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Cahiers antispécistes n°37 - [Livre] - Quels droits politiques pour les animaux ? - Introduction à Zoopolis

Chapitre 2 – Les animaux citoyens

Donaldson et Kymlicka proposent d’évoluer vers des sociétés où les animaux domestiques seraient citoyens, c’est-à-dire membres à part entière d’une communauté politique, sur un pied d’égalité avec ses autres membres. Ceci implique un rejet franc de doctrines « du contrat » qui, tout en condamnant des formes extrêmes de maltraitance (en particulier l’élevage industriel), légitiment le fait que les humains disposent de la vie des animaux pour leur propre convenance au nom d’une transaction dont les termes seraient : « Je te nourris et je te loge, et en échange, j’ai le droit de te tuer et de te manger (ou de te tuer et de prendre ta peau, ou de te soumettre à des expériences nocives et souvent mortelles dont je trouve les résultats utiles ou instructifs, etc.). » De la même façon, cela exclut d’autres positions conduisant (sans référence aux théories du contrat) aux mêmes conclusions en pratique, et dont il existe diverses variantes. Dans le cas français, on peut penser notamment à celle défendue par Jocelyne Porcher (cf., entre autres, Porcher, 2007), chez qui le discours emprunte largement aux expressions et valeurs agréables aux personnes qui partagent la culture politique de gauche et ce qu’elle doit aux luttes menées par le monde du travail, dans une transposition osée : c’est ainsi que les éleveurs (non industriels) et les bêtes qu’ils font naître pour les conduire à l’abattoir deviennent sous sa plume des modèles de lien social et affectif, et sont décrits comme des « partenaires de travail » unis dans la solidarité des opprimés qu’écrasent les puissances de l’argent et de la grande industrie.

Toutefois, le rejet de cette famille de conceptions ne s’appuie pas sur les droits spécifiques que Donaldson et Kymlicka proposent d’attribuer aux animaux domestiques : il découle de leur adhésion à des droits universels négatifs qui valent aussi bien pour les animaux qui vivent avec les humains que pour les animaux sauvages. En revanche, leur réflexion sur les animaux domestiques est bien ce qui les conduit à se démarquer d’autres partisans des mêmes droits universels : ceux qui s’auto-qualifient d’ « abolitionnistes » à la suite de Gary Francione, et pour qui la libération animale implique la disparition des animaux domestiques. Commençons par examiner ce point avant d’explorer plus avant ce qu’est la citoyenneté et ce qu’elle impliquerait en pratique pour les animaux concernés.

1. Abolir l’exploitation n’est pas mettre fin à la vie commune

Les humains et d’autres animaux forment depuis des millénaires des communautés mixtes. Il est vrai que les premiers ont pris le contrôle de l’existence des seconds, et exercent le plus souvent ce pouvoir à leur détriment. Il y a cependant des animaux compagnons qui mènent une bonne vie. C’est le cas aussi d’animaux d’élevage recueillis dans des refuges créés par des associations. Pour les auteurs de Zoopolis, il est pour le moins prématuré d’affirmer que, dans un souci de justice, la seule ou la meilleure issue pour les animaux domestiques soit de les vouer tous à l’extinction.

Amener par bateau des esclaves en Amérique fut certainement une injustice, mais le remède n’est pas de chercher à provoquer l’extinction des Afro-Américains, ni de les renvoyer en Afrique. […] au contraire, cela ne ferait qu’ajouter à l’injustice en leur déniant le droit d’appartenir à la communauté américaine, et le droit de fonder une famille et de se reproduire. De même, il n’y a pas de raison de supposer que le remède aux injustices passées de la domestication soit de provoquer l’extinction des espèces domestiques. […] Le remède est plutôt de les inclure en tant que membres et citoyens de la communauté. (Zoopolis, p. 79-80)

Rompre avec la vision « passive » des animaux

Pour pouvoir penser l’inclusion des animaux dans la communauté, il faut se dépouiller d’une vision misérabiliste des animaux domestiques, qui leur reconnaît certes la qualité d’êtres souffrants mais en fait des incapables chroniques : dénaturés par la domestication, devenus irrémédiablement dépendants, ils seraient condamnés pour toujours à être à la merci de la tyrannie humaine si on les laissait se reproduire.

Il est incontestable que la sélection opérée sur les animaux domestiques a favorisé chez nombre d’entre eux des caractères qui leurs sont gravement préjudiciables. Que l’on songe par exemple aux poulets à croissance rapide dont la masse musculaire est disproportionnée par rapport à ce que peuvent supporter leur squelette et leur appareil respiratoire, ou aux dindes dont le corps a été tellement déformé pour développer la partie pectorale qu’elles ne parviennent plus à s’accoupler naturellement. De façon générale, beaucoup d’individus issus des souches créées par la zootechnie sont des êtres dont la santé, le bien-être, et diverses aptitudes ont été dégradés par rapport à ce qu’ils étaient chez leurs ancêtres.

Il est indéniable également que si des animaux domestiques continuent à vivre parmi les humains après que des relations plus justes aient été établies, il devra en naître beaucoup moins qu’actuellement, puisqu’ils cesseraient d’être tués au bout de quelques jours ou mois d’existence, et ne seraient pas confinés leur vie durant dans des espaces surpeuplés.

