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Cahiers antispécistes n°37 - [Livre] - Quels droits politiques pour les animaux ? - Introduction à Zoopolis

Chapitre 3 – Les animaux souverains

Donaldson et Kymlicka proposent pour les animaux sauvages un statut inspiré du principe de souveraineté des peuples. Dans ce chapitre, nous allons détailler de quoi il s’agit. Par « animaux sauvages » on entend les animaux qui vivent dans des espaces inhabités ou peu habités par les humains.

1. La souveraineté dans le contexte des sociétés humaines

La citoyenneté et la souveraineté des peuples sont les deux notions-clé autour desquelles s’articule la conception contemporaine d’institutions politiques justes. La citoyenneté régit (ou devrait régir) les relations entre individus appartenant à une même nation. La souveraineté – dite aussi « droit à l’autodétermination » ou « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » – régit (ou devrait régir) les relations entre nations sur un pied d’égalité. C’est un droit se rapportant à des entités collectives. Il s’est affirmé dans le droit international à l’époque de la décolonisation. C’est un principe d’autonomie. Reconnaître la souveraineté d’un peuple, c’est reconnaître sa capacité et son droit à déterminer pour lui-même les formes de la vie commune, tant qu’il n’enfreint pas le droit des autres peuples souverains. C’est aussi reconnaître son droit d’habiter le territoire où il se trouve et de ne pas être déplacé de force. L’article 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ONU, 1966) pose que « Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. » L’article 2 précise que « tous les peuples peuvent disposer librement de leurs ressources et richesses naturelles » (sous réserve des limites imposées par la coopération internationale) et qu’ « en aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance ». Le reste du texte articule le pacte à la Déclaration universelle des droits de l’homme en rappelant les droits civils et politiques et la protection contre la discrimination qui doivent être garantis aux individus à l’intérieur de chaque État.

Le principe de souveraineté est une tentative de protéger les peuples contre les ingérences paternalistes ou intéressées de peuples plus puissants. C’est un bouclier contre des menaces extérieures ouvertement violentes ou relevant d’un impérialisme plus insidieux : invasion, colonisation, assimilation, mainmise sur les ressources d’une population… Donaldson et Kymlicka estiment que restreindre l’application du principe d’autodétermination aux seuls peuples dont la forme d’organisation comporte une structure étatique est contraire au but moral poursuivi par ce principe : « Quand les peuples mènent une existence indépendante et lui accordent de la valeur, quand ils résistent à la domination étrangère, quand ils ont des intérêts discernables liés à leur organisation sociale, nous sommes en présence des traits moraux qui appellent la souveraineté. » (Zoopolis, p. 173).

Certaines formes d’ingérence étrangère sont compatibles avec le respect de la souveraineté. Elles relèvent du devoir d’assistance, ou de la contribution au maintien de l’ordre et de la sécurité internationaux. Porter secours à un peuple confronté à une agression ou une catastrophe de grande ampleur peut être nécessaire pour lui permettre de restaurer sa capacité à s’autogouverner. En pratique, il n’est pas facile de parvenir à un consensus sur les cas d’intervention légitime. Une intervention d’apparence humanitaire peut cacher une volonté de devenir une puissance influente sur un territoire, ou d’avoir un accès privilégié aux ressources qu’il renferme. On peut se trouver dans le contexte où un pays n’a pas les ressources nécessaires pour sauver les vies de populations frappées par une calamité, mais dont le gouvernement refuse toute aide extérieure. L’évaluation de la situation est également complexe quand la catastrophe résulte d’une guerre civile où l’une des parties demande l’appui de l’étranger tandis que l’autre déclare l’ingérence étrangère contraire au droit international. Quoi qu’il en soit, la reconnaissance de la souveraineté d’un peuple n’entraîne pas une opposition de principe à toute intervention extérieure. Celle-ci peut au contraire être jugée nécessaire, notamment pour porter assistance à des populations victimes de calamités naturelles, ou dans le cadre d’opérations de maintien de la paix.

2. Souveraineté des animaux sauvages

Pour Donaldson et Kymlicka, reconnaître la souveraineté des animaux sauvages est la meilleure façon de leur assurer une place équitable sur l’échiquier politique mondial. Ils présentent les deux caractères essentiels sur lesquels se fonde le droit à mener une existence autonome. D’une part, ils sont compétents pour le faire : ils savent comment se nourrir, comment trouver ou bâtir des abris, comment se déplacer, comment se reproduire, comment limiter leur exposition à certains risques tels que la prédation. Chez les espèces sociales, on trouve des formes de coopération, de communication, de transmission des connaissances, d’organisation des relations à l’intérieur du groupe. D’autre part, ce sont des animaux qui ne cherchent pas le contact avec les humains. Leur comportement ne manifeste aucun désir d’être intégrés aux sociétés humaines. On doit en conséquence respecter leur aspiration apparente à préserver leur mode de vie. Comme pour les peuples humains, on doit reconnaître leur droit à mener leur existence comme ils l’entendent, quitte à commettre des erreurs, l’autonomie étant un moyen de leur épanouissement.

