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Cahiers antispécistes n°10 - septembre 1994

Que tous les animaux soient égaux

Sur la libération animale, la défense animale et Peter Singer

Cet article n'a pas pour but de prouver que tous les animaux sont égaux. Je tiens ici pour suffisamment établi que, quelles que soient les prémisses philosophiques sur lesquelles on base l'éthique que l'on adopte - à moins qu'elles ne se ramènent à un commandement divin arbitraire et incompréhensible ou à un appel à quelque mystérieux ordre de la nature incarné dans la barrière d'espèce - pour peu que l'on accepte en un quelconque sens non purement formel l'idée que tous les humains sont égaux, on doit aussi accepter l'idée que dans le même sens tous les animaux, humains ou non humains, sont égaux.

Le problème n'est pas philosophique dans le sens d'avoir trait à la découverte d'une vérité. Philosophique il est cependant en ce sens que cette partie de la philosophie appelée éthique nous ordonne d'agir - de changer le monde. Cette tâche, dans le cas de la mise en œuvre de l'égalité morale des animaux, a, quelle que soit l'interprétation concrète que l'on donne au concept, un élément fondamental commun. Le monde où nous vivons aujourd'hui en est un où, par la vertu de leur naissance dans une autre espèce que la nôtre, certains individus - certains sujets d'une vie, dans ce sens qu'ils ont une vie à vivre, une vie qui peut pour eux se dérouler bien ou mal [1] - sont une propriété, c'est-à-dire sont considérés fondamentalement comme des instruments pour la satisfaction des intérêts d'autres. Ceci est vrai, évidemment, de tous les animaux élevés dans l'agriculture industrielle actuelle, y compris des poulets, mais est encore tout autant vrai dans le cas de l'élevage traditionnel, et aussi dans celui de la pêche, y compris de la pêche traditionnelle et commerciale pour l'alimentation. Les animaux non-humains d'aujourd'hui sont des esclaves. Demain ils ne doivent plus être esclaves.

J'ai dit plus haut que je tenais l'égalité animale pour suffisamment bien établie. Ceci n'était pas le cas il y a vingt et un ans, avant la publication par Peter Singer en avril 1973 d'un article dans le New York Review intitulé « Animal Liberation » ( « Libération animale »), et en 1975 celle du livre de même nom [2]. Depuis ce jour, et en grande partie grâce à la clarté et la force des arguments développés dans le premier chapitre du livre intitulé, « Tous les animaux sont égaux », l'égalité animale est devenue dans une large mesure, au sein de la philosophie académique de langue anglaise, la position paradigmatique, à laquelle tous ceux qui pensent autrement se trouvent obligés de se référer pour la remettre en cause.

Ce retournement de l'opinion académique n'était en soi pas un petit exploit. Cependant, je soupçonne que ce résultat a été pour une large part rendu plus facile à obtenir par le fait que dans justement ces pays où le retournement a eu lieu, les milieux académiques ne sont pas étroitement liés à la société en général. En soi, le fait de convaincre un philosophe n'a pas plus d'impact que celui qui provient du changement qu'il fera de ses propres habitudes alimentaires ou autres. Même le fait de convaincre tous les philosophes académiques du monde ne changerait pas en soi le monde. Et dans ces pays où les universitaires ne sont pas liés au monde, ils sont libres - libres de se changer eux-mêmes, comme beaucoup d'entre eux l'ont fait, mais pas libres de changer le monde.