L’immensité des torts causés aux animaux domestiques jusqu’à nos jours est une réalité. Mais elle ne suffit pas à rendre inconcevable l’avènement de sociétés multi-espèces équitables. Le problème est qu’à trop voir les animaux comme des réceptacles passifs de la souffrance qu’on leur inflige (la grille de lecture victime/bourreau), on oublie qu’ils sont capables d’agentivité, pour peu qu’ils soient dans un contexte où ils peuvent prendre des initiatives et obtenir qu’elles soient suivies d’effet. D’ailleurs, certaines des hypothèses avancées pour tenter de reconstituer l’histoire de la domestication en font des acteurs de celle-ci. Les ancêtres d’espèces aujourd’hui domestiques seraient des animaux qui se sont approchés des campements humains pour profiter de restes de nourriture, ou des animaux attirés par le fait que certains de leurs prédateurs n’aimaient pas s’aventurer près des campements, ou, plus tard, des animaux désireux de puiser dans les stocks accumulés par les premiers agriculteurs. Il s’agirait donc d’individus qui, au minimum, n’éprouvaient pas une forte crainte ou aversion pour les humains et qui étaient peut-être disposés à développer avec eux des relations plus étroites. Quoi qu’il en soit, les animaux qui ont été domestiqués appartiennent à des espèces sociales. Nous savons qu’ils sont capables de communiquer avec les humains, et d’avoir des relations confiantes avec eux. Ils peuvent aussi communiquer et interagir avec des animaux domestiques d’autres espèces que la leur.

Une magnifique étude d’Alger et Alger1 explore les liens d’amitié entre chiens et chats vivant dans un même foyer. Les amis chien et chat s’assoient côte à côte ou dorment souvent lovés l’un contre l’autre ; ils se saluent et se touchent fréquemment. Ils aiment se promener ensemble et se protègent mutuellement face à une menace extérieure. Par-dessus tout, ils aiment jouer ensemble. Les chiens et les chats ont des comportements spécifiques quand ils jouent avec des congénères. Pour franchir la barrière d’espèce, ils doivent communiquer correctement et interpréter les ouvertures et attitudes de jeu de l’autre. Par exemple, les chats peuvent vite apprendre qu’un chien qui abaisse l’avant du corps en gardant le postérieur relevé les invite à jouer, même si eux-mêmes n’adoptent pas cette position. De même, les chiens comprennent que les chats les invitent à jouer quand ils font un rapide passage en courant ou s’étalent sur le sol les quatre pattes tendues. Les chiens et les chats qui vivent ensemble ne comprennent pas tout des attitudes de l’autre, mais ils négocient un répertoire pour communiquer entre eux. (Zoopolis, p. 119)

Certains des caractères acquis par les animaux domestiques du fait de la sélection opérée sur eux améliorent leur capacité à s’adapter à leur environnement physique et social. C’est une raison supplémentaire de se montrer suspicieux envers l’usage du mot « dénaturation » et la charge péjorative qu’il porte. Ainsi, le fait de favoriser la reproduction des animaux sur des critères tels que leur faible agressivité ou la facilité avec laquelle ils se laissent apprivoiser a simultanément conduit à sélectionner d’autres caractères également présents chez les jeunes, et qui ordinairement s’estompent chez les adultes. La sélection a favorisé la néoténie. Or, la persistance à l’âge adulte de traits juvéniles tels que la facilité à apprendre ou l’envie d’explorer sont des atouts pour les individus qui les possèdent. De même, la disposition à nouer des liens et l’agressivité réduite sont des traits précieux pour la vie en société.

Penser le propre des sociétés multi-espèces

Les humains et les animaux domestiques vivent dans des sociétés formées d’individus appartenant à plusieurs espèces. Ceci amène Donaldson et Kymlicka à un commentaire (partiellement) critique de l’approche de Martha Nussbaum. Celle-ci a développé à la suite d’Amartya Sen, l’approche par les « capabilités ». Dans son application de celle-ci à la question de la justice envers les animaux, Nussbaum a le tort selon eux de prendre pour norme ce qui permet l’épanouissement d’un individu quand il vit dans un groupe formé uniquement de congénères. Une telle norme d’espèce ne permet pas de rendre compte du fait que les potentialités dont il importe de favoriser la réalisation sont autres pour les habitants des communautés mixtes. Pour ces derniers, savoir nouer des relations et se comporter de façon adéquate avec des individus d’autres espèces accroît grandement les chances de mener une vie heureuse et de saisir des opportunités qui se présentent. Les connaissances qu’il est utile d’acquérir sont également partiellement différentes. Pour un animal domestique, il est bon par exemple de savoir actionner une porte, utiliser un distributeur de nourriture, ou de comprendre quels sont les passages qu’un piéton peut emprunter en sécurité en ville.

À certains égards, les communautés mixtes accroissent les chances des individus d’avoir une forme de vie conforme à leurs inclinations personnelles, qui ne vont pas toujours en priorité vers leurs congénères. Donaldson et Kymlicka écrivent ainsi, à propos des humains :

Notre conception de l’épanouissement humain ne doit pas poser que les relations les plus importantes doivent être celles nouées avec d’autres humains, et non avec des membres d’autres espèces. Pour beaucoup d’êtres humains, ce n’est tout simplement pas le cas, et on voit mal pourquoi cela devrait être interprété comme un échec à réaliser une norme d’espèce, plutôt que simplement comme un penchant ou choix individuel. […] Pourquoi des concepts tels que la communauté, la socialité, l’amitié et l’amour devraient-ils être limités au cercle de l’espèce ? (Zoopolis, p. 97-98)

L’affection qui unit certains êtres humains et animaux domestiques est aussi la raison qui conduit Donaldson et Kymlicka à juger stratégiquement désastreuse l’affirmation « abolitionniste » selon laquelle la justice exigerait que l’on cesse de vivre avec des animaux. Elle dessine une perspective rebutante pour les personnes qui aiment profondément les animaux de leur foyer, alors que cette expérience pourrait les porter plus que d’autres à s’engager dans la lutte politique pour les droits des animaux.

