Ce texte constitue un résumé remanié de ma contribution au débat qui s’est déroulé à la Maison de l’écologie de Lyon le 20 octobre 1998 sur le thème : « L’antispécisme, un défi pour l’écologie ? ». La contribution de David Olivier à ce même débat est parue dans le précédent numéro des Cahiers antispécistes.
Philippe Laporte
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En ce qui concerne ses relations avec l'écologisme, le mouvement antispéciste est à mon sens parti d'une position logique et à laquelle je souscris totalement. Cette position consistait à dénoncer certaines formes de naturalisme sommaire, comme l'avaient déjà fait les féministes et les antiracistes. Ces formes de naturalisme qui s'apparentent à l'extrême droite s'appuient toujours sur une inégalité naturelle (c'est à dire non artificielle), comme le fait que les femmes portent et allaitent les enfants, pour justifier une inégalité plus grande mais artificielle, comme la dépendance économique des femmes. De semblables théories néolibérales prônent une forme de darwinisme social, voire d'eugénisme. Selon elles, la compétition stimule l'ensemble de la société vers plus de dynamisme et de progrès technologique. Tant pis si des différences naturelles, physiques, comme la résistance au manque de sommeil, la taille, l'origine ethnique ou l'attrait sexuel deviennent quasiment les seuls facteurs d'intégration sociale, de précarité économique ou d'exclusion. L'élévation globale du bien-être grâce aux progrès technologiques compenserait cette inégalité de chances. Il devient ainsi banal de rappeler que pour devenir cadre, il faut une bonne résistance au manque de sommeil, pour devenir commercial il faut une grande taille, pour devenir chirurgien il faut un sexe masculin et une peau blanche et pour devenir secrétaire il faut un sexe féminin et un certain attrait sexuel. On évoque même la sélection génétique comme critère d'embauche.
Il est évident qu'un tel contexte ne peut que favoriser la discrimination entre humains et animaux. Il n'est donc guère contestable que l'antispécisme prenne position dans ce débat.
Peut-être est-ce cependant aller un peu vite que de pousser le zèle jusqu'à s'attaquer aussi au mouvement écologiste sous prétexte que lui aussi s'apparenterait nécessairement à ces formes de naturalisme sommaire, puisqu'il est censé idéaliser la nature.
Concrètement, l'antispécisme reproche à l'écologisme de ne considérer ni la compétition entre espèces ni la prédation animale comme des problèmes majeurs. Les écologistes se discréditent ainsi aux yeux de beaucoup d'antispécistes en réintroduisant, pour préserver la biodiversité, des espèces prédatrices, comme le loup dans le Parc du Mercantour et l'ours dans les Pyrénées. Ce point de divergence concret, mais surtout son contexte idéologique idéalisant la nature, serait une raison valable pour l'antispécisme de refuser de travailler avec les écologistes. Le fond du problème pourrait donc se ramener à un choix de priorités entre les problèmes de la prédation animale et de la perte de la biodiversité.
Pourtant, la perte de la biodiversité est un vrai problème, alors que la prédation animale en est un faux dans la mesure où il n'a pas de solution. Un problème n'en est en effet un que dans la mesure où il semble pouvoir être résolu. S'il n'a pas de solution envisageable, c'est qu'il ne s'agit pas d'un problème, mais d'une contrainte. Je ne peux pas dire : « j'ai un problème parce que je mesure moins de 3 mètres, » ce n'est pas ça un problème.
Pourquoi le problème de la prédation animale n'a-t-il pas de solution envisageable ? Supposons que l'on puisse supprimer les espèces prédatrices par un coup de baguette magique, ou même les rendre végétariennes par une manipulation génétique. Les espèces qui jusque là étaient chassées comme les mulots et les lapins proliféreraient alors subitement, car les espèces très chassées sont aussi très fertiles, sinon elles auraient disparu depuis longtemps. En proliférant, elles se battraient pour des réserves de nourriture insuffisantes, et les plus faibles mourraient dans des souffrances peut-être plus grandes que quand elles étaient chassées par les renards et les buses.
David dit que la prédation, c'est comme le sida, c'est à dire que ce n'est pas parce qu'on ne voit pas de solution pour l'instant qu'il n'en existe aucune. Par exemple celle de rendre les buses végétariennes et de baisser le taux de fertilité des mulots par des manipulations génétiques.
Ça poserait d'abord un problème purement spéciste. Ça ferait de l'espèce humaine l'espèce régnante, qui déciderait du droit à vivre et à se reproduire de tous les autres êtres vivants. La satisfaction des intérêts à vivre de tout être vivant dépendrait du bon vouloir de l'espèce dominante. Quelqu'un saura-t-il m'expliquer comment cette option ne serait pas la plus spéciste de toutes ? Est-ce que la Terre serait réellement autre chose qu'un zoo géant agrémenté en fonction des goûts humains ?