À partir d'à peu près la même époque, dans ces mêmes pays de langue anglaise, et aussi dans d'autres, on a assisté à une croissance rapide de la militance en faveur des animaux. En Angleterre est apparu le Front de libération Animale, volant les gros titres à d'autres formes d'action politique illégale. Des organisations puissantes ont vu le jour, comme Animal Aid au Royaume Uni ou PETA aux États Unis. Des millions d'humains ont choisi le végétarisme. Le bien-être des esclaves est devenu un thème électoral dans bien des pays de la CEE. Et puis : nous-mêmes, à plusieurs occasions, y compris dans ces colonnes, avons parlé de cette activité militante en faveur des animaux comme étant née à partir du livre de Peter Singer Animal Liberation, comme étant liée au renversement de l'opinion académique théorique, et comme visant à mettre fin à l'esclavage animal. Ceci, je le crois et dois le dire aujourd'hui, était, dans une très large mesure, une erreur, revenait à prendre ses désirs pour des réalités.

De l'égalité animale
retour à la défense animale

Si une idée doit se voir traduire en pratique, alors le mouvement auquel cette mise en pratique est confiée doit exister dans ce but. La réalité historique toute simple est que le mouvement animaliste actuel est né avant la publication de Animal Liberation, même si son accroissement numérique eut lieu principalement après cette date. Même le Front de Libération Animale britannique était déjà en opération en 1972 sous un autre nom, « Band of Mercy [3] », et ne fit que reprendre le concept d'égalité animale et d'antispécisme, et changer de nom, après l'apparition du livre de Peter Singer. Les sociétés antivivisectionnistes ont existé dans de nombreux pays, y compris d'Europe continentale, depuis le siècle dernier, avec comme but unique la suppression ou la réduction de l'expérimentation animale - les non-humains dans l'assiette de la plupart de leurs membres étaient strictement hors-sujet. Elles aussi reprirent l'idée exposée dans Animal Liberation pour en faire un argument pour leurs thèses.

Ceci en un sens serait encore bien si du jour au lendemain, ou au moins avec le temps, cette militance animaliste avait changé ses propres buts, faisant de l'égalité animale son projet. Aujourd'hui vingt ans ont passé, et que peut-on en dire ? La société britannique la plus en vue est « Animal Aid » ( « Aide animale ») ; quel rapport ce nom a-t-il avec un changement dans le statut moral des animaux dans la société ? Comme leur nom l'implique, les Sociétés végétariennes et vegan ont encore comme but central la promotion d'un changement alimentaire à travers le choix personnel, individu par individu, et pour quelque raison que ce soit, qu'il s'agisse d'éviter la cruauté, de la santé, de l'environnement ou du tiers-monde. Le fin du fin du respect pour les animaux est aujourd'hui vu comme exprimé par l'expression « vivre sans cruauté » - c'est là le titre d'un livre par Mark Gold, le leader d'Animal Aid, et celui de la fête annuelle de cette association. Mais l'idée qu'il ne faille pas être cruel ne doit rien au concept d'égalité animale - elle était utilisée déjà par Kant, lequel n'était rien moins qu'antispéciste, et plus loin que cela par Thomas d'Aquin, pour qui, à part ça, « il n'importe comment l'homme se comporte envers les animaux [4] ». Le concept met l'accent sur le maintien de la pureté de sa propre conscience, et non sur le fait de changer le monde. Un tract de ce même Animal Aid place au même niveau de discours sur une page « Ce qu'ils leur font » - c'est-à-dire l'élevage industriel, etc., comme si le public ne savait pas déjà qu'il mangeait des esclaves - et sur l'autre « Ce qu'ils vous font », pour convaincre le consommateur que la chair des esclaves est impropre pour son palais. L'organisation américaine People for the Ethical Treatment of Animals, malgré son titre relativement apte ( « Personnes pour le traitement éthique des animaux »), vend aujourd'hui, à côté de Animal Liberation de Peter Singer, des livres de Hans Ruesch, l'insigne fer de lance du vieux et très réactionnaire antivivisectionnisme.