2. Citoyenneté et communauté

En proposant la citoyenneté animale, les auteurs de Zoopolis font œuvre novatrice. Une foule d’auteurs et militants des droits des animaux ont plaidé pour que les animaux cessent d’être des biens au regard du droit et entrent dans la catégorie des personnes. Mais le mieux qu’aient imaginé la plupart d’entre eux est de donner à ceux qui vivent parmi les humains le statut de personnes sous tutelle, en déléguant le soin de leurs intérêts à des gardiens chargés d’agir pour leur bien. Pour Donaldson et Kymlicka, cette optique, pèche par son paternalisme excessif. Elle n’incite pas suffisamment à l’écoute et la prise en compte des choix que les animaux sont en mesure d’exprimer. Elle conduit à les placer dans la position de population marginale protégée, plutôt que dans celle de membres de la société à part entière. S’inspirant des avancées obtenues par les militants engagés en faveur des handicapés mentaux, les auteurs rappellent le slogan résumant ce qu’ils exigent au nom de ces derniers : « Nothing about us without us » (Que rien à propos de nous ne se fasse sans nous).

Si l’on a du mal à penser la citoyenneté animale, c’est à la fois par sous-estimation de la capacité d’agentivité des animaux, et en raison d’une vision trop restreinte de ce qu’est la citoyenneté. À ce propos, l’image qui vient en premier à l’esprit de beaucoup d’entre nous est celle de l’électeur se dirigeant vers un bureau de vote après s’être plus ou moins informé sur les options en présence par des canaux de communication verbale. Or, cette image ne renvoie qu’à l’une des dimensions de la citoyenneté, et ne considère en outre celle-ci que dans l’une des modalités qu’elle peut prendre.

Qu’est-ce que la citoyenneté ?

Kymlicka et Donaldson retiennent trois dimensions de ce concept, la troisième n’étant présente que dans les sociétés démocratiques :

  1. Les citoyens jouissent de la nationalité. Ils ont le droit de résider sur le territoire de leur pays et d’y retourner s’ils l’ont quitté. Ce droit est permanent.
  2. Selon une conception issue de la révolution française, les citoyens sont collectivement détenteurs de la souveraineté. Ils sont le peuple au nom de qui les institutions politiques gouvernent et légifèrent. (Aux XXe et XXIe siècles, la référence au peuple comme source de la légitimité de l’État, ou la description de l’État comme expression des intérêts et de la volonté du peuple, sont devenus monnaie courante, y compris dans des régimes où le peuple n’est ni consulté ni réellement pris en compte.)
  3. Les citoyens sont individuellement des agents politiques. Ils ont le droit de participer au processus qui conduit à l’élaboration des lois. Plus largement, l’agentivité politique signifie que les citoyens sont les cocréateurs reconnus de la communauté à laquelle ils appartiennent. Collectivement, ils modèlent le devenir de la société, sa culture, ses institutions.

Le premier critère peut évidemment être étendu aux membres non humains de la communauté. On conçoit sans peine que cela vaut également pour le second : les changements dans l’organisation de la société réalisés par les institutions peuvent être pensés en prenant en compte le peuple tout entier, sans qu’il soit requis de chacun de ses membres d’avoir la capacité de participer à la vie politique.

Doit-on s’arrêter là concernant les animaux domestiques, et admettre qu’ils peuvent être bénéficiaires mais pas acteurs des décisions politiques ? Donaldson et Kymlicka ne sont pas de cet avis. Les aptitudes requises pour pouvoir (dans un contexte approprié) être à la fois membre et acteur de la communauté politique sont (1) d’avoir un bien subjectif, (2) d’être capable de le communiquer, et (3) de pouvoir intégrer des normes de la vie en société et prendre part à des formes de coopération sociale. Les animaux domestiques ont ces trois familles d’aptitudes. Comment se fait-il alors qu’on les croie incapables d’agentivité politique ? Une raison en est qu’on tend à ne retenir que les expressions hautement intellectuelles, rationalistes et verbales de ces facultés, alors qu’elles peuvent se manifester sous d’autres formes. Tout un pan de la philosophie politique véhicule une certaine vision des étapes conduisant au « contrat social ». D’abord, les individus engagent un débat rationnel sur ce que devraient être les termes de la coopération. Ils parviennent à un accord sur ce que doivent être les principes de justice régissant la société. Puis, ils appliquent ces principes et le font en en comprenant les raisons. Plus généralement, ils se soumettent aux normes sociales en ayant à l’esprit les arguments qui justifient le fait de s’y plier.

Le poids des approches qui associent la citoyenneté à un processus de délibération abstraite et verbale se retrouve dans la conception de la participation politique en démocratie : le citoyen est une personne informée qui s’exprime en votant lors des consultations électorales.

Consulter les intéressés plutôt que décider à leur place

Le modèle précédent ne vaut évidemment pas pour les jeunes enfants, les humains atteints de handicaps mentaux sévères, ou les animaux non humains. En vérité, il ne correspond pas non plus, notent les auteurs de Zoopolis, à la façon dont fonctionnent la plupart du temps les humains adultes ordinaires, même s’ils possèdent (à des degrés divers) une capacité de raisonnement abstraite et verbale, et l’exercent effectivement en certaines circonstances. La société est viable parce que les gens s’abstiennent souvent d’agresser ou de dépouiller les autres, et leur viennent parfois en aide. Mais ils n’y parviendraient pas s’ils s’arrêtaient pour réfléchir à ce qu’il est juste de faire avant la moindre action. Le plus souvent, ils se conforment à des normes qu’ils ont intériorisées ; ils les respectent automatiquement, par habitude, ou bien sous l’impulsion d’émotions telles que la compassion, l’amour ou la peur.