L'espèce humaine se caractérise surtout par sa formidable capacité de destruction qui m'inciterait plutôt, si c'était moi qui pouvais en décider, à lui attribuer un rôle beaucoup plus modeste. Quand on est une espèce qui se comporte avec la finesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaines, il est quand même plus sage de se faire discret et humble que de donner des conseils sur la fabrication des porcelaines. Vouloir remodeler le monde vivant quand on ne s'est jusqu'à présent pas montré capable d'autre chose que de tout casser, ça me semble un peu déplacé. C'est pourtant déjà ce que sont en train de faire les généticiens américains [1]. Je pense qu'il est aujourd'hui beaucoup plus important de mettre un terme aux colossales bêtises que sont en train de faire les américains dans ce domaine que d'envisager de reconstruire un monde mieux pensé.
Mais comment la prédation humaine serait-elle un vrai problème si la prédation animale en était un faux ? Si finalement la disparition de la prédation animale ne diminuait pas la quantité de souffrance subie par le monde animal, pourquoi la disparition de la prédation humaine changerait-elle quelque chose ? Essentiellement parce que la prédation humaine ne se pratique plus par la chasse, qui serait finalement un moindre mal à mon avis, mais par l'élevage. L'élevage, nécessairement industriel étant donnée la quantité de viande demandée par les consommateurs, est une forme d'asservissement souvent comparable à l'univers concentrationnaire nazi. Il implique entre l'humain et l'animal une relation de domination qui engendre le sadisme [2]. La domesticité prive d'autre part l'animal d'une bonne part de son intérêt à vivre. Les animaux domestiques ont une vie moins intense, plus terne que celle des animaux sauvages. La vie des animaux captifs ressemble à celle des humains dépressifs ou des animaux de zoo : apathiques, ils ne s'intéressent à rien. Les animaux libres, vifs et attentifs, semblent au contraire vivre leur vie intensément.
Ceci dit, la chasse telle qu'elle est pratiquée en Europe ne subsiste souvent que parce que les chasseurs lâchent du gibier d'élevage, ce qui pose donc les mêmes problèmes que l'abattage en boucherie. D'autre part, les chasseurs sont comme les militaires et les flics, et ils le prouvent tous les ans : se balader avec un fusils dans les mains ne contribue aucunement au développement des facultés intellectuelles. Je ne suis donc pas un défenseur de la chasse, bien au contraire.
Pourquoi en revanche la dégradation de la biodiversité est-elle un vrai problème ? J'ai déjà entendu nier l'intérêt de la biodiversité par certains antispécistes. Selon eux, seul existerait l'intérêt des individus : l'intérêt des espèces ne serait qu'une vue de l'esprit issue d'une dangereuse idéologie prête à sacrifier les individus au nom d'un ordre naturel totalitaire. Selon eux toujours, la disparition d'une espèce qui n'est plus représentée que par quelques individus, comme les pandas ou les lémuriens, serait moins grave, puisqu'elle concernerait moins d'individus, que la disparition d'un grand nombre d'individus d'une espèce non menacée, comme la sardine. Les efforts des écologistes pour préserver les derniers lémuriens de Madagascar seraient donc une perte de temps par rapport à la lutte prioritaire contre la pêche à la sardine. D'autre part la réintroduction d'espèces prédatrices comme le loup et l'ours seraient donc inutiles et même nuisibles.
Pourtant l'intérêt de la biodiversité existe : c'est celui de l'évolution biologique. C'est de l'évolution que dépend l'intérêt à vivre des espèces sensibles, puisque c'est elle qui a fait apparaître les facultés qui donnent un intérêt à la vie. Perdre la biodiversité, c'est perdre le fruit de l'évolution. C'est perdre en un siècle le bénéfice de 500 millions d'années d'évolution. Sans l'évolution biologique, notre intérêt à vivre n'aurait jamais dépassé celui de nos ancêtres les plus primitifs, des unicellulaires qui devaient éprouver le même intérêt à vivre qu'une pomme de terre aujourd'hui. C'est donc de la préservation du patrimoine génétique et de la poursuite de l'évolution que dépend l'intérêt à vivre des espèces futures.
L'intérêt de la biodiversité n'est pas seul à avoir été nié par l'antispécisme. David explique également pourquoi à son avis la dégénérescence n'existe pas non plus [3]. D'après lui, quand une qualité disparaît chez une espèce qui n'est plus soumise à une pression sélective, c'est parce que cette qualité a cessé d'être utile, donc qu'elle n'est plus une qualité.