Comme pour les peuples humains, le respect de la souveraineté animale est compatible avec des formes d’intervention extérieure destinées à apporter une assistance face à des calamités exceptionnelles, du moment que l’intervention ne détruit pas les conditions d’exercice de la souveraineté, mais au contraire les préserve ou les rétablit. Les auteurs citent des exemples tels que la destruction d’une météorite avant qu’elle ne s’écrase sur Terre, l’arrêt de l’expansion d’un virus ravageur, ou encore cet exemple réel : en janvier 2010, la température de la mer fut exceptionnellement froide sur les côtes de Floride, plongeant les tortues dans un état de léthargie pouvant causer leur mort. Des centaines de tortues furent sorties de la mer, placées dans des containers d’eau plus chaude, puis furent relâchées une fois passée la vague de froid. Dans le résumé de leur ouvrage publié en 2013 (Donaldson et Kymlicka, 2013a), ils citent encore d’autres exemples d’assistance compatible avec la souveraineté tels que des interventions humaines destinées à arrêter un processus de désertification, ou l’immersion de rochers artificiels pour favoriser la vie d’animaux marins.

Dans un article consacré à Zoopolis, Oscar Horta émet des doutes sur le fait qu’il soit pertinent de parler de « communautés » dans le cas de nombreux animaux sauvages. « En gros, on peut définir une communauté comme un groupe d’individus ayant des interactions et présentant une certaine cohésion, des buts communs et quelque forme de collaboration ou de soutien réciproque. La question est donc de savoir si cela a un sens de décrire les animaux non sociaux comme appartenant à des communautés » écrit-il (Horta, 2013, p. 120). L’auteur note également que chez diverses espèces, les relations manifestant une forme de cohésion ne sont que provisoires et limitées à un très petit nombre d’individus, comme celles qui se nouent pendant la période d’accouplement ou de soins apportés par les parents à leur progéniture. Dès lors, on peut se demander si cela a un sens de reconnaître la souveraineté de communautés ou sociétés animales qui, dans beaucoup de cas, sont inexistantes.

3. La souveraineté animale comme base de relations plus équitables

La réponse apportée par Donaldson et Kymlicka à l’objection d’Horta éclaire le but qu’ils poursuivent en préconisant de reconnaître la souveraineté des animaux sauvages. Ils expliquent que leur démarche ne consiste pas à repérer des communautés animales pour ensuite se demander si elles ont droit à l’autodétermination. Leur point de départ consiste à cerner un certain but moralement souhaitable, et à se demander si la reconnaissance d’un droit à l’autodétermination est un moyen efficace de l’atteindre. Dans cette optique, les communautés dont il est question ne sont pas nécessairement des réalités préexistantes. Il peut s’agir d’entités construites de toutes pièces dans le but de leur attribuer un droit. Le point important est que ce droit constitue un bouclier protégeant des intérêts vitaux des animaux sauvages contre des menaces de « conquête, colonisation, déplacement, et soumission à la domination étrangère » (Donaldson et Kymlicka, 2013b, p. 151).

Dans Zoopolis, les auteurs esquissent les implications concrètes qu’aurait ce bouclier.

Territoires animaux

Ces implications sont d’abord d’ordre territorial : la souveraineté protégerait les animaux sauvages contre l’invasion et la destruction de leur habitat du fait des implantations humaines. Celles-ci ont déjà eu pour eux des conséquences dramatiques à très grande échelle. Toutefois, il est irréaliste d’envisager une réparation de toutes les injustices du passé : les humains ne libéreront pas la plupart des espaces qu’ils occupent. Au demeurant, cette manœuvre ferait de nouvelles victimes. Par contre, on pourrait mettre un terme à l’expansion humaine en proclamant territoire animal souverain les espaces qui actuellement ne sont pas ou peu occupés par les humains : mers, lacs, rivières, air, ainsi que les terres sauvages, qu’il s’agisse de vastes espaces ou de petites enclaves. Par ailleurs, le passage à une alimentation végane réduira considérablement le besoin de terres agricoles. Une partie des terres qui ne seront plus employées pour le pâturage ou pour produire les aliments destinés aux animaux d’élevage pourrait être rendue à la vie sauvage.