Pour faire valoir que le modèle de participation traditionnellement évoqué n’est pas le seul concevable, Donaldson et Kymlycka s’inspirent des thèses avancées par des auteurs qui travaillent sur les handicapés mentaux profonds. Ainsi Francis et Silvers2 soutiennent qu’il existe une alternative qu’ils nomment « modèle de la confiance ». Dans celui-ci, les sujets commencent par développer des relations de confiance avec des individus particuliers, à travers des interactions concrètes, sans qu’il soit besoin de formuler des principes et de s’engager à les appliquer. Dans ces interactions, les « collaborateurs » apprennent à interpréter toute sorte de signaux non verbaux (postures, gestes, vocalisations…) ; ils cherchent les dispositifs permettant aux sujets de manifester leur volonté. (Un autre auteur – John Vorhaus – cite l’exemple d’une fillette qui est incapable de répondre à la question « qu’aimerais-tu faire aujourd’hui ? », mais qui sait exprimer ses préférences si on lui montre des images représentant diverses activités.) À travers ce modèle « d’agentivité assistée », la capacité des sujets à communiquer leur bien subjectif et à être compris se développe, de même que leur capacité à interagir ou coopérer avec d’autres. Le cercle des individus avec qui ils sont en relation directe, et leur simple présence physique dans l’espace public, sont des vecteurs qui leur confèrent une certaine influence au-delà du noyau des proches.

Donaldson et Kymlicka parcourent ensuite des travaux montrant comment l’observation et les relations nouées avec des animaux domestiques (chiens, chats mais aussi animaux « de ferme ») permettent d’élargir le répertoire de la communication intelligible de part et d’autre. Ils rappellent que l’on trouve chez des animaux sociaux des comportements de réciprocité, d’altruisme, un sens de l’équité, une aptitude à s’autocontrôler et à adapter son comportement au contexte et aux partenaires, le respect de normes sociales, des expressions de désapprobation et manifestations de résistance, et des façons de négocier et d’accepter des compromis, comme dans ce récit de Barbara Smuts à propos de sa chienne Safi (quand elles rentrent de promenade) : « Je la conduis à la salle de bain et lui suggère de grimper dans la baignoire. Le plus souvent, avec réticence, elle accepte. Mais parfois, elle choisit de ne pas le faire. Dans ce cas, elle se dirige d’elle même vers la cuisine et y reste jusqu’à ce que la boue ait suffisamment séché pour que je puisse la brosser. » (Smuts3, citée dans Zoopolis, p. 120).

Pour que ce processus fonctionne, le point capital est d’avoir conscience que les animaux cherchent à communiquer, qu’ils ont des individualités, qu’ils sont capables d’agentivité et qu’ils le prouvent à condition d’être en position de pouvoir choisir les comportements conformes à leurs compétences et préférences. Si au contraire on les aborde en position d’experts dotés d’un savoir tout fait sur leurs besoins et aspirations, en les voyant comme des représentants génériques de leur espèce, on étouffe leur voix et on les réduit, au mieux, à l’état de bénéficiaires passifs d’une tutelle bien intentionnée.

Représentation politique

Il ne suffit pas que les animaux puissent mieux s’exprimer et être écoutés dans leur vie quotidienne. Le plein accès à la citoyenneté suppose qu’il existe des connexions entre les animaux domestiques et leurs collaborateurs d’une part, et la sphère politique de l’autre. Cela suppose une réforme des institutions afin que les animaux disposent de représentants (humains) non seulement dans le processus législatif mais aussi dans les collectivités locales et auprès des différents services publics (police, service d’urgence, etc.). Donaldson et Kymlicka ne cherchent pas à préciser les contours de la réforme souhaitable en explorant quels pourraient être les modes de désignation des représentants des animaux et les textes définissant et encadrant l’exercice de leur mission. Avant d’en arriver là, il faudra travailler à clarifier les buts du nouveau système de représentation en s’appuyant sur une réflexion sur la citoyenneté.

Questionner l’opposition entre dépendance et autonomie

La réflexion ébauchée dans Zoopolis a pour vertu, soulignent les auteurs, d’éclairer ce que signifie la citoyenneté pour tous, et non pas spécifiquement pour les animaux. Plus généralement, elle conduit à questionner la partition entre agents et patients, individus autonomes et dépendants, sans pour autant nier que les êtres possèdent ou non certaines capacités, ou les possèdent à des degrés divers, et qu’un même individu voit ses capacités varier au cours de son existence. Foncièrement, les individus sont interdépendants, même si certains ont besoin d’une assistance plus forte que d’autres simplement pour rester en vie au jour le jour. La question est de trouver les voies pour que l’interdépendance n’empêche pas l’épanouissement personnel et l’exercice des formes d’autonomie dont chacun est capable.

Nous avons tous besoin de l’aide des autres pour exprimer notre bien subjectif ; nous avons tous besoin du soutien de structures sociales pour participer à des schémas de coopération. Nous sommes tous interdépendants, nous nous appuyons sur les autres pour pouvoir exercer et entretenir nos capacités d’agentivité (variables et contextuelles). […]

Barbara Arneil4 note que puisque nous sommes tous hautement dépendants de structures qui nous permettent de fonctionner de façon indépendante, la dépendance ne devrait pas être considérée comme le contraire de l’autonomie, mais, en un certain sens, comme son précurseur. (Zoopolis, p. 107)

Dans le domaine de la vie politique au sens étroit, on peut probablement traduire cela en un rappel du fait que les bureaux de votes, droits de réunion, d’association, d’expression, etc., ne poussent pas sur les arbres. Les humains adultes standard ne sont associés aux décisions publiques que là où des canaux de ce type ont été mis en place, et non du seul fait des capacités qu’ils possèdent individuellement. De la même façon, l’exercice de l’agentivité politique des animaux domestiques exige la mise en place de dispositifs adaptés aux caractéristiques qui sont les leurs.