Les plus « radicaux » parmi les militants et mouvements animalistes visibles ont intégré non pas l'idée d'égalité animale, mais plutôt les bases de l'éthique environnementale. Des leaders du FLA parlent couramment des humains comme d'une espèce malfaisante, dont la population doit être réduite de façon drastique et qui doit se voir maintenue à la juste place que lui a assignée la nature. La revue américaine Animals' Agenda, à une époque le point de référence central du mouvement, avait pris pour un temps le sous-titre « Pour aider les animaux et la terre [5] ». La protection de la vie sauvage - la protection non des individus mais des espèces, au nom de l'ordre de la nature ou, plus petitement, du plaisir de nos enfants - est mêlé sans esprit critique aux problèmes de chats et de chiens et à la lutte contre l'élevage industriel ; aucun effort n'est fait pour rendre claires les contradictions fondamentales pratiques et théoriques qui existent entre l'écologie et l'égalité animale.

Le mouvement animaliste d'Europe continentale n'est pour ainsi dire pire encore que parce qu'il est pratiquement inexistant. Un des thèmes les plus constants est la lutte contre la corrida - l'opposition contre ce qui est fait à une poignée d'individus en particulier non pour leur propre bien, mais parce que leur mise à mort publique est une « école de cruauté ». La littérature des mouvements français traditionnels est semblable à celle de leurs ancêtres du siècle dernier, chargée qu'elle est d'appels à « la juste place de l'homme dans la nature » et d'autres thèmes réactionnaires, voire parfois racistes. Quelque attention que la question animale ait obtenue jusqu'à récemment de la part de l'autre bout de l'échelle politique, à savoir dans la gauche radicale et parmi les anarchistes, était plus en harmonie avec l'obscurantisme antivivisectionniste qu'avec le progrès de l'idée d'égalité. Même aujourd'hui que les Cahiers antispécistes ont réussi une percée dans ces milieux, beaucoup de militants de gauche semblent satisfaits d'avoir ajouté le végétarisme à leur série habituelle de symboles de révolte - sur ce point comme sur bien d'autres, ils semblent croire peu à l'idée de changer le monde.

Des groupes ayant pour but le soulagement du sort des misérables ont existé depuis toujours. Ceci est vrai que ces misérables soient ou non des esclaves, et n'a rien à voir avec le combat contre l'esclavage. L'existence de ces groupes est en soi une expression louable et nécessaire de la générosité humaine ; le fait que ces mouvements, dans le cas des animaux, aient ajouté l'égalité animale à leur panoplie déjà bien fournie d'arguments sans changer le moins du monde les buts qu'ils ont été créés pour promouvoir n'est lui-même que dans l'ordre des choses. Mais en aucune manière leurs buts et leurs actions ne doivent être confondus avec la tâche de mettre fin à l'esclavage des animaux non humains.

Le contraste qui existe entre les thèmes de ces mouvements et le concept d'égalité animale apparaît clairement pour peu que nous osions remplacer dans leur littérature les animaux non humains par des humains. Le fait de manger ou non des enfants enlevés dans les rues de Manille aurait-il été vu comme une chose à laisser au choix personnel, choix guidé par le contenu en cholestérol de leur chair ou par les dommages écologiques occasionnés par cette traite ? Une mise en garde contre le caractère malsain pour le consommateur des oranges produites dans l'Afrique du Sud raciste aurait-il été un thème approprié pour la lutte contre l'apartheid ? Une revue opposant l'esclavage des humains se donnerait-elle pour sous-titre « Pour aider les Noirs et la terre » ? La condamnation de l'esclavage humain se baserait-elle sur sa « cruauté » ? Le viol ne devrait-il être condamné que quand il se déroule en public et parce qu'il constitue « une école de cruauté » ? Devions-nous fermer les camps d'extermination nazis à cause de la pollution qu'ils engendraient ? Ce que nous avons à dire des expérimentations qui y étaient conduites sur les Juifs et les prisonniers de guerre est-il qu'il s'agissait là de « fraudes scientifiques » ?