Souverainetés superposées et protection contre les externalités négatives

Ce serait une erreur de croire que la nouvelle souveraineté puisse se réduire au tracé de pointillés délimitant sur les cartes des réserves naturelles inviolables. « La souveraineté ne doit pas nécessairement être définie en termes d’accès ou contrôle exclusif sur un territoire particulier, mais plutôt en termes d’étendue et de nature du contrôle nécessaire pour permettre à une communauté d’être autonome et autorégulée. » (Zoopolis, p. 190)

Dans une zone de forêt, on peut établir des formes de cohabitation harmonieuses entre des communautés humaines dont c’est l’habitat traditionnel et les animaux sauvages qui y résident.

Les frontières présentent nécessairement une porosité du fait de la mobilité d’une partie des terriens. Des humains continueront à se déplacer à travers des espaces sauvages par terre, air, ou mer. Des animaux migrateurs traverseront périodiquement des espaces peuplés d’humains au cours de leur voyage. Il faut donc chercher les dispositifs permettant de limiter de part et d’autres les dangers occasionnés par ces incursions.

Par ailleurs, empiéter sur le territoire animal n’est pas la seule façon de menacer l’existence de ses habitants. Ces derniers sont aussi affectés par les effets induits d’activités humaines, tels que le réchauffement climatique ou diverses formes de pollution. Ces facteurs peuvent également porter atteinte à leur capacité à subsister et à mener leur propre mode de vie. C’est pourquoi la protection contre ces externalités négatives relève également du respect de leur souveraineté.

Une répartition plus juste des risques

Penser les rapports des sociétés humaines avec les animaux sauvages comme des relations entre entités souveraines doit conduire à chercher à répartir plus équitablement les risques entre ces entités : sortir du système où il n’y a pas de limite à l’extermination des animaux sauvages s’ils présentent la moindre menace ou gêne pour les êtres humains, sans que rien ne soit dû dans l’autre sens.

Il est impossible d’arriver à un état ou personne ne met jamais en danger les autres. Il s’agit d’évoluer vers un système satisfaisant le mieux possible trois conditions :

  1. Il n’est permis d’imposer des risques à des tiers que pour satisfaire un intérêt légitime.
  2. Les dangers et les bénéfices causés à des tiers doivent être répartis équitablement (non sur chaque type particulier de risque, mais dans l’ensemble).
  3. Lorsque cela est possible, les dommages causés doivent être compensés.

Les auteurs prennent notamment l’exemple de la circulation routière. Actuellement, elle cause un carnage chez les animaux sauvages, qui n’en tirent aucun bénéfice. Il n’est pas concevable que les humains cessent d’utiliser des moyens de transport. Mais on peut minimiser les risques par le choix du tracé des routes, en prévoyant des passages permettant aux animaux de traverser en sécurité, et en équipant les véhicules de dispositifs qui les alertent de leur arrivée. Pour les animaux qui seront malgré tout victimes d’accidents, la compensation, au moins partielle, n’est possible que pour ceux qui y survivront : elle consiste à soigner les blessés et à les rendre à la vie sauvage, ou bien, si les séquelles de l’accident ne le permettent pas, à pourvoir à leurs besoins dans un environnement protégé. Elle consiste aussi à secourir les petits des animaux tués ou blessés (quand on parvient à les localiser).

Lorsque des humains habitent à l’intérieur ou à la lisière d’un territoire habité par des animaux sauvages susceptibles de les attaquer, il leur appartient de se montrer prudents, et ils doivent avoir conscience que le risque d’agression effective ne sera pas ramené à zéro.

Représentation politique

Les animaux sauvages n’étant pas en mesure de faire valoir leurs droits par leur puissance militaire, le respect de leur souveraineté suppose une réforme des institutions nationales et internationales, et la présence dans celles-ci d’humains chargés de les représenter, avec mandat de les protéger contre la colonisation, contre la répartition inéquitable des risques, et d’évaluer l’impact des opérations d’assistance qui peuvent être envisagées en leur faveur.