La communauté politique est une communauté

Les considérations précédentes s’appliquent manifestement à un espace politique, un État. Mais un tel espace n’est concevable que sur la base d’un ensemble d’individus entretenant des rapports sociaux. Leurs relations ne se limitent pas à celles qui sont inévitables entre habitants d’un même territoire. Ils font des apprentissages et se soumettent à des contraintes qui facilitent la vie commune. Des relations d’assistance et de coopération se nouent au sein de la collectivité. Si les institutions ne créent pas la société à partir de rien, elles contribuent à modeler les rapports entre ses membres. Bien conçues, elles permettent d’aller vers davantage d’équité, de limiter les sources de conflit, d’accroître les libertés et opportunités dont chacun peut jouir sans porter préjudice aux autres.

Dans ce contexte, quels seraient les droits et devoirs des citoyens animaux ? Donaldson et Kymlicka notent qu’en définir le contenu serait contraire à l’idée même que les citoyens sont les cocréateurs de la société. L’avenir que se donneront les sociétés intégrant la citoyenneté animale résultera d’un processus dont les modalités et l’issue ne peuvent être prédites. Les auteurs de Zoopolis évoquent néanmoins quelques domaines où l’on peut deviner les grandes lignes des orientations à prendre, et évoquent des questions qui restent ouvertes. Nous allons en rendre compte à la section suivante, en nous concentrant sur les responsabilités et droits sociaux, les droits proprement politiques ayant été évoqués précédemment.

3. Droits et devoirs des citoyens animaux

Droit et devoir d’être socialisé

Pour s’intégrer au mieux à l’univers dans lequel ils vont vivre, les animaux domestiques ont besoin d’être éduqués/socialisés. Cela implique notamment de se familiariser avec les objets qu’ils pourront utiliser, les types d’environnements où ils auront à se déplacer et les espèces d’individus qu’ils seront amenés à côtoyer. Comme pour les humains, la socialisation doit autant que possible privilégier les méthodes douces et incitatives, et se faire principalement dans l’enfance : les animaux ne sont pas d’éternels mineurs. Pour ceux qui sont capable d’apprentissage en la matière, l’éducation peut réduire ou éliminer les comportements agressifs (éviter que le chien ne persécute le chat, le facteur ou les poules) ; elle peut aussi permettre d’acquérir des habitudes qui facilitent la cohabitation avec des humains (apprendre la propreté par exemple).

Droits à la santé et à la sécurité

Les animaux domestiques ont le droit d’être protégés contre des événements mettant en danger leur santé, leur intégrité physique ou leur vie. Ils doivent avoir accès aux soins médicaux à l’égal des autres citoyens. De même, ils doivent bénéficier de protection et de secours face à des calamités naturelles telles que les incendies ou inondations. Ils doivent être protégés contre les préjudices causés par des humains, à la fois par l’éducation reçue par ces derniers, et par des sanctions pénales effectivement appliquées aux auteurs de crimes contre les bêtes. Enfin, les animaux domestiques doivent être protégés contre la prédation.

Bien que les auteurs ne l’évoquent pas (rappelons que leur ambition n’est pas de dessiner la société future à la place de ceux qui la feront), on peut remarquer que ce dernier point soulève des questions épineuses s’agissant d’animaux domestiques très vulnérables à la prédation : poules, canards, dindes, lapins, hamsters, souris… Pour eux plus que pour d’autres, une faible exposition au risque de prédation peut impliquer de sévères restrictions à la mobilité, ou demander des aménagements lourds pour concilier un accès à l’extérieur dans un espace suffisamment vaste, varié et attractif, et une absence de mortalité par prédation. Cette situation implique probablement qu’il faudra faire des arbitrages entre qualité et espérance de vie, ainsi qu’entre nombre d’animaux qu’on laisse venir au monde et niveau de sécurité assuré à chacun d’eux : on peut imaginer par exemple qu’on entreprendrait facilement la création d’espaces extérieurs à la fois accueillants et hyper-sécurisés nuit et jour pour de rares poules, mais que si elles sont nombreuses, on tendra plutôt à les laisser gambader à leur guise dans les champs pendant la journée, la sécurité se limitant à les faire dormir dans des poulaillers inviolables. Un élément nécessaire sinon suffisant pour effectuer ces arbitrages est une bonne connaissance de ce qui importe beaucoup ou moins aux sujets pour mener une vie satisfaisante.

Les interrogations qui surgissent ici du fait de l’inégalité des individus face au risque de prédation ont une portée plus générale. Il y a d’autres contextes où les actions à entreprendre pour favoriser la qualité de vie peuvent diverger de celles qui favorisent la durée de vie, et d’autres circonstances où accroître le nombres de vies (globalement bonnes) qui sont vécues dégrade l’espérance de vie moyenne ou d’autres paramètres jugés appréciables. Le fait d’être confronté à ces questions lorsqu’il s’agira de faire une place plus juste aux animaux domestiques dans la société pourra s’avérer éclairant pour appréhender des situations qui ne concernent pas spécifiquement les individus les plus menacés par les prédateurs, ni spécifiquement les animaux non humains.

