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Cahiers antispécistes n°01 - octobre 1991

Principe de liberté, ou principe de dommage envers autrui ?

Au sein des démocraties occidentales, le mouvement pour la prévention de la cruauté envers les animaux a, dès son origine, été perçu comme un lobby, comme un groupe de pression, créé pour défendre certaines inclinations spirituelles de certains membres de la communauté politique, ou certaines de leurs préférences secondaires. Dans le premier cas, ce mouvement ressemblerait à une secte religieuse ou à une organisation moralisatrice, et dans le deuxième, à une association plus ou moins corporatiste. Aujourd'hui encore, chaque fois qu'il est question d'organiser un débat, on prend bien soin de présenter de façon « impartiale » les divers points de vue en lice : voici les défenseurs des animaux, voilà les bouchers, les fourreurs, les expérimentateurs. Dans le jeu démocratique, à chaque partie son dû.

L'accusation de moralisme légal

Cela n'est pas sans raison. Nos sociétés connaissent une catégorie particulière de délits appelés « infractions morales ». Il a été noté [1] que puisque le meurtre, par exemple, blesse aussi la morale, cette appellation ne peut être comprise que dans un sens restrictif, impliquant que les infractions en cause ne blessent que la morale. Et de fait, c'est à l'absence de partie blessée que se réfère l'autre expression en usage, celle de « crimes sans victimes ». L'adultère, la sodomie, l'inceste et la prostitution en sont les principaux exemples ; mais cette catégorie renferme aussi des infractions non sexuelles : par exemple, la cruauté envers les animaux.

On a appelé « moralisme légal » [2] le point de vue selon lequel la fonction de la loi serait non seulement de protéger les individus les uns des autres, mais aussi de punir la « méchanceté morale » en tant que telle. Désormais, je désignerai par moralité l'ensemble des croyances et coutumes que sont réputés blesser les « crimes sans victimes », et morale ce qui est en cause dans les lois devant protéger les individus les uns des autres. Dans ce sens, le viol peut être caractérisé comme un délit contre la morale, alors que les relations homosexuelles entre adultes consentants peuvent être vues - et le sont souvent effectivement - comme des délits contre la moralité. Le moralisme légal est généralement défendu par les conservateurs, et critiqué par les progressistes. L'idée que l'on devrait obliger chacun par des sanctions légales, ou à défaut sociales, à se conformer au code de conduite particulier qu'approuve la majorité à un moment donné, semble inacceptable à ceux qui voient le souvenir de l'Inquisition ravivé par l'actuelle renaissance du fanatisme religieux.

Ainsi, si les crimes contre les animaux tombent dans la catégorie des crimes sans victimes, c'est-à-dire des infractions morales, la réaction contre le mouvement de défense des animaux devient explicable. Dans une société libérale, la tolérance d'un groupe de pression est acceptable, voire juste, mais si la nouvelle secte devient trop agressive, et tente de mettre en œuvre son point de vue au moyen d'exigences personnelles et politiques argumentées, et, si elle y arrive, au moyen de la loi, alors apparaît brusquement l'accusation de moralisme légal, ou mieux, de khomeinisme (par où il faut comprendre : le degré maximum de prosélytisme fanatique). Les champions de la cause animale seraient alors réactionnaires, et ceux qui défendent le status quo progressistes ; ceux qui exigent, par exemple, que nous cessions de manger la viande seraient comparables aux adeptes d'une croyance religieuse demandant l'abolition de toutes les autres religions, ou aux hétérosexuels orthodoxes réclamant la prohibition des relations homosexuelles.

Cette argumentation paraît plausible, mais ne l'est pas. En effet, elle prend pour point de départ ce qu'elle prétend démontrer. Que les délits contre les animaux soient équivalents à des délits contre la moralité - qu'ils soient, de fait, des délits contre la moralité - cela demande à être argumenté. On ne peut se contenter de le présupposer, et encore moins se fonder pour cela sur les lois en vigueur, sur le fait que pour elles ces délits se définissent ainsi. L'existence de sociétés qui condamnent les associations entre personnes blanches et non blanches comme immorales, et dont les lois répriment ces associations, ne règle pas la question : comme il a été souligné, c'est là le point de départ, et non d'aboutissement, de la discussion [3]

Il est donc intéressant d'examiner le cadre conceptuel que partagent les défenseurs du status quo. La notion même de crime sans victime l'explicite : ainsi que nous l'avons déjà vérifié, une telle dénomination n'a de sens que liée à l'idée que, typiquement, les crimes ont des victimes. L'accusation de prosélytisme fanatique présuppose un point de vue assez courant dans les théories progressistes et qui est associé généralement à un principe appelé « principe de Mill [4]. En choisissant ici comme base de discussion ce principe moyen, compatible avec diverses positions effectives, non seulement nous éviterons de nous appuyer sur des prémisses discutées, mais de fait nous développerons notre argumentation sur le terrain même de ceux qui nous accusent de moralisme légal.