Des mouvements humanitaires du XVIIIe siècle luttèrent pour l'amélioration de la condition de l'esclavage humain avec tout argument à leur portée - qu'il s'agisse des préjudices occasionnés à l'économie de la métropole par l'importation de biens à partir des plantations esclavagistes, ou de l'effet délétère que l'esclavage peut avoir sur la moralité des maîtres. Ces groupes ne promouvaient pas l'égalité humaine, et la libération des esclaves humains n'aurait jamais été possible si cette idée d'égalité leur avait été confiée. De la même façon, les mouvements préexistants pour la défense des animaux reprirent le thème de l'égalité animale quand elle apparut parce qu'ils avaient besoin d'arguments. Ces mouvements cependant étaient, et sont restés, spécistes, tout comme la société en général est spéciste. Leur but n'est pas, et n'a jamais été, de mettre fin à l'esclavage des non-humains, et la tâche de mettre fin à cet esclavage ne devrait pas leur être confiée.

Peter Singer :
de l'utilitarisme retour au spécisme

C'était une erreur, comme j'ai dit le penser, de voir en la publication en 1975 de Animal Liberation le début d'un mouvement puissant pour la libération des esclaves non humains - non parce que l'idée centrale du livre, l'idée de l'égalité de tous les animaux, n'ait pas été appropriée ou nouvelle, mais parce que ce mouvement qui a existé n'était pas un mouvement de libération animale. Aucun mouvement puissant de libération animale n'a été à ce jour engendré à partir de ce livre sur la scène politique.

Pour notoirement difficile qu'il soit de reconstruire l'histoire, je proposerai deux explications pour cet échec. Le premier, que je ne développerai pas plus, est l'effet étouffant qu'a le milieu préexistant de défense animale. Le second est la complaisance envers le spécisme et envers ce mouvement spéciste de défense animale de la part du promoteur historique de l'idée d'égalité animale, Peter Singer lui-même.

Cette complaisance a des racines et a une évolution. L'idée d'égalité animale fut née en une période de bouillonnement social intense, au milieu de ou immédiatement après les luttes contre la guerre du Vietnam, pour l'égalité pour les femmes et pour les homosexuels, pour les droits civiques pour les Noirs, pour les droits des travailleurs, et pour une extension générale de l'idée d'égalité. Même dans ce contexte l'idée de pousser l'extension jusqu'au non-humains était très radicale. La naissance de l'idée dans Animal Liberation et la clarté et la force de son développement furent sans doute facilités par le point de vue éthique particulier adopté par Peter Singer, à savoir l'utilitarisme, qui permet qu'une position abstraite mais néanmoins potentiellement puissante - l'égalité de considération pour tous les intérêts - soit posée indépendamment des contingences pratiques qui encombrent immédiatement tant d'autres formulations de l'égalité animale. Le revers de la médaille est la faiblesse que possède l'utilitarisme en général dès qu'on doit l'appliquer à des situations pratiques, politiques : la théorie n'autorise aucune règle pratique tranchée à appliquer indépendamment des contingences de la situation. Elle laisse non seulement la décision, mais aussi l'évaluation des éléments clés de la situation, à savoir l'importance des intérêts de tous ceux qui sont concernés, entièrement entre les mains du décideur, qui se trouvera par la force des choses, puisqu'il est un décideur, parmi les membres plus puissants de la société. L'évaluation de l'importance des intérêts des faibles, et plus spécifiquement ici des animaux non humains, est laissée à la bonne volonté des puissants, des décideurs humains. Pour l'utilitarisme en outre, il est notoirement difficile d'expliquer exactement ce qu'il y a de mal en soi au fait de tuer un être sans douleur.

Étant moi-même un utilitariste, mon but n'est pas de critiquer Peter Singer en tant que tel. Plutôt, il s'agit pour moi de mettre en évidence un désaccord fondamental avec la façon dont il traduit, et en pratique en grande partie abandonne, sa position antispéciste abstraite d'égale considération des intérêts de tous les animaux, pour la réduire à une variété de welfarism, de défense animale, au long du chemin inévitable qui part du niveau critique de pensée éthique sur lequel ce principe est posé pour mener au niveau pratique, politique, intuitif [6].

