termes optimistes de Steven Pinker dans La Part d’ange en nous (2017), et il rejetterait la description rebutante que fait ce dernier des sociétés primitives. Non que Balluch conteste que nos lointains ancêtres mouraient jeunes et souvent de mort violente. Mais il n’en est pas moins persuadé que leur existence était plus satisfaisante, plus remplie d’actions et de relations qui avaient du sens, plus conforme à ce à quoi des millénaires d’évolution les avaient rendus adaptés. À l’inverse, il a une vision des plus négatives de ce qu’il appelle « les sociétés technologiques de masse » : des vies absorbées à occuper des emplois ennuyeux, la fréquence du sentiment de solitude ou de dépression, la dépendance à un environnement technique qu’on ne maîtrise pas, et la frayeur à l’idée d’en être privé (qui déteint sur notre perception de la vie sauvage) parce que nous ne savons plus vivre sans cela. Balluch a autant, ou plus, de bagage scientifique que la plupart des RWAS7, de sorte qu’on aurait tort d’attribuer sa défiance envers les sociétés technologiques à son ignorance des sciences et de leurs applications. Elle semble par contre très fortement liée à sa personnalité, et notamment à son rapport à la nature :

J’aime la nature. Je ne veux pas dire par là que j’aime me promener dans les parcs en ville, lire des livres sur les réserves naturelles ou emprunter les chemins très fréquentés vers les sommets classiques de montagne. Non, c’est que je ne peux pas vivre sans aller dans la nature sauvage aussi souvent que possible. Je cherche les forêts intactes où il n’y a aucune trace humaine. Je m’écarte des chemins et évite les refuges de montagne. Je voyage dans l’Arctique et dans le nord de la Scandinavie, ou bien je passe des semaines dans montagnes du sud des Carpates, ou chez moi dans les Alpes autrichiennes orientales. Le besoin d’être dans la nature est si fort que j’organise mon travail et ma vie sociale de façon à pouvoir passer environ 100 jours par an dans les forêts, les montagnes, la toundra et la taïga. On ne peut pas parler de visites, c’est plutôt comme rentrer à la maison. Pour moi, chaque jour que je ne passe pas dans la nature est un jour perdu. (Balluch, 2017a, p. 10)

Le premier chapitre de son livre The Dog and his Philosopher, est un récit de ces séjours, très loin de toute présence humaine, parfois sans sac à dos, toujours sans armes, au voisinage de prédateurs comme les ours et les loups, ou de grands herbivores qui peuvent menacer et charger, sur des chemins escarpés où une chute serait fatale, dans les orages d’été ou sous la neige d’hiver… Si vous avez passé des semaines en compagnie de la littérature RWAS, qui vous a prédisposé à signer plutôt deux fois qu’une la profession de foi « Oui, je crois que la nature est une pure horreur », parce que vous avez lu n fois l’histoire des larves de guêpe qui dévorent la chenille de l’intérieur, et tout un chapelet de récits d’agonies effroyables, tout d’un coup vous vous mettez à hésiter parce qu’à travers les yeux de Balluch (dans son livre et sur son blog), on voit autrement et autre chose. Il dit que les animaux proies, dont lui-même, sont vigilants mais pas dans un état de frayeur permanente ; qu’il se peut que la montée d’adrénaline limite fortement la souffrance d’un animal prédaté ; que oui, la plupart des têtards n’atteindront pas l’âge adulte, mais qu’en attendant, ils frétillent énergiquement dans leur mare ; qu’il nous faudrait prendre conscience que notre propre mort, elle aussi, sera probablement pénible ; qu’il y a de la solidarité dans « la jungle » ; que son expérience lui a appris que la faim, le froid, la pluie, le danger, les moustiques, les blessures… sont peu de chose à côté de la plénitude qu’on éprouve dans la nature, ou que réussir à surmonter ces difficultés est une composante de la satisfaction que procure la vie sauvage ; que la plupart du temps, les animaux qu’il croise ne sont pas en perdition mais occupés à des interactions sociales, ou en train de se reposer, ou de chercher de la nourriture ; et que cette existence où l’on relève par soi-même, ou avec son groupe, le défi de rester en vie au jour le jour a une saveur et une valeur inestimables, que l’on ne connaît jamais dans l’environnement protégé des villes.