Les généticiens savent que lorsque toute pression sélective disparaît parmi une population, toutes les facultés de cette population diminuent : leur acuité visuelle, leur aptitude à distinguer les nuances du spectre coloré, leur odorat, leur ouïe, leur vigilance, leur immunité, leur rapidité à la course, leur intelligence, leur sensibilité etc. Lorsque la pression sélective cesse de s'exercer, ces qualités se dégradent parce qu'elles cessent d'être un critère de survie. D'après David, ces qualités n'en sont donc plus. Pourtant, demandez à vos grands-parents s'ils ne préféreraient pas retrouver leur faculté de courir dans les escaliers, d'entendre ce qu'on leur dit, de comprendre du premier coup, de veiller sans se fatiguer. Il est évident que les personnes âgées regrettent de perdre ces facultés, même si elles ne sont pas pour elles un critère de survie. Une qualité ne cesse donc pas d'en être une simplement parce qu'elle cesse d'être un critère de survie et la dégénérescence existe donc bel et bien.
Il m'a également été répondu que l'intérêt à vivre des personnes privées d'une faculté n'en était pas forcément diminué, par exemple un aveugle de naissance n'aurait pas lieu de regretter de ne pas disposer de la vue puisqu'il ne l'a jamais connue et trouve ailleurs son intérêt. Qu'il trouve ailleurs son intérêt, c'est heureux, mais on ne peut pas en conclure qu'il n'est pas défavorisé par rapport aux voyants. Avec cet argument, on pourrait répondre aux féministes qui revendiquent les mêmes satisfactions sexuelles que les hommes que les femmes qui n'ont jamais connu d'orgasme n'ont pas lieu de le regretter puisqu'elles ne l'ont jamais connu, cela relèverait d'un cynisme certain. Il est donc évident que l'intérêt à vivre est augmenté par l'apparition de facultés nouvelles.
Finalement, ce qui ressort de tout cela, à travers la négation de l'intérêt de la biodiversité et la négation de la dégénérescence, c'est la négation de toute contrainte matérielle. Et c'est cela qui ressort également du texte que David a préparé pour ce débat : d'après lui, bientôt l'esprit humain contrôlera totalement toute forme de vie et ce n'est pas un mal. La maîtrise des biotechnologies sera la victoire définitive de la culture sur la nature.
Je suis un peu mystique, c'est à dire que je considère que l'esprit a une forme d'existence plus ou moins indépendante de la matière. Et je trouve amusant que ce soient toujours les plus radicaux des matérialistes, ceux qui nient toute âme, tout dessein à la nature, qui tiennent ce genre de propos. Ce désir du triomphe de la culture sur la nature, c'est le désir de l'esprit de triompher de la matière. La victoire de la culture sur la nature, c'est finalement la déclaration d'indépendance de l'esprit par rapport à la matière. Pourtant, les matérialistes se prennent ainsi à leur propre piège puisqu'ils sont partis du postulat que l'esprit n'existe qu'en tant qu'émanation de la matière : il ne peut donc pas proclamer son indépendance. C'est une impasse logique, ce qu'on appelle une aporie en philosophie. La force du matérialisme s'est construite sur sa rigueur par rapport aux contraintes matérielles, ces paramètres techniques par dessus lesquels les mystiques prétendaient sauter et que les matérialistes ont appris à maîtriser. Mais en quoi les matérialistes se distinguent-ils encore des mystiques si eux aussi font maintenant preuve du même manque de rigueur par rapport aux contraintes matérielles ? Ne prouvent-ils pas qu'ils sont retombés dans une nouvelle forme de mysticisme ?
La négation radicale de la nature au profit de la culture est une idéologie mystique qui s'ignore.
Je crois qu'il faut vraiment ne pas aimer la nature et ne jamais aller dedans pour ne pas savoir à quel point la vie sauvage est omniprésente et pour croire que seul l'esprit humain règne sur le monde. Il n'y a que dans les villes et à l'intérieur des automobiles qu'on est isolé de la vie sauvage et qu'on peut continuer à l'ignorer. Mais moi qui travaille dans la cartographie, je sais qu'une bonne part du territoire est encore couverte de forêts. Bien sûr, presque toutes les formes de vie sont perturbées par l'activité humaine, mais de là à dire que l'humanité les contrôle, il y a un gouffre. L'humanité ne s'aperçoit même pas du foisonnement de la vie, même dans les zones agricoles. Il faut faire du camping sauvage dans ces zones pour le remarquer.