L'attitude humanitaire traditionnelle concernant les animaux a toujours elle-même été utilitariste - mais utilitariste pour les seuls non-humains. Les intérêts animaux sont pris en considération, sont pesés, et sont alors confrontés aux intérêts humains. Ces derniers, cependant, sont mis dans la balance non pas en tant que simple intérêts, mais munis du statut bien plus fort de droits. En deux mots, il s'agit d'appliquer « L'utilitarisme pour les animaux, le kantisme pour les humains [7] ». Et de fait, la traduction politique réelle qui est faite de l'égalité humaine est basée presque entièrement non sur le jugement d'un archange abstrait prenant en considération de façon égale tout désir de tout être, mais sur la possession par les individus de droits égaux ; et les non-humains, eux, politiquement ne sont rien, ou ne sont que les sujets de groupes de lobbying politique, parce qu'ils sont propriété, parce qu'ils n'ont pas de droits.

Comment l'utilitarisme non spéciste de Peter Singer s'insère-t-il dans cette situation concrète ? Cela pourrait se faire de deux manières. Il pourrait remettre en cause la manière actuelle, basée sur des droits, dont est mise en œuvre l'idée d'égalité et militer pour que l'égalité en général soit fondée sur l'évaluation équitable de tous les intérêts, humains ou non. Il est difficile de voir comment une telle société pourrait exister sans être basée sur une bienveillance générale de la part de tous ceux qui sont physiquement en position de profiter d'autrui, et il est difficile de voir comment une telle bienveillance pourrait advenir dans un futur proche. Peter Singer pourrait au contraire, et à mon sens de façon plus réaliste, traduire sa position abstraite de considération égale des intérêts en son équivalent actuel basé sur les droits, appelant à l'abolition de tout esclavage, pour une protection intangible des intérêts de ces êtres sensibles qui, en tant qu'individus, ont une vie à eux qui peut aller bien ou mal pour eux.

Cependant, Peter Singer ne choisit ni l'une ni l'autre de ces deux options. L'élément le plus fort dans la structure de la façon actuelle, basée sur la notion de droits, dont est mise en œuvre la notion de justice intrahumaine est le droit à la vie, ressentie, pour des raisons compréhensibles, comme fondamental. Dans Animal Liberation Peter Singer évite d'entrer dans ce sujet, basant entièrement sa critique tant de l'expérimentation animale que de l'élevage sur la seule question de la souffrance [8]. Parce que le fait de tuer un non-humain n'est pas perçu comme une transgression d'une règle forte, il est amené à une position relativement faible particulièrement sur la question de l'élevage, qui est condamné surtout dans sa forme intensive et se trouve au moins dans un cas explicité pratiquement accepté quand les esclaves sont obtus et que leurs vies sont agréables [9] ; il est amené aussi à employer de nombreux arguments supplétifs pour justifier le végétarisme en général - c'est-à-dire, exactement ces mêmes arguments qui forment la base de l'ancienne défense spéciste du végétarisme : la santé, l'environnement et le tiers-monde [10]. L'appel à mettre fin à la forme la plus massive d'esclavage est essentiellement confiné à un unique chapitre relativement court, intitulé de façon parlante « Devenir végétariens », c'est-à-dire est vu principalement comme une question de choix et de droiture personnels.