Un bouclier limité aux dommages d’origine humaine

Le contenu donné par Donaldson et Kymlicka à la souveraineté des animaux sauvages, permet de comprendre pourquoi la question de l’existence effective de communautés n’est pas cruciale à leurs yeux. Peu importe que certains animaux soient sociaux et d’autres non. Les auteurs ne songent pas à faire respecter un droit à l’autodétermination de chaque groupe d’individus formant une réelle société, ou de chaque individu solitaire, quitte à le considérer comme une communauté à lui tout seul. La souveraineté des animaux sauvages telle qu’ils la conçoivent régit uniquement les relations entre d’une part les humains (ou plutôt les sociétés humanimales : humains et animaux domestiques), et d’autre part les animaux sauvages considérés collectivement. Parce que la réflexion porte principalement sur la limitation des dommages que les seconds (ou certains d’entre eux) subissent du fait des premiers, et sur quelques cas d’assistance des premiers aux seconds, le « collectif » des animaux sauvages n’implique aucune hypothèse sur les rapports qu’entretiennent ses composantes. Point n’est besoin de supposer qu’entre les lions et les gazelles existent des liens affectifs ou de soutien mutuel. Ce constat indique aussi que la souveraineté que Donaldson et Kymlicka proposent d’attribuer aux habitants du monde sauvage n’apporte aucune protection à une société animale (ou à un animal solitaire) contre l’agression, l’invasion, l’accaparement des ressources nécessaires à la vie, par d’autres animaux sauvages, qu’ils soient de la même espèce ou d’une espèce différente. Examinons ce point de plus près.

4. Quid des calamités inhérentes à la marche ordinaire de la nature ?

Les animaux sauvages sont confrontés à une quantité de maux dont l’origine n’est pas humaine. Le simple cycle des saisons les expose périodiquement à la faim, au froid, à la sécheresse… Leur vie ou leur bien-être sont anéantis par la maladie, le parasitisme ou la prédation. Il en résulte une forte mortalité à des âges jeunes (bien qu’à des degrés très différents selon les espèces) et, ce qui est probablement pire, des phases longues ou aiguës de privation, de peur, de douleur, de détresse. Les droits politiques des animaux tels que les conçoivent Donaldson et Kymlicka excluent cependant la mise en place de mesures visant à protéger les animaux sauvages contre ces calamités ordinaires. La raison n’en est pas que, s’agissant d’individus en situation dramatique ou exposés à des dangers mortels, les auteurs se sentiraient particulièrement proches de doctrines éthiques « en cercles concentriques » [cf. par exemple Callicott (2010) ou Palmer (2010)], à savoir des approches selon lesquelles nos devoirs positifs d’assistance concernent nos proches, les membres de notre communauté, ou les êtres à qui nous devons réparation, tandis qu’envers les autres nous n’aurions que le devoir négatif de ne pas leur nuire1. La raison n’en est pas non plus que Donaldson et Kymlicka seraient atteint de naturolâtrie au point de ne voir aucun drame dans la nature hormis ceux imputables à l’homme. Commentant la thèse de Jennifer Everett selon laquelle les animaux s’épanouissent quand ils peuvent vivre conformément au genre d’êtres qu’ils sont, et pour qui cela implique de ne pas sauver les proies des prédateurs, car la nature des proies (le genre d’êtres qu’elles sont) a été modelée par l’évolution dans un contexte de prédation, ils notent :

Invoquer l’argument de l’épanouissement contre ce genre d’intervention [contre la prédation] nous rapproche dangereusement d’une sanctification des processus naturels, vus comme intrinsèquement bons ou bienveillants. Le fait que la nature d’un cerf ait été modelée par le processus de prédation ne signifie pas que le cerf s’épanouit en étant dévoré vivant. (Zoopolis, p. 165)

Plus loin, ils écrivent :

Les animaux sauvages ne sont pas dans des conditions de justice les uns envers les autres ; la survie de certains requiert inévitablement la mort d’autres. C’est une caractéristique regrettable de la nature […]. (Zoopolis, p. 182)

Ils poursuivent cependant en ajoutant que ce fait ne saurait justifier des interventions massives destinées à y remédier. Pourquoi donc ? L’argumentation des auteurs contre de telles interventions se présente comme ayant pour point majeur le respect de l’autonomie. Un autre argument vient en appui, celui de la faillibilité.

Respecter l’autonomie des animaux sauvages

Exposé de l’argument

Selon Donaldson et Kymlicka, la raison première pour laquelle il ne faut pas chercher à limiter les dangers auxquels les animaux sauvages sont régulièrement exposés est celle-là même qui conduit à les déclarer souverains : ce sont des êtres qui ont leur propre mode de vie, qui ne manifestent aucun désir de proximité avec les humains, et qui sont compétents pour conduire leur existence. Qu’ils périssent à cause de la famine ou de la prédation n’est pas l’indice de leur incompétence, mais la conséquence des caractéristiques de l’environnement dans lequel ils évoluent. Puisqu’ils ne manifestent aucun désir de contact avec les humains, l’intervention systématique relèverait d’un paternalisme excessif et constituerait une atteinte illégitime à leur autonomie (à la différence des interventions ponctuelles pour apporter un secours face à une menace exceptionnelle, qui au contraire restaurent les conditions d’une existence autonome).

Commentaire

Que penser de ce raisonnement ? Considéré isolément, l’argument du respect de l’autonomie et l’invocation du désir apparent de ne pas avoir affaire aux humains ne semble pas de nature à écarter toute politique destinée à éviter des drames ordinaires.

