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Cahiers antispécistes n°10 - septembre 1994

Un élevage de poules pondeuses

« Il faut souffrir pour être bon »

Avec la collaboration d’Yves Bonnardel et de Charles Notin ; dessins par Jorg Li

Un jour il est sorti de son œuf,
une vie nouvelle, un être neuf,
à la recherche de la lumière,
d'un peu de bouffe et d'un peu d'air...
Au début il se vit heureux
au milieu de ses congénères
mais l'espace lui manquait un peu
et il n'y avait toujours pas de lumière [1]...

Dans les années 1980, environ 80% des poules pondeuses étaient élevées dans des unités comptant plus de 500 oiseaux (SCEES, ministère de l'Agriculture). La situation n'a pas évolué favorablement depuis. Il existe des usines d'au moins trente mille individus (il y a quelques années un projet d'exploitation de 6 x 600 000 poules a été refusé - pour raisons écologiques et pour ne pas nuire aux éleveurs industriels français). L'exploitation décrite ici est, elle, un petit élevage (9 000 poules) qui a fermé il y a dix ans. Elle n'était pas très moderne, et par conséquent, hélas, sans doute moins oppressante pour les animaux que ce qui se fait à l'heure actuelle.

Dans ces élevages industriels, les poules ne sont que des « machines à produire des œufs » (de simples intermédiaires entre un œuf et d'autres œufs), et le profit qui résulte de façon globale de leur nombre est plus important que celui qui découlerait d'une productivité individuelle maximale. C'est-à-dire que l'on préfère élever 2 000 poules qui pondent avec une productivité médiocre que 500 qui pondraient beaucoup, tant qu'elles ne prennent pas plus de place et ne demandent pas plus de travail humain (qui est ce qui coûte le plus cher).

Par ailleurs, la vie ou la santé de chaque animal compte d'autant moins que la part du profit global à laquelle il contribue est faible : dans un petit élevage, la mort d'un individu est plus importante que dans un plus grand (le critère de « santé » pris en compte n'est d'ailleurs que le taux de ponte, et non ce qui fait le bonheur de l'individu).

L'exploitation dont nous allons parler est composée de deux poulaillers, l'un de 6 000 poules, l'autre de 3 000, construits à côté de la maison du propriétaire. Ces 9 000 poules nécessitaient le travail de six à huit personnes.

ImageFigure 1. Vue extérieure du poulailler.

Le poulailler

Nous avons tous déjà remarqué dans les campagnes ces longs hangars dotés d'un réservoir vertical (silo) : ce sont des poulaillers industriels (fig. 1).

Le poulailler décrit ici mesure 50 mètres de long et y vivent 6 000 poules dans 1500 cages empilées en quinconce et réparties sur deux rangées (fig. 2 et 3).

ImageFigure 2. Vue extérieure, sans une face.

ImageFigure 3. Les cages.

Le sol des cages est en pente de 20% afin que les œufs roulent à l'extérieur.

Le nettoyage général du poulailler se fait tous les ans, après chaque départ des poules ; les cages sont lavées et désinfectées, et le bâtiment nettoyé à fond. La fiente, elle, est enlevée tous les trois ou quatre mois sous les cages et parfois sur les planches de protection entre les cages.

Dans ce poulailler, des fenêtres de 60cm de hauteur sont installées sur toute la longueur du bâtiment dont les vitres sont teintées de rouge afin d'atténuer l'agressivité collective. Les néons s'allument vers 4 heures du matin pour s'éteindre au lever du jour et se rallument à la tombée de la nuit pour s'éteindre vers 23h. Les poules ne restent donc que cinq heures par jour sans lumière (courte nuit !).

Le poulailler ne possède pas de chauffage, les 6 000 poules dégageant suffisamment de chaleur. En revanche, il y a plusieurs systèmes d'aération : les fenêtres et les grandes portes s'ouvrent, et il y a des aérations sur le toit et des interstices de 1,50m de longueur sur le bas du mur (tous les 3m), qui ne servent que pendant les grandes chaleurs.

Les poules

Elles arrivent de grand matin à l'âge de trois semaines avec le bec coupé, en provenance d'une usine à poussins. Elles restent un an dans le poulailler sans jamais sortir de leur cage, et même un peu plus longtemps si elles sont conditionnées pour muer par le biais d'hormones ajoutées à la nourriture durant une semaine, période pendant laquelle elles ne pondent plus, perdent leurs plumes, « se refont une santé » ; environ un mois après, de nouvelles plumes repoussent puis elles pondent de nouveau de jolis œufs solides et bien calibrés pendant encore trois à quatre mois [2]. Le débecquage coupe de la corne, de l'os et du tissu sensible occasionnant une douleur sévère, comparable à l'arrachage partiel d'un ongle chez un humain. À la suite de cette mutilation, les oiseaux mangent moins et perdent du poids pendant plusieurs semaines ; le tissu nerveux continue à se développer et forme un névrome (excroissance très sensible) plus ou moins important qui les gène douloureusement pour manger. Le débecquage, s'il empêche le cannibalisme dû à l'entassement, ne change rien au stress qui reste la plus grande cause de mortalité dans les élevages industriels. Dans ce poulailler, le taux de mortalité est d'environ 300 poules par an (4 à 5%) sans tenir compte d'éventuelles épidémies.