6.3. La « preuve » par Kuksi (ou la chenille…)

Kuksi est peut-être l’atout majeur de Balluch pour vous retourner, en termes de sentiments, contre la perception que vous ont infusée les RWAS. Car Balluch ne part pas seul dans le monde sauvage. Il voyage avec son chien Kuksi. Et quand vous avez passé des semaines en compagnie des RWAS, et de leur pensée lourdement tutélaire envers les animaux, vous êtes heureux de faire la connaissance de Kuksi, et de lire la façon dont Balluch le considère. Parce que cela vous rappelle que, définitivement, non, on n’a pas une appréhension correcte de ce qu’est un animal en l’assimilant à une sorte d’humain lourdement handicapé. Kuksi est extraordinairement apte à vivre dans la nature, à apprendre de l’expérience, à communiquer, à adapter son comportement selon son évaluation des circonstances, à être un partenaire dont les talents complètent ceux de Balluch (et réciproquement), à être un secours et un réconfort tout en se montrant très indépendant. Kuksi se trouve par ailleurs être l’ami parfait pour Balluch, dont il partage manifestement les préférences : totalement enthousiaste pour partir en excursion, mais refusant obstinément de monter dans la voiture pour le voyage de retour, malgré le sofa confortable et la nourriture en abondance qui l’attendent à la maison. Après un certain temps passé à lire des diagnostics sur l’état global du mal-être sur la planète fondés sur des critères tels que « allez, à la louche, disons qu’un animal qui meurt avant d’avoir pu s’accoupler a un bien-être négatif », on est content de voir quelqu’un mentionner qu’il est concevable que des animaux éprouvent des émotions autrement qu’en mangeant ou en copulant (ou en étant privés à cet égard) :

Personnellement, je n’ai jamais eu d’expérience spirituelle, j’en suis incapable, comme je suis incapable de croire en un dieu tout-puissant. À moins que l’expérience spirituelle inclue le sentiment d’émerveillement à la vue d’un coucher de soleil, ou quand on se trouve dans une neige profonde, quelque part dans la nature, lorsque le soir tombe, loin de la civilisation. Je vois ce même sentiment chez Kuksi : la façon dont il regarde pendant des heures d’un poste d’observation en hauteur, ou bien quand nous regardons tous les deux la neige tomber le soir d’un endroit au-dessus de la forêt, et que tout est si paisible. Non, dans ces moments-là, Kuksi ne s’affaire pas à chercher de la nourriture ou à suivre des pistes au flair. Il est vraiment en train d'admirer ce qui l’entoure, et il est tellement émerveillé qu’il reste réellement assis des heures durant, calme et concentré, tout comme moi. (Balluch, 2017a, p. 144-145)

La forme la plus persuasive de défense de l’autonomie par Balluch réside dans les innombrables annotations qui montrent que Kuksi est un être qui élabore ses propres règles, qu’il ne répond pas à la moindre impulsion poussant à aller vers quelque chose d’agréable ou à fuir un événement aversif si cela enfreint une norme qu’il a définie comme supérieure (en particulier, l’importance qu’il accorde au lien avec son humain), que sa vie avec Balluch repose sur des règles élaborées en commun, qu’il sait violer les règles comme mesure de rétorsion délibérée quand il estime n’avoir pas été traité avec égard… En outre, les multiples épisodes relatés de la vie, urbaine et sauvage, personnelle et sociale, de Kuksi, montrent une personnalité riche et créative. Cela ne tranche absolument pas le débat philosophique pour savoir s’il existe une valeur suprême, et si c’est l’autonomie, le bonheur, ou autre chose. Mais Balluch (ou Kuksi) réussit tout de même à créer un certain malaise vis à vis du penchant des RWAS à estimer que les experts humains sont (ou seront) plus compétents que les animaux pour décider ce qu’est leur bien, et que l’optimum sera atteint quand ces experts régiront unilatéralement la vie de tous.

Puis, si vous replongez dans les écrits ou conférences RWAS, vous retrouvez les larves de guêpes colonisant les corps de chenilles (exemple prisé, car cité par Darwin lui-même), les scènes de prédation avec zoom sur celles où la proie meurt lentement et en pleine conscience, les photos d’animaux embourbés, gelés, couverts de parasites. Vous renouez avec une ambiance propice à vous rendre réceptif au discours RWAS. Ou bien vous réalisez à quel point vous êtes influencé par les exemples et les histoires particulières sur lesquelles on attire votre attention. Vous prenez conscience que tout est vrai (Kuksi et la chenille, les merveilles et tragédies de la nature), mais que dans l’échange entre Balluch et les RWAS, personne n’a fourni de preuve, à proprement parler, de ce qu’il avance.

6.4. L’inévitable subjectivité du jugement

Qui a objectivement raison ? Les RWAS, Balluch, ou aucun des deux ? Qui indique la direction dans laquelle il est vraiment juste et bon d’aller ? Peut-être est-ce la seule question qui importe, mais on ne peut pas y apporter de réponse. Cela ne pourrait être fait qu’en ayant les moyens de déterminer objectivement la direction qui est la bonne. Or, ce qui a été dit au chapitre 2 (§ 2.3.), en reprochant aux RWAS de taire leur ignorance, vaut pour tous : l’éthique des populations est un domaine trop ardu pour que l’on puisse produire un critère du bien qui s’impose comme évidemment supérieur aux critères concurrents. Et il n’y a pas que la question du critère, mais aussi celle des déficits gigantesques dans la connaissance des faits ou le repérage des leviers d’action. Sachant que le sujet est la condition de la quasi-totalité des êtres sentients présents et à venir, il n’est pas surprenant que nous n’ayons pas la capacité à le traiter. Si nous nous replions sur des énoncés tels que « la façon dont se déroule leur vie importe aux animaux sauvages », ils sont vrais, consensuels, mais trop pauvres pour indiquer quoi faire et ne pas faire.