Pour les membres de certaines espèces, l’absence de rapports avec les humains semble contingente : elle paraît devoir moins à une aversion intrinsèque qu’au hasard des trajectoires individuelles des ancêtres des animaux actuels. Les chèvres, moutons, poules, chiens, pigeons, lapins… domestiques qui se montrent confiants en compagnie d’humains ne sont pas très différents de leurs congénères sauvages.

Il est par ailleurs surprenant que les auteurs de Zoopolis n’aient pas songé qu’il pouvait être incorrect de raisonner comme si les préférences des animaux sauvages étaient immuables. Dans d’autres écrits, Kymlicka fait sienne la conception de Rawls selon laquelle les personnes, dans une théorie libérale de la justice, doivent être envisagées comme des individus capables de réviser leur conception du bien, et pouvant le faire si elles le désirent (Rawls, 2003, p. 43). Cette idée apparaît à plusieurs reprises dans La société multiculturelle, par exemple dans ce passage :

Mener une vie bonne suppose donc deux conditions. La première réside dans le fait que nous puissions conduire nos vies de l’intérieur, conformément à ce qui selon nous, donne à une vie sa valeur. […] La seconde condition réside dans la possibilité qui nous est laissée de remettre en question ces croyances. […] Il est important de souligner qu’une société libérale manifeste le même attachement à ces deux conditions. Il est trop facile de réduire la liberté individuelle à la liberté de poursuivre sa propre conception du bien. (Kymlicka, 2001, p. 121-122).

Il est vrai que dans cet ouvrage, il est question d’êtres humains, et que les moyens évoqués pour permettre l’éventuelle révision de sa conception du bien sont l’éducation et la liberté d’expression et d’association. Cependant, rien ne laisse supposer que Donaldson et Kymlicka puissent penser qu’à la différence des humains, les animaux dans leur ensemble soient incapables de changer d’avis. Ils pourraient le faire notamment sur la base de l’expérience s’ils pouvaient tester des conditions de vie différentes de celles dans lesquelles ils se trouvent actuellement (test qui n’exige pas dans tous les cas le recours à la contrainte).

On pourrait encore objecter que ne pas désirer le contact avec les humains n’est pas assimilable à un refus d’artefacts humains, qui sont l’une des formes que peut revêtir l’intervention dans la vie sauvage. En période de sécheresse, les animaux aspirent à étancher leur soif. Ils veulent trouver des points d’eau, peu leur importe qu’ils soient naturels ou artificiels. Utiliser un système d’adduction ou de retenue d’eau construit par des humains n’implique pas une rencontre physique avec eux. Le point d’eau, de quelque nature qu’il soit, est la condition nécessaire pour que des animaux sauvages puissent continuer à vivre à leur façon, et aussi la condition pour qu’ils puissent continuer à vivre tout court.

L’argument de la faillibilité

Cet argument est présent de longue date chez ceux qui défendent une éthique non spéciste tout en étant défavorables à des interventions correctrices destinées à réduire la mortalité ou la souffrance dans le monde sauvage. On le comprend aisément : sans lui, le refus de telles interventions entrerait en contradiction avec le principe d’égale considération des intérêts ou droits des êtres sentients, quelle que soit leur espèce.

L’idée est que nous comprenons mal le fonctionnement des écosystèmes, de sorte que les interventions risquent fort de faire plus de mal que de bien. Il est à craindre qu’une action destinée à limiter telle cause de souffrance ne fasse que déplacer le problème en générant de la souffrance ailleurs, voire ait des conséquences néfastes sur des êtres bien plus nombreux que ceux dont on tentait d’améliorer le sort au départ, parce qu’on ne maîtrise pas la chaîne d’interdépendances qui lie les événements entre eux.

Quelle place occupe l’argument de la faillibilité dans la position défendue par Donaldson et Kymlicka ? Il apparaît une première fois dans un passage de Zoopolis (p. 163) où ils font une brève revue de la littérature sur les arguments avancés pour s’opposer aux interventions dans la vie sauvage, avant de présenter leur propre thèse centrée sur l’autonomie. On a à ce moment-là l’impression que le principe de préservation de l’autonomie offre à leurs yeux une raison plus solide de refuser une institutionnalisation de l’assistance aux animaux sauvages que les arguments avancés par d’autres auteurs avant eux. Mais dans la suite de leur propos, on trouve fréquemment l’argument de la faillibilité combiné à celui de l’autonomie, de sorte qu’on doit probablement considérer que la crainte de voir les interventions faire plus de mal que de bien joue également un rôle conséquent dans la position qu’ils défendent.