Le principe de Mill

Le principe de Mill, énoncé et argumenté par John Stuart Mill dans son court traité On Liberty, est, pour ainsi dire, une médaille à deux faces. Vers la fin de l'ouvrage, l'auteur en résume le contenu entier au travers de deux maximes : « [C]es maximes sont, d'abord, que l'individu n'a pas de compte à rendre à la société pour ses actes, tant que ceux-ci ne concernent les intérêts d'aucune autre personne que lui-même. Les seules mesures que la société est justifiée à prendre pour exprimer sa répulsion ou sa désapprobation pour un tel comportement sont les conseils, l'instruction, la persuasion, et la cessation de la fréquentation de l'individu par ceux qui l'estimeraient nécessaire pour leur propre bien. Deuxièmement, que pour les actes qui sont préjudiciables aux intérêts d'autrui, l'individu doit rendre compte, et peut être soumis à la sanction sociale ou légale, si la société estime que l'une ou l'autre est nécessaire à sa propre protection [5] ». Les deux faces de la médaille sont à l'origine des deux appellations que l'on donne à ce principe : principe de liberté (et non de tolérance, comme on a tendance à dire de façon paternaliste), et principe de dommage envers autrui.

On Liberty souleva d'innombrables discussions. Il y eut, bien entendu, des critiques radicales qui en rejetèrent le principe même, soit en affirmant l'existence de bonnes raisons d'obliger chacun à se conformer à la moralité sociale et de punir les écarts à cette moralité, quand bien même ces écarts ne causeraient aucun dommage à autrui, soit en soutenant qu'il est impossible, puisque « personne n'est une île », d'identifier des classes d'actes qui ne causent de dommage à personne d'autre qu'à l'individu qui les commet. Pourtant, le débat a surtout porté sur des questions de clarification et de spécification. De plus, ceux qui acceptent le principe dans sa formulation générale ont surtout envisagé la deuxième face de la médaille, puisque l'espace que gouverne la première, le principe de liberté, est égal à celui que la deuxième ne gouverne pas, et croît et décroît suivant l'interprétation de cette dernière.

« [L]e seul but qui justifie que la force soit exercée envers un membre d'une communauté civilisée, à l'encontre de sa volonté, est de prévenir qu'un dommage ne soit causé à autrui [6] » Dans cette formulation concise, par laquelle Mill résume le principe de dommage envers autrui, deux concepts se prêtent tout particulièrement à analyse : celui de « dommage », et celui d' « autrui ». Sur la définition du « dommage », la discussion a été vive : la distinction fondamentale a été faite entre dommage privé et dommage public, et le concept a été qualifié de façons tout-à-fait différentes quant à son extension, incluant, entre autres notions, celles de tort, d'offense et de non-bénéfice. Au contraire, le concept d' « autrui » a reçu peu d'attention. Qui était autrui, cela a été longtemps considéré comme coulant de source - autrui, c'était, de façon générique, tout être humain. En dehors du cas d'intervention paternaliste où l'individu qui se voit protégé est le même que l'individu qui cause le dommage - cas qui constitue justement la cible principale des flèches de Mill ( « Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l'individu est souverain [7], la question du destinataire du dommage n'a pas été vue comme spécialement pertinente avant ces dernières années. Récemment, néanmoins, cette question a été propulsée au premier plan par l'importance acquise par un débat éthique particulier.