Droit à une alimentation non carnée satisfaisant les besoins nutritionnels

Les animaux domestiques ont droit à une alimentation suffisante et équilibrée, mais pas au prix de la vie d’autrui. Quand bien même certains chiens et chats auraient une attirance gustative pour la viande, on sait satisfaire leurs besoins nutritionnels sans recourir à l’élevage, l’abattage ou la pêche. Dès lors, comme pour les humains ayant les mêmes préférences, il est éthiquement indéfendable que ces préférences gustatives soient une raison de maintenir des activités qui causent tant de souffrances et de morts. On peut en outre supposer qu’en y consacrant davantage d’efforts, il serait facile de mettre au point des préparations végétaliennes plus appétissantes que celles déjà disponibles (et que nombre de chiens et chats acceptent très bien).

La véritable difficulté est ailleurs : spontanément, des animaux domestiques pratiquent la prédation quand ils en ont l’occasion, bien qu’ils n’en aient pas besoin pour s’alimenter. Donaldson et Kymlicka n’évoquent le problème qu’à propos des chats :

Cela signifie-t-il qu’il serait justifié de provoquer leur extinction [en tant qu’animaux domestiques] ? Au minimum, cela signifie que chaque humain envisageant d’avoir un chat pour compagnon s’engage à prendre une lourde responsabilité : faire le nécessaire pour que le chat s’épanouisse tout en étant soumis aux contraintes nécessaires (c’est-à-dire lui trouver des aliments appétissants satisfaisant ses besoins nutritionnels et lui créer des occasions de passer des moments agréables dehors sans être un danger pour d’autres). (Zoopolis, p 152-153)

Le fait est qu’il existe des moyens de limiter la prédation des chats à l’extérieur (dispositifs qui alertent les proies de leur approche) mais, sauf chez les individus vieux, malhabiles ou peu intéressés par la chasse, on ne réduit pas la prédation à zéro. J’ajouterais que si l’on pense souvent au cas des chats (moins éducables que les chiens et classés parmi les carnivores), on n’évoque quasiment jamais le fait que d’autres animaux domestiques sont également des prédateurs, et qu’on ne sait pas les dissuader de l’être par l’éducation : les canards, les poules, les dindes, les oies, les cochons, les rats… On y pense peu parce qu’ils sont omnivores, et parce qu’une bonne partie de leurs proies – mais pas toutes – sont des invertébrés (a-t-on raison de moins se soucier des invertébrés ?), peut-être aussi parce qu’à la différence de ce que font souvent les chats repus (tuer des oiseaux et souris sans les manger), les poules et canards avalent leurs proies.

Sauf à maintenir ces animaux domestiques cloîtrés en permanence, ils tueront d’autres animaux, même s’il est possible qu’ils provoquent ainsi moins de morts et blessures que celles causées par des humains végétaliens, du fait qu’ils sont moins consommateurs qu’eux de biens et services (habillement, déplacements motorisés, travaux d’aménagement en tout genre…) dont la production occasionne des morts animales. Dès lors, est-il raisonnable de penser que les seules options acceptables sont l’enfermement ou l’extinction de ces espèces d’animaux (au sein des sociétés humaines – leurs semblables sauvages continuant d’exister) ? Il semble que sur ce sujet la réflexion mérite d’être poussée au-delà des annotations qu’y consacrent les auteurs de Zoopolis.

Droit à la sexualité, la reproduction, la famille ?

Il est probable qu’il sera nécessaire de mettre en place des dispositifs de limitation des naissances pour que le nombre d’animaux domestiques reste à un niveau écologiquement et socialement soutenable. Il faudra probablement aussi imposer certaines contraintes sur le choix des partenaires dans les accouplements débouchant sur des naissances ; en effet, il est souhaitable de faire régresser les caractères préjudiciables à la santé et au bien-être des animaux, caractères que la zootechnie a développés chez eux en procédant à une sélection destinée à maximiser leur production de viande, œufs, lait, laine…

Ces réflexions ne surprendront personne dans le mouvement animaliste, et au-delà. Mais la façon dont la discussion est menée par Donaldson et Kymlicka contraste avantageusement avec l’asymétrie qui prévaut habituellement dans le discours sur ces sujets selon qu’il s’agit d’humains ou d’animaux. Pour les premiers, le droit de fonder une famille fait partie des droits fondamentaux, le consentement est jugé crucial pour la sexualité ou le mariage (et dans une partie des sociétés, pour la grossesse), on considère volontiers que la stérilisation forcée pose problème y compris quand elle est utilisée pour remédier à la misère liée à la surpopulation, etc. Pour les seconds, quand il s’agit d’en limiter le nombre, on s’émeut rarement d’y parvenir moyennant une privation de vie sexuelle (soit par empêchement d’accès à des partenaires quand les animaux cherchent à s’accoupler, soit par des formes de stérilisation qui inhibent l’attrait pour le sexe), et moyennant une privation d’accès à la parentalité5. Inversement, de nos jours, quand la reproduction est permise, les animaux en maîtrisent rarement les conditions. On décide à leur place qui doit s’accoupler avec qui, et quand, ou bien on recourt à l’insémination artificielle.

Les auteurs de Zoopolis n’ont pas de solution miracle à offrir pour limiter les naissances et réduire la transmission de caractères nocifs sans exercer de contrôle sur la reproduction. Mais ils sont soucieux de limiter la contrainte et d’élargir l’étendue des choix laissés aux animaux. Ils mentionnent quelques pistes permettant d’avancer dans ce sens :

  • tenir compte des individualités (respecter l’aversion pour l’accouplement manifestée par certains, prendre en compte le fait que la vocation pour la maternité/parentalité peut être inexistante ou très forte selon les individus) ;
  • élargir la possibilité de choisir son/sa partenaire ;
  • permettre à davantage d’animaux d’avoir des enfants en évitant que ce soient toujours les mêmes qui soient assignés à la fonction de reproducteurs.