Par ailleurs, les auteurs ont conscience qu’une prise de position des tenants des droits des animaux en faveur d’interventions correctrices dans la vie sauvage serait très mal perçue par la mouvance écologiste (cf. Zoopolis, p. 11). Ce constat n’est pas au fondement de leur propre réflexion sur le sujet, mais il ne peut que les conforter dans la conviction qu’il ne faut pas avancer de telles propositions si l’on veut voir progresser la cause animale.

Le zoo généralisé n’est ni possible ni souhaitable

Mieux que des arguments exprimés sous forme abstraite (autonomie, faillibilité), une image aide à comprendre l’aversion des auteurs pour des interventions massives dans la vie sauvage : celle qui leur vient à l’esprit quand ils imaginent un monde où l’on chercherait à mettre les animaux à l’abri des maux qui les accablent. Déjà présente dans Zoopolis, cette image revient dans la réponse qu’ils apportent aux objections exprimées par Cochrane (2013) et Horta (2013). Le premier leur reproche notamment de ne pas faire du droit à des soins médicaux un droit universel plutôt qu’un droit réservé aux animaux domestiques, le second de fixer une limite beaucoup trop étroite aux interventions dans la vie sauvage au regard de l’immensité des souffrances qu’endurent les animaux. Mais l’alternative telle que la voient Donaldson et Kymlicka est celle du zoo généralisé : le prédateur dans une cage, la proie potentielle dans une autre, tandis que des humains prodigueraient soins médicaux et nourriture à chacun. Un scénario irréalisable à l’échelle du monde sauvage tout entier, et que les auteurs estiment de surcroît non souhaitable : il compte pour rien l’intérêt des animaux à être les auteurs de leur propre vie en les plaçant dans un univers qui restreint dramatiquement leurs possibilités de faire des choix. C’est ce qui les conduit à la conclusion suivante :

[…] on ne devrait pas considérer la prédation entre animaux sauvages (qui ne sont pas dans des conditions de justice les uns envers les autres en ce qui concerne leur épanouissement respectif) comme le genre de tragédie auquel nous devrions chercher à remédier, mais comme le genre de tragédie que nous devrions accepter comme un paramètre de leur existence dans le futur prévisible […]. Toute approche qui cherche à extraire les animaux sauvages des relations de prédation et des cycles alimentaires n’est pas une théorie de la justice pour les animaux sauvages tels qu’ils sont, ou tels qu’il est plausible qu’ils deviennent. (Donaldson et Kymlicka, 2013b, p. 159)

5. Souveraineté et politiques interventionnistes : un commentaire

Le malheur inhérent aux processus naturels est sans doute le défi le plus formidable auquel est confrontée l’éthique animale. À l’intérieur des sociétés humaines, on se pose rarement la question de savoir s’il faudrait laisser faire la nature quand la non-intervention impliquerait de subir de plein fouet des fléaux ruinant nos vies. On s’active au contraire du mieux qu’on peut pour s’en défendre. De ce fait, les cas d’humains victimes de la prédation d’autres animaux sont devenus anecdotiques ; les moyens mis en œuvre pour rendre plus sûr l’approvisionnement en eau et nourriture, lutter contre la maladie, disposer de logements qui protègent des intempéries, etc. ont permis une augmentation spectaculaire de l’espérance de vie. Il est en outre admis que c’est un bien d’aider les ressortissants d’autres sociétés humaines que la nôtre à se défendre contre la pénurie, la maladie, ou les catastrophes naturelles.

Sur la question de savoir s’il est envisageable et souhaitable d’apporter une assistance du même type aux ressortissants non humains d’autres sociétés que la nôtre (les animaux sauvages), on trouve des avis partagés dans la littérature sur l’éthique animale. Une majorité d’auteurs estiment qu’on ne doit pas le faire, certains parce qu’ils limitent les devoirs de justice envers les animaux à la réparation des dommages causés par les humains, d’autres parce qu’ils ont à l’esprit la complexité des interdépendances dans les écosystèmes, et qu’ils jugent dangereux d’encourager des interventions qui risquent de faire plus de mal que de bien. Sans compter qu’on se trouve fort démuni face à la prédation : structurellement, la vie des uns repose sur la mise à mort des autres. On trouve cependant aussi des auteurs qui défendent l’idée qu’il faudrait « progressivement remplacer le naturel par le juste2 ». Pour eux, il est éthiquement indéfendable d’abandonner des êtres sentients aux épreuves atroces qu’ils connaissent au motif que « ce qui leur arrive n’est pas de ma faute ». De plus, poser à la légère que « on n’y peut rien », ou que « si on tente quelque chose, ce sera pire » est le meilleur moyen de passer à côté des solutions qu’on pourrait apporter quand elles existent.