J'ai déjà noté combien cette sorte de position et d'argumentation semblerait étonnante si le groupe des victimes étaient des humains plutôt que des animaux non humains. Dans ses travaux ultérieurs Peter Singer traite fréquemment de matières concernant l'éthique humaine, mais ce n'est que dans un seul type de cas qu'il se rapproche quelque peu de l'approche utilitariste directe qui a au contraire sa faveur dans le cas des nonhumains : quand l'individu est victime de lésions cérébrales importantes, est non né ou est nouveau-né. Cependant, il approuve dans ce cas l'existence de garanties strictes [11], ce qu'il fait rarement dans le cas des animaux non humains. Dans un cas au moins il rejette formellement l'utilisation d'humains non sensibles au nom d'un argument du type « engrenage » concernant le risque qu'il y aurait de mettre en péril l'attitude fondamentale de bienveillance que les humains ont envers leurs enfants [12], alors qu'il n'utilise ce type d'argument, qui pourrait très bien mener à une traduction concrète de l'utilitarisme pour les non-humains qui soit basée sur des droits, que rarement et avec beaucoup d'hésitation quand les non-humains sont en jeu [13]. Dans ses travaux et déclarations ultérieurs on trouve des cas où Peter Singer s'écarte nettement de la position utilitariste non spéciste. Dans une conférence publique à Milan en 1992 il accepta la notion de « récolte » relativement à des animaux non humains dans certaines circonstances, ce qu'il ne ferait certainement pas pour des humains. Telle est aussi l'exigence qu'il fait que, pour qu'une action illégale à l'encontre d'une forme très douloureuse d'expériences conduites sur des singes soit justifiable, on ait au préalable conduit « une longue phase de tentatives pour bloquer les expériences avec des moyens légaux [14] » ; ceci parce que nous vivons dans une démocratie plutôt qu'en Allemagne nazie. Il est difficile de voir comment quiconque pourrait sérieusement considérer qu'en Allemagne nazie nous aurions eu l'obligation morale de tenter tous les moyens légaux pendant un long moment avant d'entreprendre des actions illégales pour faire cesser une quelconque des atrocités qui s'y déroulaient ; et quelle signification exactement a démocratie quand il s'agit du sort des animaux non humains dans notre société ? La seule différence que je vois qui puisse expliquer l'attitude de Peter Singer est que dans le cas présent, les victimes ne sont que des non-humains, dont la vie et le bien-être, malgré tout, sont secondaires par rapport à la poursuite des intérêts humains.

L'image globale est que malgré de nombreuses au niveau abstrait réaffirmations du point de vue non spéciste tout au long de ses travaux - par exemple, « le conscient désaveu de toute supposition selon laquelle tous les membres de notre propre espèce auraient, du simple fait d'appartenir à notre espèce, une valeur distinctive ou inhérente d'aucune sorte qui les mette au-dessus des membres des autres espèces [15] » - quand il se trouve face à des cas pratiques, Peter Singer le plus souvent applique deux poids et deux mesures. Face au reflux général de la militance politique depuis la première publication d'Animal Liberation, à la domination exercée par les mouvements traditionnels de défense animale, aux réactions de la communauté scientifique et aux réactions violentes en Allemagne à l'encontre de toute application directe qu'il pouvait faire de l'utilitarisme aux humains, le fait que Peter Singer ait battu en retraite peut paraître explicable. L'attention qu'il a consacrée de façon croissante dans les travaux aux questions de la valeur de la vie, et à son lien avec des caractéristiques que les humains normaux ont et que la plupart des non-humains n'ont pas, apparaît comme une tentative de rationalisation a posteriori. Dans la première édition de Practical Ethics [16], il est amené à adopter une forme d'utilitarisme hybride très problématique : un utilitarisme hédoniste « total view [17] » pour les êtres qui ne sont pas conscients d'eux-mêmes, c'est-à-dire pour la plupart des animaux [18], et un utilitarisme de la préférence « prior existence view » pour les êtres conscients d'eux-mêmes. Il est difficile de voir comment tout le mal que nous tendons à voir dans le fait de tuer un être humain pourrait être expliqué, comme le voudrait Peter Singer, par le seul fait que la mort frustrera les préférences que l'individu a pour son avenir, préférences qu'ont les humains mais que les non humains n'ont pas, ou ont moins ; car dans ce cas, le fait d'imposer à un individu un changement drastique quelconque dans sa vie, tel le fait de le condamner à un emprisonnement de longue durée, serait exactement aussi mal que le fait de le tuer [19].

