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Cahiers antispécistes n°38 - juin 2016

Vaches libres de France

Une régulation à coups de fusil

Le texte qui suit a été rédigé à la fin du mois de février 2016. Il a été publié sur le blog de L214 le 3 mars 2016, puis a été retouché en avril 2016 pour son édition dans Les Cahiers antispécistes.

La Rédaction

Pour les vaches « sauvages », l’actualité est une nouvelle fois sanglante : en février 2016, une vingtaine d’entre elles ont été tuées par des chasseurs dans le massif des Albères. Régulièrement, des vaches sont en effet abattues au fusil à la frontière catalane. Leur crime ? Ne pas faire partie d’un élevage mais vivre en étant indépendantes des humains. Abandonnées il y une vingtaine d’années par un éleveur cessant son activité, ces « vaches errantes » ont vu leur nombre augmenter progressivement ; il est aujourd’hui estimé entre 300 et 400 animaux.
L’adaptation remarquable dont ces bovins ont su faire preuve n’est en fait pas si étonnante lorsqu’on sait qu’à l’autre bout de la frontière franco-espagnole, du côté basque, quelques 600 vaches de race betizu (prononcer bétissou) vivent de façon quasi ou totalement sauvage, essentiellement dans les Pyrénées espagnoles, une petite centaine du côté français. Certains estiment qu’elles sont les plus proches parentes des aurochs du néolithique, d’autres qu’elles seraient issues de vaches domestiques retournées il y a bien longtemps à l’état sauvage, mais cette incertitude quant à leur origine n’enlève rien à leur particularité d’être des vaches autonomes. Petites, légères et agiles, les belles betizu sont parfaitement adaptées à leur environnement montagnard escarpé, couvert de bois et de landes. Et, elles aussi, sont « régulées » au fusil.
Du côté des Landes, une soixantaine de vaches de race marine connaît une semi-liberté : ce sont les rescapées de ces petites vaches alertes qui peuplaient jadis les marais, les forêts et les dunes de la région, avant d’être pour ainsi dire exterminées entre 1940 et 1950. Leur présence, attestée depuis au moins le XVIIIe siècle, serait liée à une forme d’élevage très extensif. Ces animaux sont aujourd’hui acceptés parce qu’ils vivent dans des endroits semi-marécageux où les humains vont rarement, et allaient autrefois surtout pour les tuer lorsque l’envie leur venait de les manger, ou de les capturer pour s’amuser à leurs dépens lors de courses. Aujourd’hui, soigneusement contrôlées, elles sont protégées au titre de la biodiversité et parce qu’elles participent à la « gestion des milieux humides ». De leur côté, en broutant, les vaches catalanes maintiennent les espaces ouverts, ce qui lutte contre les incendies.
Mais betizu et vaches catalanes dérangent, leurs déplacements sont perçus par beaucoup comme des « divagations » et leur liberté semble intolérable. Lors de l’été caniculaire de 2015, des vaches catalanes se sont approchées de jardins où, à la recherche d’eau et de nourriture, elles ont brouté des fleurs et se sont aventurées dans des potagers, escaladant murets et clôtures, traversant routes et autoroutes. Elles l’ont payé de leur vie : vingt-cinq vaches, veaux et taureaux ont été tués par des chasseurs à la demande des autorités, pressées de satisfaire une population « excédée » par leurs dégradations. En février 2016, nouvelle tuerie avec vingt animaux abattus.
Bien sûr, des vaches traversant une route ou une autoroute présentent un réel danger – pour les automobilistes et pour elles-mêmes – et il ne doit pas être bien rassurant de se trouver face à une vache sauvage dans son jardin. En octobre 2015, une vache a d’ailleurs encorné une touriste, incident finalement sans gravité et dont les détails ne sont pas donnés par les journalistes, mais qui a contribué au déclenchement du massacre.
Pour les autorités, la solution semble être au bout du fusil. Pourtant, le maire de Laroque des Albères avoue être « dans le symbole »  : « si on en abat une vingtaine sur les 300, ce n'est même pas un dixième, mais on montre aux gens qu'on tient compte de leurs remarques[1] ». Autrement dit, ces animaux ont été tués uniquement pour satisfaire rapidement un électorat mécontent.
Si les vaches étaient reconnues pour ce qu’elles sont – des habitantes de la région, dont les intérêts doivent également être pris en compte – une issue pacifique pourrait-être trouvée en combinant plusieurs méthodes. Ainsi, lors de la sécheresse, abreuver et nourrir les vaches loin des habitations pourrait éviter qu’elles s’en approchent, ce qui serait d’autant plus facile qu’elles ont peur des humains[2]. Un système de clôture électrifié protègerait efficacement les jardins de l’intrusion des animaux. La stérilisation d’une partie des animaux serait probablement un moyen efficace d’éviter l’accroissement indésirable des troupeaux.
Mais, à terme, les autorités visent plutôt leur domestication et leur réintégration dans l’élevage, autrement dit, dans le circuit de la viande. Les vaches catalanes finiraient donc leur vie dans un abattoir, comme les cinq millions de bovins tués chaque année en France.
Il semblerait ainsi que les animaux ne puissent exister dans ce pays que s’ils entrent dans des catégories bien définies. Les bovins doivent être domestiqués pour servir de fontaines à lait ou de pourvoyeurs de viande. Les animaux dits « sauvages » sont de leur côté tolérés s’ils ne causent aucun désagrément aux humains[3], ou parce qu’ils sont source de distraction pour les chasseurs. Quant aux espèces protégées, elles sont acceptées puisque perçues comme bénéfiques à la biodiversité, à l’environnement et souvent aussi au tourisme, mais les individus ne comptent pas, de sorte que les populations peuvent être « régulées ». Les bouquetins du Bargy, théoriquement protégés sur tout le territoire national depuis 1981, ont par exemple été massacrés par centaines en 2015 sous le prétexte, très controversé, qu’ils seraient porteurs de la brucellose, maladie qui serait transmissible aux animaux d’élevage et qu’ils auraient eux-mêmes attrapée par des bovins…