Dans ce débat, Donaldson et Kymlicka sont clairement du côté de la sensibilité majoritaire, bien qu’ils ne soient pas au pôle extrême de la position anti-interventionniste. Deux questions se posent alors :

  • l’une plutôt théorique : leur argumentation est-elle suffisamment solide pour étayer leur position ?
  • l’autre plus pratique : quand on regarde les formes d’assistance aux animaux sauvages envisageables dans un futur proche, la forme nuancée d’anti-interventionnisme de Donaldson et Kymlicka est-elle totalement aux antipodes de ce qui résulterait d’optiques plus interventionnistes ?

J’aurais tendance à répondre par la négative dans les deux cas.

En théorie…

J’ai dit plus haut pourquoi l’argument de l’autonomie ne me paraissait pas décisif pour écarter certaines formes d’assistance aux animaux sauvages confrontés à des maux « ordinaires ». Reste le problème de la faillibilité. Il hante les discussions sur les interventions dans la vie sauvage mais concerne en réalité bien d’autres domaines, puisqu’il s’agit de la difficulté d’évaluer les conséquences multiples, lointaines et indirectes d’une action. Or, le sujet reçoit bien peu d’attention dès lors qu’il s’agit de limiter la souffrance ou d’épargner des vies à l’intérieur des sociétés humaines, ou de limiter les dommages causés par celles-ci aux animaux sauvages. Le raisonnement s’arrête alors souvent à la considération de l’effet direct sur les bénéficiaires immédiats d’un changement qu’on préconise, ou à la déclinaison d’un nombre restreint d’effets induits. Nous demandons-nous si « vaincre la tuberculose » est un bien en cherchant à prévoir les effets démographiques de la disparition d’une cause de mortalité ? Cherchons-nous à savoir si les ressources seront suffisantes pour répondre aux besoins d’une population éventuellement accrue ou si un effet lointain risque d’être une augmentation de la misère ? Nous interrogeons-nous sur les effets complexes du possible changement démographique sur les écosystèmes affectés par les humains, et sur les éventuelles conséquences négatives sur les animaux et les générations futures ? Ou bien nous engageons-nous sur cette voie uniquement en pensant au soulagement que ce sera pour les malades d’échapper à une mort précoce ?

De même, la vaccination des renards sauvages contre la rage est jugée positivement au regard d’un seul effet : elle limite les risques de transmission de la maladie aux humains et animaux domestiques. Mais si l’on envisage de protéger une population d’animaux sauvages contre une maladie mortelle pour son propre bien, il nous vient bien vite à l’esprit la cascade des effets en chaîne non maîtrisés qui risquent d’être pire que le mal qu’on cherche à combattre. Si les animaux en question sont herbivores, on pense qu’ils vont se multiplier (on les empêche de mourir « comme d’habitude »), et finir par succomber à la faim après avoir ravagé la végétation et nui aux autres espèces animales qui en dépendent. Si ce sont des carnivores, on songe que devenus plus nombreux, ils vont déchiqueter beaucoup plus de proies qui se seraient bien passées de périr ainsi, et finir par manquer de ressources eux aussi.

Certes, de manière « pifométrique », on peut entrevoir des raisons d’estimer que l’argument de la faillibilité pèse à certains égards plus lourd quand on intervient sur des mondes étrangers qu’à l’intérieur de notre propre société (dans le second cas, on en sait davantage sur les bénéficiaires de l’action, il est plus facile d’interagir avec des individus qui se laissent approcher et nous font confiance, plus facile d’assurer le suivi et d’observer les résultats, parfois plus aisé de redresser la barre face à des effets imprévus…). Mais je ne pense pas que cela suffise à justifier l’extrême asymétrie dans le degré d’attention porté aux effets indirects selon qu’on joue à domicile ou à l’extérieur, ni pour postuler que toute intervention dans la vie sauvage dans l’intérêt de ses ressortissants se paie par des effets induits négatifs dépassant les effets directs bénéfiques.

En résumé, il me semble que les arguments de l’autonomie et de la faillibilité ont une certaine portée, mais ne sont pas assez puissants pour donner une base intellectuelle solide à la thèse selon laquelle il ne faudrait en aucun cas adopter des politiques visant à protéger des animaux sauvages de maux naturels ordinaires.

En pratique…

Le cadre proposé par les auteurs de Zoopolis est suffisamment souple pour pouvoir laisser place à des interventions plus larges que celles qu’eux-mêmes préconisent. Il n’est donc pas forcément incompatible avec les convictions des personnes désireuses de voir porter plus d’attention aux moyens de remédier à la souffrance inhérente à la marche ordinaire de la nature.