Significatif aussi est l'absence de toute prise de position claire à un niveau pratique au sujet de la contradiction entre l'écologie et l'antispécisme, et la complaisance dont fait preuve Peter Singer envers tant le milieu de la défense animale qu'envers le mouvement écologiste, complaisance incarnée dans la mise sous le boisseau de ses positions théoriques. L'idée d'égalité animale est devenue une marionnette entre les mains de ceux qui possèdent un pouvoir établi de longue date et qui poursuivent des buts fixés depuis longtemps, buts qui n'ont que peu à voir avec l'abolition de l'esclavage.

La libération animale a besoin d'engagement

En 1990, Peter Singer fit pour la seconde fois dans sa vie un geste public éminent dans la direction de l'abolition de l'esclavage animale : il accepta de soutenir le Great Ape Project ( « Projet Grands Singes anthropoïdes »), un plan né dans l'esprit de la militante italienne de libération animale Paola Cavalieri et dont le but est de casser la barrière d'espèce à son point le plus faible, celui qui sépare les êtres humains de leurs plus proches cousins dans l'évolution, les (autres) grands singes anthropoïdes. Ce projet devint un manifeste en juin 1993 quand fut publié un livre contenant une « Déclaration sur les grands singes anthropoïdes » signée par les trente contributeurs [20]. Pour la première fois dans l'histoire, un projet radical exigeant qu'au moins certains non-humains acquièrent le plein statut de personnes libres au sein de la « communauté des égaux » trouva un large écho et une acceptation au sein de cercle influents de la société, y compris de la part de certains des scientifiques les plus connus, et ceci de façon tout à fait indépendante de tout soutien de la part des groupes de défense animale.

Plutôt que d'accepter que ce projet vive sa vie comme pointe avancée de la lutte antispéciste, et puisse peut-être amener pour la première fois dans l'histoire à une mise en œuvre politique de l'idée d'étendre l'égalité au-delà de notre espèce, Peter Singer adopta par la suite une position qui aurait rendu impossible, si elle l'avait emporté, de maintenir le Great Ape Project comme projet politique en son nom propre. Pour la seconde fois, il s'est montré prêt à mettre sous le coude ses propres principes au nom d'une complaisance à court terme envers ces mêmes groupes de défense animale dont les buts sont indépendants du projet de libération animale. Ceci mit fin à confiance que lui accordaient beaucoup de ceux qui luttent pour la mise en application de l'égalité animale en tant que projet politique, et les a amenés à douter qu'il puisse continuer à occuper la position de référence mondiale principale mouvement de libération animale.

L'égalité animale, comme toutes les idées radicales, est difficile à porter sur ses épaules. Plus d'un militant sentira à un moment ou un autre la pression trop forte et battra en retraite. Ce dont qu'il faut pour que l'idée vive est l'engagement politique ; que ceci soit au niveau de la militance quotidienne ou à celui de la pensée universitaire ; et que ceci soit dans les pays de langue anglaise, où la difficulté est de transformer une conviction politique en une action sur le monde, ou que ce soit dans les pays d'Europe continentale, où une tradition non encore oubliée d'engagement politique peut rendre la tâche plus facile.

[1] Concernant le concept de sujet d'une vie, voir Tom Regan, The Case for Animal Rights, éd. The University of California. Press, Berkeley, 1983.

[2] Peter Singer, Animal Liberation, éd. The New York Review, New York, 1975. Les numéros de page cités ci-dessous se réferent à l'édition de poche faite en 1977 par Avon.

[3] Voir Richard Ryder, Animal Revolution, éd. Basil Blackwell, Oxford, 1985, p.273.

[4] Summa Theologica II, I, Q102, citée dans Peter Singer, Animal Liberation, p. 203.

[5] Sous-titre actuel : « Aide les gens à aider les animaux » - ce qui n'a plus la référence écologiste, mais n'est pas pour autant plus libérationniste.

