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Cahiers antispécistes n°03 - avril 1992

Un mal nécessaire ?

L'idée de nécessité ou d'obligation est souvent employée de façon inconditionnelle, catégorique : « Il faut se laver les dents », « Je ne peux pas vous faire moins cher », « L'expérimentation animale : un mal nécessaire ». Pourtant, rarement s'agit-il d'une impossibilité ou d'une nécessité « physiques », comme l'impossibilité de manger une montagne ou la nécessité de mourir un jour. On peut ne pas se laver les dents, quitte à risquer des caries ; rien n'empêche le commerçant de vendre moins cher, quitte à faire faillite (ou simplement à gagner moins que prévu). On peut ne pas faire d'expériences sur animaux, aucune puissance extérieure à la volonté des chercheurs ne commande à leurs bras.

Dans ces emplois, « A est nécessaire » signifie donc généralement : A est nécessaire pour quelque chose, laquelle j'appellerai B. En fait, ce B est souvent explicite, le discours se déroulant ainsi : « Si tu ne te laves pas les dents, alors tu auras des caries. Donc, il faut que tu te laves les dents. » Ou : « On ne peut pas guérir cet enfant sans expériences sur animaux. Donc l'expérimentation animale est nécessaire. » C'est-à-dire : « A est nécessaire pour B. Donc A est nécessaire. »

La nécessité absolue de A ne découle de la proposition « A est nécessaire pour B » que si B est lui-même absolument nécessaire. Ce qui est alors sous-entendu, ce n'est pas le fait que c'est pour B que A est nécessaire, mais plutôt la nécessité elle-même de B, nécessité à la fois introduite comme condition à la compréhension du « donc » qui précède la conclusion « A est nécessaire », et en même temps escamotée, puisque l'accent argumentatif est mis non sur elle, mais d'abord, sur le lien entre A et B, et ensuite, sur A seul.

Dans le cas de l'expérimentation animale, ce n'est pas du lien entre A et B que je veux parler ici, mais de B lui-même et de la nécessité qu'on lui attribue. Admettons - bien que cela soit généralement faux - que l'expérimentation animale soit un moyen aussi indispensable que le prétendent ceux qui la pratiquent pour acquérir telle ou telle connaissance permettant de guérir les maladies humaines. Quelle est donc la nécessité de B - en quoi faut-il par exemple guérir un enfant cancéreux ? S'agit-il d'une nécessité « physique » ? Évidemment que non, puisqu'on peut, physiquement, s'abstenir de guérir quelqu'un.

Bien que la guérison des enfants cancéreux soit un thème de choix pour les partisans de l'expérimentation animale, il faut tout de même noter en passant que le B dont la nécessité absolue est implicitement affirmée ne se limite pas à cela. Ainsi, le 28 janvier dernier, H. Curien, ministre de la recherche, déclarait :

Il reste un grand domaine où l'animal ne peut actuellement être remplacé : le contrôle de la toxicité des produits à usage industriel et/ou de médicament [1].

Ici, il est admis qu'on ne peut se passer de l'expérimentation animale que si on la « remplace », puisque le but poursuivi, « industriel et/ou médical », élevé au statut d'impératif catégorique, ne peut, lui, être sujet à discussion - bien qu'il puisse en fait correspondre à n'importe quelle activité humaine collective : il est absolument nécessaire, pour Curien, non seulement de sauver les cancéreux, mais aussi de développer de nouvelles huiles pour moteur, de nouveaux produits nettoyants, de nouveaux colorants, et ainsi de suite - produits dont la toxicité est, de façon routinière, testée sur les animaux.

Revenons toutefois à l'enfant cancéreux. L'obligation qu'on met en avant de le guérir n'est pas physique ; est-elle alors morale ? Il existe une troisième possibilité, une autre variété de nécessité qui apparaît comme absolue : c'est le « Je ne peux pas » de celui qui ne parvient pas à arrêter de fumer, ou du parachutiste débutant qui n'arrive pas à sauter. Cette impossibilité n'est ni « physique » (on peut très bien ne pas allumer une cigarette), ni éthique ; elle semble correspondre à un conflit intérieur, où les voies normales de décision sont impuissantes devant une impulsion échappant à la discussion. On pourrait évoquer une nécessité de ce type pour l'expérimentation animale dans le cas d'un chercheur travaillant à guérir sa propre maladie, ou celle de quelqu'un qu'il aime - et prêt à tout pour cela. Mais ce cas doit être rarissime. Les voies de recherche explorées à un instant donné au moyen d'expériences sur animaux ont très peu de chances d'aboutir assez tôt pour pouvoir guérir qui que ce soit de déjà gravement malade à cet instant-là. On pourrait aussi évoquer la peur personnelle de la maladie, ou la peur pour ses proches. Mais celle-ci fait partie des nombreuses peurs de l'existence ; elle n'a rien d'une « peur panique » qui rendrait impossible tout autre choix.

À l'obligation éventuelle de guérir les enfants cancéreux, il ne reste donc qu'un seul statut : celui de nécessité morale. Elle peut sembler évidente : comment douter qu'il faille sauver un enfant malade ? Posée dans le vide, la question est triviale ; pourtant, on peut la reformuler ainsi : doit-on tout faire pour sauver un enfant ? Même, par exemple, tuer un adulte ? Ou un autre enfant ? Ou deux autres enfants ? Ici, dira-t-on, je fausse le débat, car à un absolu j'oppose d'autres absolus, ce qui les relativise forcément tous. Mais demandons-nous alors : pour sauver un enfant, doit-on interdire les ascenseurs ? Des enfants ont déjà été tués par des ascenseurs ; si l'obligation de sauver un enfant est d'un type spécial, est incomparable, parce que « vitale », à la volonté de disposer d'ascenseurs, il faut supprimer les ascenseurs ; et aussi sans doute, les balançoires, les piscines, et bien d'autres choses encore [2].

Un examen un tant soit peu sincère du comportement des gens montre que pour personne, la vie humaine n'est sacrée. On ne trouve pas immoral de cultiver des fleurs sur le bord de sa fenêtre, même si la chute d'un pot dans la rue peut tuer un enfant, même si la répétition de cet acte par un grand nombre de personnes aboutira certainement un jour à la mort d'un enfant. Sauver un enfant - un enfant inconnu, futur, comme le sont les enfants susceptibles d'être sauvés par l'expérimentation animale - ne peut donc être vu comme une nécessité morale absolue.

Aussi forte que soit l'obligation de sauver un enfant, elle reste du domaine de la morale, de la même morale qui nous commande par ailleurs de ne pas faire souffrir et tuer autrui. L'expérimentation animale ne peut être un « mal nécessaire » ; si elle est moralement nécessaire, alors elle est un bien ; et si elle est un mal, alors elle n'est pas nécessaire. Pour savoir s'il est moralement juste ou non de faire souffrir et tuer autrui - humain ou non - dans le but de guérir quelqu'un - humain ou non (et dans le cas de l'expérimentation animale, il s'agit au plus de l'espoir de guérir un nombre limité d'humains en faisant souffrir gravement et en tuant un grand nombre de non humains), il est nécessaire de poser la question en termes moraux. Évoquer la « nécessité » ne permet nullement d'y échapper.

[1] Cité dans Comax, bulletin de la commission « animaux » des Verts, février 1992.

[2] J'évite pour ne pas submerger le débat de parler de ces monceaux d'enfants à sauver que recèlent les guerres, l'automobile et la famine.

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