Donaldson et Kymlicka ne sont pas opposés à des actions individuelles d’assistance à des animaux sauvages en détresse, sous réserve d’en peser soigneusement les effets nocifs potentiels :

Le fait qu’on ne puisse pas changer les processus naturels de prédation et de cycles alimentaires, et donc changer le sort des animaux à grande échelle, ne signifie pas qu’il soit insignifiant ou incohérent de secourir quelques individus. Pour l’animal qui a été nourri, ou qui a été sauvé de la noyade après que la glace se soit rompue sous ses pas, de tels actes signifient plus que tout. (Zoopolis, p. 186)

Nous avons le devoir d’apporter une assistance positive lorsque cela est compatible avec le respect de la souveraineté (et après avoir soigneusement pesé l’argument […] de la faillibilité). Ces exigences ne sauraient se résumer en une formule simple telle que : « On doit toujours agir pour réduire la souffrance », ou : « On ne doit jamais intervenir dans la nature ». Nous ne devons pas obéissance à une sorte de loi sacrée de la nature. Nous avons des devoirs de justice envers les animaux sauvages. En général, le respect de leur souveraineté implique que nous devons nous montrer très circonspects à propos des interventions dans la nature. Mais le respect de la souveraineté est compatible avec beaucoup d’actes individuels d’assistance, limités dans le temps ou menés à petite échelle, qui ne minent pas la capacité des communautés d’animaux sauvages à s’épanouir en tant que communautés indépendantes et autorégulées. Lorsque nous pouvons venir en aide aux animaux sans usurper leur autonomie ou causer des maux plus grands, nous devons nous laisser émouvoir par la situation critique des individus qui souffrent (Zoopolis, p. 187).

Pour Donaldson et Kymlicka, les considérations précédentes ne s’appliquent qu’à des actions entreprises à titre individuel : ils ne proposent pas de les inscrire dans l’architecture politique et de désigner des instances ayant vocation à les mener à bien. Des personnes plus tentées par l’optique interventionniste pourraient au contraire préconiser de les institutionnaliser, sous la même réserve d’évaluation préalable du risque de causer des maux plus grands, et cela sans nécessairement sortir du schéma de la souveraineté. Celui-ci laisse en effet une grande latitude d’interprétation quant au type d’assistance compatible avec l’autodétermination. Après tout, entre peuples humains, on considère rarement que l’aide étrangère, même si elle se manifeste par des transferts récurrents de ressources alimentaires ou médicales en faveur des plus démunis, ou par la prise en charge de constructions d’infrastructures, constitue une atteinte à la souveraineté des bénéficiaires. L’obstacle est plutôt dans la difficulté à trouver des États disposés à transférer des ressources à la hauteur des besoins.

S’agissant des animaux sauvages, si les partisans de l’intervention envisagent que des membres d’une seule espèce (les humains) fournissent des biens de consommation, des services médicaux ou de contraception, ou des équipements, susceptibles d’améliorer le sort de ressortissants de toutes les autres, il fait peu de doute que l’action menée restera à très petite échelle au regard du nombre de bénéficiaires potentiels.

Il semble que l’on puisse conclure ceci des considérations précédentes : en l’état actuel des connaissances, et celui envisageable dans les décennies à venir, il est possible que l’écart entre Donaldson et Kymlicka d’une part, et les auteurs désireux de voir accorder une place plus centrale à la lutte contre les maux naturels de l’autre, soit en pratique assez mince. Si l’on expérimentait quelques formes accessibles d’assistance à des animaux sauvages au moyen de politiques publiques, en évaluant au mieux leurs impacts positifs ou négatifs, peut-être Donaldson et Kymlicka réviseraient-ils leur position consistant à réserver de telles interventions à la sphère privée. Inversement, que l’on valorise beaucoup ou peu l’autonomie comme critère d’une vie bonne, ou que l’on estime les animaux sauvages compétents ou incompétents pour mener leur existence, il est probable que l’immense majorité d’entre eux continueront de fait à se débrouiller par leurs propres moyens.

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Notes

  1. Pour Donaldson et Kymlicka, nous avons le devoir de secourir les humains dans une profonde détresse ou en danger de mort, même s’ils sont dans cette situation du fait de causes naturelles (et non parce que des agents moraux ont commis une injustice envers eux), et même s’ils nous sont étrangers. Or, les doctrines des « cercles concentriques » ne parviennent pas à prôner la non-intervention pour les animaux sauvages sans remettre en cause nos devoirs d’intervention en faveur des étrangers humains, ou recourent à des hypothèses ad hoc pour distinguer les deux cas.
  2. Expression empruntée à Martha Nussbaum, Frontiers of Justice - Disability, Nationality, Species Membership, Harvard University Press, 2006, p. 400.