[6] La distinction entre niveau critique et niveau intuitif dans la pensée morale est développée dans R.M. Hare, Moral Thinking: Its Levels, Method and Point, éd. Oxford University Press, Oxford, 1981.

[7] Robert Nozick, Anarchy, State, Utopia, éd. Basic Books, New York, 1974, part I, ch. 3.

[8] Voir par exemple les pages 22 et 23.

[9] Page 180 : « Si l'on suppose que vous pouvez vous procurer des œufs de poules élevées en plein air, les objections éthiques à l'encontre de leur consommation seront relativement mineures. Les poules qui disposent à la fois d'un abri et d'un parcours extérieur où elles peuvent marcher et gratter le sol vivent une vie confortable. ( ... ) Elles seront tuées quand elles auront cessé de pondre productivement, mais elles auront joui d'une existence agréable jusqu'à ce jour. »

[10] Pages 177 et 178 : parce que « notre pêche est en train d'épuiser rapidement les océans », « aux quatre coins de la planète, de petits villages côtiers qui vivent de la pêche voient leur source traditionnelle de nourriture et de revenu se tarir. »

[11] Voir par exemple Practical Ethics, Second Edition, éd. Cambridge University Press, 1993, chapitre « Taking Life: Humans . »

[12] Peter Singer and Deane Wells, The Reproduction Revolution, éd. Oxford University Press, Oxford, 1984, p. 149.

[13] Dans les premières pages du chapitre d'Animal Liberation intitulé « Devenir végétariens », Peter Singer note que, « sur le plan tant pratique que psychologique, il est impossible d'être cohérent dans sa préoccupation pour les animaux non humains tout en continuant à les mettre dans son assiette. »

[14] Peter Singer, « To Do or not to Do », traduction italienne « Fare o non fare ? », dans Etica & Animali, v. II, n. 2 (automne 1989) (citation retraduite de l'italien).

[15] Practical Ethics, Second Edition, p. ix.

[16] Peter Singer, Practical Ethics, éd. Cambridge University Press, Cambridge, 1979. Peter Singer change sa position dans la seconde édition, appliquant l'utilitarisme de la préférence « total view » à tous, niais sans que cela ne change beaucoup les conclusions.

[17] L'utilitarisme « total view » exige la prise en compte des intérêts de tous les êtres, qu'ils existent ou non au moment de la décision ; l'utilitarisme « prior existence view » au contraire ne prend en compte que les intérêts des êtres vivant effectivement à ce moment.

[18] Page 98 de Practical Ethics, il demande cependant « Sommes nous en train de transformer des personnes en tranches de lard ? » Néanmoins, à ne donne aux porcs que le bénéfice du doute sur cette question ; et ce bénéfice est loin de provoquer un rejet aussi fort de cette « transformation en tranches de lard » que le ferait un cas similaire d'exploitation humaine.

[19] Il est difficile de voir aussi comment l'utilitarisme de la préférence pourrait à lui seul rendre les individus moins remplaçables que ne le fait l'utilitarisme hédoniste. Pour une discussion, voir la revue par H.L.A. Hart's de Practical Ethics dans The New York Review, 15 mai 1980. De façon générale Peter Singer ne semble pas percevoir le rôle de la distinction entre niveau critique et niveau intuitif ; au lieu de traduire le principe critique abstrait non spéciste d'égale considération en un point de vue intuitif non spéciste, il tente le plus souvent de donner de nos intuitions spécistes une traduction au niveau critique.

[20] Paola Cavalieri et Peter Singer (ss la dir. de), The Great Ape Project: Equality Beyond Humanity, 6d. Fourth Estate, Londres, 1993. Édition américaine : éd. St Martins Press, New York, 1994 ; édition allemande à paraître (septembre 1994), éd. Goldmann, Munich ; édition italienne à paraître (novembre 1994), éd. Theoria, Rome.

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