Parce que nous ne disposons pas des éléments nous permettant de juger sur une base purement factuelle et rationnelle, notre positionnement doit forcément beaucoup à notre subjectivité, à l’attrait ou l’aversion intuitifs que nous inspirent certaines propositions, à la confiance que nous mettons dans certaines personnes (souvent en lien avec les rencontres et lectures liée à notre cheminement personnel dans le milieu animaliste), aux analogies (forcément approximatives) que nous faisons avec d’autres domaines pour essayer de penser notre rapport aux animaux sauvages… Ce constat n’est pas une invitation à pratiquer la mauvaise foi, ou le « je pense ce qui me fait plaisir », sans prendre en considération ce qui peut le contredire. L’exigence de s’informer et de raisonner le mieux possible, ou l’exigence d’honnêteté, demeurent. Mais mieux vaut reconnaître la part irréductible de subjectivité dans nos jugements, plutôt que de se leurrer soi-même, et de leurrer les autres, à coup de démonstrations qui n’en sont pas. Il est vrai qu’admettre cela peut être vécu comme un douloureux renoncement dans le milieu de la libération animale. Car un des traits remarquables du mouvement contemporain des droits des animaux, par rapport à l’ancienne protection animale, est la place immensément plus grande qu’y occupent des théories, des argumentaires, des appels à la logique ou à la cohérence. C’est à bien des égards une richesse à préserver. Mais, du leader d’opinion au militant de base, ce « trésor » a souvent alimenté la conviction de devoir et pouvoir fonder ses analyses et prescriptions uniquement sur la connaissance et la raison. Eh bien non, nous ne sommes pas forts à ce point. Il faudra donc se passer de cette armure illusoire pour nous forger, chacun, une opinion ou un sentiment sur la pensée RWAS.

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Notes

  1. Les autres personnalités majeures (extérieures à la mouvance RWAS) soit n’ont rien dit du tout de la pensée RWAS, soit en sont restées à des observations (positives ou négatives) très ponctuelles sur les thèmes qu’elle aborde. La position de Martin Balluch, bien que publique et tranchée, n’occupe elle-même que peu de place dans ses écrits. Elle est probablement inconnue de la plupart des défenseurs des animaux. (Moi-même je n’ai découvert que récemment son existence.)
  2. Blog consulté en janvier 2018. Les trois autres billets sont intitulés « Wildlife Suffering – Wildlife Intervention? » (26 septembre 2016), « A Summary: Why Life in The Wilderness Is Better than in a Technological Mass Society » (13 octobre 2017) et « Should We Force Uncontracted Tribes of Humans into the Modern World? » (18 janvier 2018).
  3. voire moins : elle tient en peu de mots, à l’intérieur d’un billet lui-même très court.
  4. D’où le fait que les tentatives de calcul échouent, ou partent dans des directions différentes. Nous avons vu un exemple de ce dernier cas au chapitre 4 (§4.2.).
  5. En fait, chacun est surtout conscient du biais que cela induit chez son interlocuteur plutôt que sur lui-même.
  6. C’est en quelque sorte une version du « cercle en expansion » transposée aux domaines du confort et de la sécurité : après avoir été les premiers à s’assurer ces bienfaits, les humains pourraient à l’avenir les apporter aux autres animaux. Dans une vision moins optimiste, on rappellerait que la sécurité sociale est pour l’essentiel un système d’assurance où chacun est alternativement donneur et receveur, et seulement à la marge un dispositif permettant à certaines personnes d’être receveuses toute leur vie ; le dispositif ne fonctionnerait pas si les receveurs permanents étaient l’immense majorité. On suggérerait, d’autre part, que si l’espèce humaine a réussi à la fois à connaître une explosion démographique, et à élever la longévité et le confort individuels, c’est probablement en détournant des ressources nécessaires à la vie d’autres espèces. De sorte que les pessimistes trouveront peu crédible le rêve de généraliser le succès humain à tous les animaux, qui ressemble un peu trop à l’idée que toutes les espèces pourraient simultanément acquérir le statut d’espèce invasive sur une planète finie.
  7. Il a étudié les mathématiques et l’astronomie, il est titulaire d’un doctorat en physique et a été enseignant-chercheur dans cette discipline pendant 12 ans avant de devenir militant à plein temps des droits des animaux.