L'applicabilité du principe de Mill

Dans Practical Ethics, Peter Singer écrit : « Le point de vue de Mill a souvent été cité, et à juste titre, à l'encontre des lois créant des "crimes sans victimes" - comme celles qui interdisent les relations homosexuelles entre adultes consentants, l'usage de la marijuana et autres drogues, la prostitution, les jeux d'argent et ainsi de suite. L'avortement est souvent mis dans cette liste (...) Ceux qui considèrent l'avortement comme un crime sans victime disent que, si chacun a droit à ses propres opinions quant à la moralité de l'avortement, et a le droit d'agir en conséquence, aucune partie de la communauté ne devrait tenter d'en forcer d'autres à adhérer à sa propre façon particulière de voir les choses ; que dans une société pluraliste, nous devons tolérer que d'autres aient un point de vue moral différent et laisser à la femme concernée la décision d'avorter ou non. Le caractère fallacieux de l'inclusion de l'avortement parmi les crimes sans victimes devrait sauter aux yeux. Le désaccord sur l'avortement porte, en grande partie, précisément sur la question de savoir si l'avortement a, oui ou non, une "victime" (...) Employer le principe [de Mill] comme moyen pour contourner les difficultés qui se présentent dans le débat éthique sur l'avortement revient à prendre pour donné que l'avortement ne cause de dommage à aucun "autrui" - ce qui est justement le point qui demande à être démontré avant que nous ne soyons en droit d'appliquer le principe au cas de l'avortement [8] ».

Pour ce qui concerne l'avortement, cette idée est partagée par presque tous les philosophes moraux, qui par conséquent portent leur attention sur le statut moral du fœtus. Mais si nous remplaçons dans ce raisonnement la question débattue, à savoir la justesse de l'avortement, par la question de la justesse de la consommation de la viande, et aussi le sujet, le fœtus, par les animaux non humains, alors il apparaît que le problème est le même. Le fait que pour la plupart des gens le problème ne se pose pas n'y change rien. Il est vrai que tout au long de notre histoire culturelle, la « question animale » a rarement été avancée, et plus rarement encore, voire jamais, considérée avec sérieux. Mais, depuis le début des années soixante-dix, la réflexion qui a donné naissance au corps de la philosophie de la libération animale a radicalement changé la situation, et a remis en cause le présupposé selon lequel les différences factuelles entre nous-mêmes et les autres animaux peuvent automatiquement être transformées en inégalités morales, et donc en différence de traitement [9]. Aujourd'hui, il n'est plus possible de se contenter de dire que, dans les cas où des animaux sont concernés, on ne devrait pas tenter d'obliger d'autres à suivre sa vision particulière de la moralité. Avant de prendre une position quelconque, nous devons poser sérieusement, sans l'esquiver, le problème du statut moral des animaux non humains.

La liberté... de manger autrui ?

La résistance que rencontre une telle approche est remarquable. La tendance à tout simplement ignorer les membres des autres espèces est si profondément ancrée en nous que même John Stuart Mill, qui, en tant qu'utilitariste, défendait l'inclusion des animaux dans la communauté morale sur un pied d'égalité avec les humains [10], n'est pas libre de son influence ; et ceci, justement, dans On Liberty. De fait, dans la discussion qu'il mène sur la liberté religieuse, il cite, comme exemple parmi d'autres, la prohibition de la consommation du porc en vigueur chez les Musulmans ; et, en discutant pour déterminer s'il serait acceptable d'interdire à des non-musulmans de consommer du porc à l'intérieur des frontières d'un pays islamique, il conclut : « La seule base défendable de condamnation serait que, au sujet des goûts personnels et des préoccupations concernant soi-même qu'un individu peut avoir, le public n'a pas à intervenir » [11]. Le problème de savoir si n'entre pas ici en jeu la violation des intérêts des animaux élevés pour la nourriture n'est même pas envisagée, et la question semble être traitée exactement dans les termes ci-dessus critiqués.

Le cas de Mill surprend, parce qu'il est contradictoire. Il n'en est pas de même, par exemple, dans l'affaire de ce procès simulé contre le dictateur roumain Nicolas Ceausescu, dont les minutes furent divulguées à la presse du monde entier. Celui qui y joue le rôle de procureur énumère à l'accusé la liste de ses crimes contre le peuple ; parmi les plus graves, il y a le fait que, sous son régime, le peuple ne pouvait manger de viande. L'absence totale de pertinence morale de ceux qui ne sont pas humains est si naturelle que, dès le début d'une révolution contre un pouvoir absolu, la possibilité d'exercer le pouvoir le plus absolu sur les animaux est revendiqué comme un droit enfreint.

Nous sommes encore loin du moment où le grand public verra ces événements comme déconcertants. Néanmoins, je crois que les arguments en faveur de l'inclusion des animaux dans la sphère de l'égalité morale sont plus forts que ceux qui traditionnellement s'y opposent ; et que, si le champ de la discussion reste celui de l'éthique rationnelle, alors tôt ou tard nous devrons reconnaître que les animaux sont « autrui » - que dans leur cas, les différences ne peuvent être mécaniquement transformées en inégalités. Et ce jour-là, nous devrons aussi admettre que, dans les relations avec les non humains, c'est le côté « protecteur » de la médaille qui s'applique - le principe de dommage envers autrui, et non le principe de liberté.