C'est typiquement occidental de croire que la pensée maîtrise tout. Les occidentaux ne voient rien et n'entendent rien : ils parlent, ils occupent l'espace, ils dominent. Les orientaux, eux, savent qu'on comprend plus de choses dans l'observation silencieuse qu'en produisant des discours. Et ils savent qu'ils ne dominent rien, mais ce sont eux finalement qui ont trouvé l'indépendance de l'esprit dans le détachement.
Je vais conclure sur ma conception du naturalisme et sa parenté avec le mysticisme, puisque c'est ça finalement le fond du problème.
À mon sens, être naturaliste, ça signifie en gros prêter une intention à la nature. Et on peut être naturaliste à des degrés très divers, c'est à dire qu'on peut prêter beaucoup d'intentions à la nature, supposer qu'elle est capable de tout gérer à la perfection, et qu'il suffit toujours de la laisser faire pour que tout aille bien. Ou alors on peut lui en prêter très peu, supposer qu'elle a bien des intentions mais discrètes et subtiles. Pour moi, les naturalistes les plus subtils sont ceux qui le sont à un très faible degré. Ce qui ne signifie pas que la subtilité suprême soit le degré zéro du naturalisme : à mon sens, quelque chose de très subtil, de presque indicible, échappe aux antinaturalistes.
Je me considère comme naturaliste à un très faible degré. Pour illustrer ce que je veux dire, je vais évoquer deux formes de naturalisme à mon sens subtils.
La première de ces formes, c'est la méditation orientale. Une de ces formes de méditation consiste à faire taire sa culture, sa pensée, pour percevoir le monde avec sa nature, par l'observation pure. C'est une forme de déconditionnement radical qui consiste à s'en remettre totalement à l'observation, à la perception directe du monde, sans la moindre référence culturelle. C'est ça la contemplation, c'est typiquement oriental et en général les occidentaux ne comprennent pas que la spiritualité puisse consister justement à faire taire l'esprit, la culture, pour écouter la matière, la nature. Cette forme de spiritualité pourrait même être considérée comme un matérialisme radical : aucune croyance, aucun dogme, seulement l'observation. Mais la culture occidentale s'assied sur tout cela.
La seconde forme de naturalisme, c'est celle d'Einstein dans sa controverse avec Niels Bohr. Einstein ne pouvait admettre que le comportement des particules élémentaires ne soit causé par rien, c'est à dire qu'il s'effectue au hasard. Comme il le disait : « Dieu ne joue pas aux dés ! » En physique, dire qu'une chose dépend du hasard signifie qu'elle ne dépend de rien, qu'elle n'a pas de cause, et donc qu'elle est imprévisible. Ce qu'Einstein trouvait curieux entre autres, c'est que ce comportement n'était imprévisible qu'individuellement, pour chaque particule prise isolément, mais statistiquement, il répondait néanmoins à des constantes extrêmement précises. Par exemple la durée de vie d'un atome de Césium 137 semble rigoureusement imprévisible individuellement, mais une règle statistique infaillible veut que sur un groupe d'atomes donné, exactement la moitié des atomes se désintègre tous les 30 ans. Einstein pensait donc qu'il existait des variables cachées que les physiciens n'avaient pas encore découvertes mais qui expliquaient le comportement de ces particules. Niels Bohr et les physiciens de l'école de Copenhague soutenaient que ces variables cachées n'existaient pas, et depuis tout le monde considère que l'expérience a donné raison à Bohr. La conclusion qu'on en tire généralement c'est que Bohr a montré qu'il est impossible de comprendre réellement la physique quantique, mais que ce n'est pas grave puisque les formules statistiques marchent et que les ingénieurs peuvent s'en servir.
Je ne peux pas moi non plus me faire à l'idée qu'on se contente de dire qu'on ne comprend pas pourquoi ça marche et que ce n'est plus la peine de chercher. Einstein pensait que le monde avait un sens, un plan, un dessein caché, ce que David Bohm appelait un ordre implicite, et qu'il était possible d'en découvrir le fonctionnement caché, même si c'était très difficile. Je suis un peu de l'avis d'Einstein et de David Bohm.
C'est à mon avis une forme de naturalisme subtil, très éloignée de celle qui consiste à croire que manger de la viande c'est la loi de la nature. Elle consiste à croire que l'observation très fine de la nature a quelque chose à nous apprendre, et qu'on ne l'a pas comprise parce qu'on l'a maîtrisée. On peut très bien croire l'avoir comprise et maîtrisée, alors qu'on l'a simplement détruite.
[1] Lire à ce sujet l'indispensable livre de Jeremy Rifkin, Le Siècle biotech, éd. La Découverte, Paris, 1998.