Les vaches sont des animaux intelligents et sensibles, elles ressentent des émotions telles que l’affection, la rancune ou la tristesse, elles sont capables de s’organiser en troupeaux autonomes. Mais cela ne les sauvera pas tant que leurs intérêts vitaux pèseront moins que la satisfaction à moindre frais du confort des humains. Pour l’heure, ces vaches affranchies de l’asservissement sont en sursis ou condamnées, à moins peut-être d’intégrer la catégorie « biodiversité » ou tout autre statut les protégeant plus ou moins efficacement des balles ou du couteau du boucher, et ce tant qu’on y trouvera un intérêt.

 

[1] Christian Nauté, maire de Laroque des Albères, cité par Elisabetuh Dadinier, France-Bleu Roussillon, 16/02/2016.

[2] Le nourrissage d’animaux sauvages ne serait pas une première. Les chasseurs sont autorisés à pratiquer « l’agrainage » ou « l’affouragement » du « gibier » sous certaines conditions. Voir le site de l’ONCFS.

[3] ainsi les loups sont-ils activement combattus parce qu’ils attaquent les moutons, propriétés humaines destinées à l’abattoir.

 

Sources

Bernez-Vignolle, Mirentxu. Le Betizu, une population bovine des montagnes basques : statut juridique et modalités de gestion. Thèse d'exercice, École Nationale Vétérinaire de Toulouse - ENVT, 2010. Téléchargeable sur OATAO.

Dadinier, Élisabeth. « Encore une vingtaine de vaches abattues dans les Albères », France bleu Roussillon, 16/02/2016. En ligne.

Dejeans, Arnaud. « Les vaches sauvages du Pays basque sont en danger », Sud Ouest, 24/10/2015. En ligne.

Le Puill, Gérard. « La Marine des Landes sauvée in extremis… par des chasseurs », Humanité Dimanche, 25 au 31/10/2013. En ligne.

Moysset, Laure., « Vaches errantes dans les Albères : l'État prend le taureau par les cornes », L’Indépendant, 01/10/2015. En ligne.

Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage, « L’agrainage et les sanctions au non-respect du schéma départemental de gestion cynégétique [SDGC] », 12/04/2011. En ligne.

Site de l’association Iparraldeko Betizuak

Site de la Fédération Rhône-Alpes de Protection de la Nature (FRAPNA)

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