Les poules sont nourries deux fois par jour, le matin vers 8 h et en fin d'après-midi vers 18 h. La nourriture est rationnée et, comme l'élevage, industrielle. C'est un mélange de farines de céréales qui est distribué grâce à un chariot relié au silo à grain. En passant, ce chariot remplit les mangeoires, ce qui provoque une forte excitation chez les poules.

L'eau est distribuée à volonté par des tuyaux munis de clapets (sortes de mamelons par lesquels l'eau sort lorsqu'on appuie dessus). À leur arrivée, les jeunes oiseaux ne savent pas boire. Il faut donc, durant trois jours, le leur apprendre (en appuyant la tête de certaines poules sur le clapet ; une fois que quelques unes ont compris, les autres suivent l'exemple).

Dans ces élevages, les oiseaux deviennent très vite agressifs du fait de la place extrêmement restreinte qui leur est imposée. Une poule a une envergure moyenne de 75 cm ; or, quatre poules doivent vivre dans une cage de 40 cm de côté - même s'il n'y en avait qu'une seule par cage, elle n'aurait pas même la place d'étendre ses ailes ! Dans ces conditions, il n'y a rien d'étonnant à ce qWelles exagèrent compulsivement les mouvements de la tête et de sur-place (elles ne peuvent faire que quelques pas) par frustration de ne pouvoir battre des ailes et gratter le sol.

Le degré d'inconfort est encore accentué par le fait qu'elles ne peuvent se percher et que leurs pattes sont en contact permanent avec un grillage en pente. Parfois, les pattes s'atrophient, immobilisant la poule [3] (du côté de la mangeoire, généralement).

Outre la ponte, la seule activité possible est une violence plus ou moins exacerbée entre les quatre poules d'une même cage, dont les corps sont mutilés et partiellement déplumés malgré leur bec coupé. D'autre part, si à l'origine elles ne sont pas des « cous nus », elles le deviennent rapidement suite au frottement continuel de la cage lorsqu'elles sortent la tête pour manger.

Pour une poule la ponte s'effectue normalement en position assise, dans un endroit privilégié ; or, dans un élevage industriel, elles pondent debout et côte-à-côte ; la poule se retient le plus longtemps possible, mais elle n'en pond pas moins deux œufs tous les trois jours. Ici, les œufs sont ramassés quotidiennement à la main, ce qui permet entre autres aux exploitants d'enlever le ou les cadavres de la veille. Dans un poulailler plus moderne, les œufs tombent sur un tapis roulant, et sont triés et calibrés par des machines ; il n'y a donc pas de visite quotidienne des cages, et les cadavres peuvent commencer à se décomposer au milieu des survivantes.

Les œufs

Image

Ils sont vendus 50 à 60 centimes pièce à des commerçants, épiciers, pâtissiers, charcutiers-traiteurs... et même à des paysans qui les revendent sur le marché !

Produits par des poules qui viennent d'arriver, les œufs sont petits et leur coquille est épaisse ; leur grosseur augmente rapidement (calibrage normalisé) et, à la fin de l'année, ils sont devenus trop gros et cassants : voici alors venu le temps du départ ou du traitement hormonal pour les pondeuses.

Le départ

Les poules sont dans un très faible pourcentage revendues à des particuliers (pour leurs œufs ou leur viande), pour la modique somme de 10F. Mais la plupart sont transportées à l'abattoir (prix de vente : 3 - 4F) et finiront comme cuisses et ailes de poulet dans les cantines des collectivités, le reste du corps, trop maigre et mutilé, étant destiné aux animaux de compagnie.

Conclusion

Les œufs, les cuisses, les ailes, la nourriture pour animaux sont produits au moindre coût. Moindre coût pour les humains. Mais il y a l'envers du décor, et d'autres aussi dégustent, pour lesquels le coût à payer est, lui, exorbitant. Ce sont ceux qui rfont pas eu le privilège de naître humains.

On voit là à quelles extrémités peut conduire le mépris des autres êtres sensibles. Ce mépris qui veut que les intérêts des êtres non humains ne sont absolument pas pris en compte voit ses conséquences encore aggravées par une économie capitaliste où toute production est soumise aux impératifs de la productivité et du moindre coût : tout concourt alors à produire la situation actuelle de production industrielle, où les animaux sont définitivement traités comme de la pure matière première.

[1] Extrait de Sorti de son œuf, chanson du groupe Flagrant d'Éli dans la compilation hard core Meat Means Murder (références complètes dans une brève p. 53 de ce numéro).

[2] Cette « mue forcée » qui fait redémarrer la production d'œufs est souvent provoquée simplement en infligeant un stress aux oiseaux. L'Aviculieur du 16 juin 1979 indique : « Eau : suppression pendant 48 heures à moduler selon la mortalité ; alimentation : supprimer pendant 3 jours ; lumière : à supprimer pendant 2 jours. » (cité dans la revue de lOABA, n°39).

[3] « Lésions, fissures, hyperkératoses, griffes poussant trop, ou brisées ou tordues » (rapport par le Dr. Appleby au CIWF, 1991).

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