Accès à l’espace public et non-discrimination

Jouir d’opportunités suffisantes de se déplacer à sa guise fait partie des conditions pour mener une vie satisfaisante.

Personne n’a un intérêt ou un droit à une mobilité illimitée. Des restrictions sont justifiées pour des raisons de sécurité (pour soi-même ou pour les autres), de respect de la propriété privée, ou d’autres motifs encore. Mais l’accès à l’espace public est un signe d’inclusion sociale.

À l’inverse, la multiplication des interdits envers certains individus, de façon disproportionnée par rapport aux risques qu’ils courent ou présentent, et disproportionnée par rapport au peu de limites fixées à d’autres, est signe de discrimination. Or, c’est précisément la situation des animaux domestiques en bien des domaines. Un animal qui se promène seul est « en état de divagation » et susceptible d’être mis en fourrière ; les gérants de commerces, restaurants, hôtels, gîtes ruraux… peuvent sans autre forme de procès afficher que les animaux domestiques ne sont pas admis ; de même, des panneaux indiquent que les animaux sont interdits dans nombre de squares, parcs ou plages, ou qu’ils n’y sont admis que tenus en laisse, voire avec muselière ; les animaux n’ont pas accès aux transports en commun, ou ne peuvent y accéder qu’à des conditions restrictives, etc.

De nos jours, beaucoup de pays comptent davantage d’animaux domestiques que d’êtres humains. Mais tandis que la majorité des animaux « de rente » sont invisibles, cloîtrés dans les fermes-usines, les animaux compagnons ou ceux des petits élevages à usage familial ne sont jugés vraiment à leur place que dans l’espace privé de leur propriétaire, ou sous l’étroite surveillance de celui-ci dans les autres lieux où ils sont tolérés.

Ce n’est pas uniquement pour leur bien-être individuel que les animaux doivent avoir davantage accès à l’espace public. C’est aussi parce que les pratiques qui rendent invisibles une partie des habitants, et les mesures qui les désignent comme indésirables, entretiennent le mépris dans lequel on les tient, et facilitent la négligence ou l’oubli de leurs besoins et aspirations. « Des corps absents ne [peuvent] pas agir en tant que présence correctrice, ou en tant que force modelant la vie politique. […] En d’autres termes, la simple présence constitue une forme de participation. » (Zoopolis, p. 113)

Pour rendre effectif l’élargissement de la mobilité des animaux domestiques, il ne suffit pas qu’une loi leur reconnaisse un droit à se déplacer dans l’espace public. Il faut aussi réorganiser celui-ci afin qu’ils puissent mieux s’y repérer et détecter les dangers auxquels ils sont exposés. Ce ne sera pas le cas tant que les signaux qui s’y trouvent ne sont facilement perceptibles et décodables que pour un bipède de la taille d’un humain adulte qui se guide principalement par la vue et qui comprend les textes écrits.

Prendre part à la coopération sociale en tant que fournisseur de biens ou services

Les citoyens ne sont pas uniquement des bénéficiaires de droits. En effet, les droits – et d’autres conditions favorables à l’épanouissement des individus – n’existent que parce que des membres de la société œuvrent à leur établissement ou leur pérennité. Sauf incapacité particulière, il est légitime d’attendre des citoyens qu’ils prennent leur part dans la coopération sociale. À cet égard, la contribution des animaux domestiques doit-elle se limiter au plaisir que procure leur présence aux membres de leur foyer, ou au plaisir qu’éprouvent des passants quand ils les aperçoivent ? Pas forcément. Mais c’est un terrain sur lequel Donaldson et Kymlicka avancent avec grande prudence. Pour les humains, il est déjà difficile d’établir la frontière entre ce qui relève d’une juste contribution au bien ou aux droits d’autrui, et ce qui constitue une exploitation de certains au bénéfice d’autres. Pour les animaux, on sait les abus sans limite auxquels a donné lieu leur utilisation, et combien on s’est livré à des interprétations biaisées de leurs désirs et besoins pour les faire coïncider avec ce qui arrange les humains. C’est pourquoi, bien que la coopération implique de servir les autres, on a des raisons particulières de redouter la « pente glissante » qui pourrait permettre le retour dans la société future des injustices criantes que nous connaissons aujourd’hui. En ce domaine plus que tout autre, il convient d’avoir à l’esprit que les pistes qui vont être évoquées ne le sont qu’en pointillés. C’est à la société à venir, celle dont les animaux seront citoyens, qu’il appartiendra de définir les limites adéquates.

Malgré tout, il est des contributions qui ne semblent pas poser de problème particulier : lorsqu’on tire profit de ce que les animaux font de leur plein gré en vivant dans un environnement conforme à leurs goûts et leurs besoins. Par exemple, on peut recueillir le crottin de chevaux ou les excréments d’autres animaux pour s’en servir comme engrais, ou confier à des moutons le soin de maintenir l’herbe rase dans de grands parcs publics. Des chèvres peuvent débroussailler des sous-bois et ainsi prévenir les risques d’incendie. Si les animaux ont suffisamment d’espace, se procurent de cette façon une alimentation suffisante, et disposent d’abris bien aménagés, ils rendent service sans subir de véritable contrainte.

Des ânes ou des lamas vivant parmi des moutons se rendent utiles en procurant à ces derniers une certaine protection contre les prédateurs.

On peut envisager des formes de travail animal, sous réserve de tenir véritablement compte de la personnalité de chacun (ne pas imposer des tâches à des individus pour qui elles sont clairement aversives) et sous réserve que le travail ne devienne pas si envahissant qu’il empêche les animaux de disposer du temps nécessaire pour se livrer aux autres activités et relations qui leur importent.

Le flair de chiens est un outil précieux en bien des circonstances ; il peut sauver des vies. Toutes sortes d’animaux domestiques (lapins, rats, chats…) peuvent être conduits de temps à autre auprès d’enfants hospitalisés ou de personnes âgées à qui leur présence procure joie et réconfort, du moment que cette tâche n’est pas imposée à des individus qui se montrent craintifs en présence d’inconnus, ou qui sont traumatisés par le transport d’un lieu à un autre. Donaldson et Kymlicka estiment par contre que les chiens dressés pour être les assistants permanents de personnes handicapées subissent un niveau de contrainte excessif : ce type d’emploi ne devrait pas être considéré comme un travail social qu’il est acceptable de demander aux animaux.

Un type de travail non évoqué dans Zoopolis, mais qui appelle sans doute des réflexions du même ordre, est celui que peuvent faire toute sorte d’animaux en portant des charges ou tractant des véhicules ou outils agricoles (équidés, chameaux, chiens, bovins…). L’apprentissage requis peut-il avoir lieu sans recourir à des formes inacceptables de contrainte ? Comment faire pour que les animaux qui ont une répulsion pour ces activités puissent vraiment dire non ? Un droit du travail réellement protecteur et effectivement appliqué peut-il être mis en place, ou le risque d’abus est-il trop grand ? Voilà quelques-unes des questions qui devront être examinées.

Quid des biens produits par les animaux de leur vivant ? Peut-on continuer à les consommer ? Doit-on permettre qu’ils soient vendus ? Dans le résumé de Zoopolis publié par les auteurs en janvier 2013, ils notent que dès lors qu’une production est motivée par la recherche du profit, il existe un risque énorme que des abus soient commis envers les producteurs les plus vulnérables. Pour cette raison, il se pourrait que l’interdiction de commercialisation des produits animaux soit la mesure la plus appropriée. La consommation ne semble pas devoir être proscrite dans tous les cas, du moins dans le cadre du foyer ou de l’association dans lesquels la production a lieu. Pourquoi devrait-on jeter les œufs des poules alors qu’ils sont appréciés des humains, chiens ou chats de la famille (et, ajouterais-je, des poules elles-mêmes) ? Autre exemple : la laine. Pour leur bien-être, les moutons issus des races domestiques doivent être tondus. Tant qu’ils produiront de la laine en excès, cette matière première, devenue rare, pourrait servir à des usages artisanaux occasionnels. Dans ce cas comme dans d’autres, la question est de savoir comment établir des barrières suffisantes pour éviter la pente glissante. Il se peut que même des formes encadrées de commercialisation soient envisageables. Par exemple, si l’on fait en sorte que les recettes tirées de la vente de la laine soient employées au bénéfice des moutons (réparer les clôtures, entretenir et améliorer la bergerie…).

Prévenir les dérives doit être une préoccupation constante. Mais il ne faut pas non plus pécher par excès de précaution. Exclure des catégories d’individus de formes de participation compatibles avec leur épanouissement peut avoir pour conséquence de les marginaliser. Si trop d’interdits entravent l’établissement de rapports de réciprocité, les animaux jouiront peu du respect qu’inspire le fait de contribuer au bien commun, et seront moins facilement perçus comme membres à part entière de la communauté.

En la matière, comme dans tous les domaines parcourus dans ce chapitre, la citoyenneté renvoie à l’idée que la société doit être organisée de façon à permettre à ses membres, dans toute leur diversité, de jouir des libertés et sécurités qui favorisent leur bien subjectif, mais aussi de prendre leur place dans les relations de solidarité et de coopération sociales, tout en contribuant à en forger les modalités.

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Notes

  1. Janet et Steven Alger, « The dynamic of Friendship Between Dogs and Cats in the Same Household », article présenté au colloque annuel de l’American Sociological Association, Philadelphie, 13-16 août 2005.
  2. Anita Silvers et Leslie Pickering Francis, « Justice through Trust : Disability and the "Outlier Problem" in Social Contract Theory », Ethics n° 116, p. 40-76.
  3. Barbara Smuts, « Reflections », in J. M. Coetzee, The Lives of Animals, Princeton University Press, Princeton, 1999, p. 107-120.
  4. Barbara Arneil, « Disability, Self Image, and Modern Political Theory », Political Theory 37/2, p. 218-242.
  5. Les auteurs soulignent l’anomalie que constitue le fait qu’on néglige de se poser la question des éventuels effets induits négatifs de certaines méthodes de contrôle des naissances chez les animaux (alors qu’on est intarissable sur le sujet dès lors qu’elles touchent des humains). Cela ne signifie pas qu’ils posent a priori que ces méthodes doivent être écartées, ou qu’ils les supposent nécessairement contraires au bien-être des individus. Dans « Citizen Canine » (2012b), ils citent avec intérêt une étude de Julie Ann Smith publiée en 2003 qui conclut que la stérilisation semble au contraire améliorer la qualité de vie des lapins. Ils échappent à la pression permanente du cycle reproductif : marquer son territoire, entrer en compétition avec les autres pour s’accoupler, préparer un nid, accoucher, etc. Selon Smith, les relations entre lapins stérilisés sont plus stables et paisibles et ils peuvent exprimer des potentialités qui restent latentes quand le sexe et la reproduction prennent trop de place.