Ce chemin suivrait la direction de progrès éthique tel que conçu par William E. H. Lecky quand il décrit la communauté morale comme un cercle en expansion, qui embrasse tout d'abord la famille, puis s'étend à une classe, puis à une nation, à toute l'humanité, et enfin au monde animal [12]. Lecky lui-même donne un exemple particulièrement significatif des changements déjà passés : « Les combats de gladiateurs représentent, de fait, le seul aspect de la société romaine qui à un esprit moderne est presque inconcevable dans son atrocité. Que non seulement des hommes, mais aussi des femmes, dans une période avancée de civilisation - des hommes et des femmes qui non seulement professaient, mais aussi très souvent pratiquaient, un code moral élevé - aient fait du carnage d'hommes leur source habituel d'amusement, que tout cela ait pu continuer des siècles durant, avec à peine un mot de protestation, représente un des éléments les plus saisissants de l'histoire morale » [13]. Je ne crois pas nécessaire de développer l'analogie plus avant.

Paola Cavalieri est directrice de la revue semestrielle italienne Etica & Animali, via Marradi 2, 20123 Milano (10000 lires/exemplaire), et militante de Eguaglianza Animale, via Bobbio 6, 20144 Milano.

Eguaglianza Animale est un'organizzazione per la liberazione animale :

Eguaglianza Animale entend lier étroitement théorie et pratique, faisant de la diffusion des idées en tant que forme de militance politique, et puisant directement dans les principes libérationnistes l'inspiration d'un activisme non violent radical et créatif. Nous croyons en outre que la libération des animaux dépend en grande partie d'une transformation de la conscience humaine, et qu'ainsi la clarté idéologique est essentielle au succès politique.

Un tel succès ne sera possible que grâce à un mouvement organisé comparable à ceux qui ont réalisé les grandes révolutons intrahumaines de l'histoire : ce n'est qu'alors que viendront les réformes juridiques décisives, et que dans la vie des animaux non humains seront concrétisés des changements significatifs. Eguaglianza Animale travaille pour construire ce mouvement, et pour rapprocher ainsi ce jour où la tyrannie humaine sur les autres êtres sensibles aura été éliminée à la racine.

[1] Voir Joel Feinberg, Social Philosophy, Prentice-Hall Inc., Englewood Cliffs, 1973, p. 37.

[2] H.L.A. Hart, Law, Liberty and Morality, Oxford University Press, Oxford, 1986 (1983), pp. 33 et 34.

[3] Ibid., p. 18.

[4] James Rachels note que la paternité de ce principe doit être attribuée à Jeremy Bentham. Voir James Rachels, The End of Life, Oxford University Press, Oxford, 1986, p. 180.

[5] John Stuart Mill, On Liberty, dans Collected Works of John Stuart Mill, University of Toronto Press, Toronto et Buffalo, 1977, p. 292

[6] Ibid., p. 223.

[7] Ibid., p. 224.

[8] Peter Singer, Practical Ethics, Cambridge University Press, Cambridge, 1979, pp. 112-113.

[9] La liste des contributions significatives au débat libérationniste est assez longue, mais doit nécessairement inclure : Peter Singer, Animal Liberation, New York Review Books, New York, 1975, 1990 ; Stephen R.L. Clark, The Moral Status of Animals, Oxford University Press, Oxford, 1977 ; Tom Regan, The Case for Animal Rights, University of California Press, Berkeley, 1983 ; Steve F. Sapontzis, Morals, Reason and Animals, Temple University Press, Philadelphie, 1987, et James Rachels, Created from Animals: The Moral Implications of Darwinism, Oxford University Press, Oxford, 1990.

[10] Voir John Stuart Mill, Whewell on Moral Philosophy, cité dans Animal Rights and Human Obligations, compilé par Tom Regan et Peter Singer, Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1976, pp. 131-132.

[11] John Stuart Mill, op. cit., p. 285. Souligné par moi.

[12] William E.H. Lecky, History of European Morals, George Braziller, New York, 1955, p. 100-101. (Première publication : Longmans, Londres 1869.)

[13] Ibid., p. 271.

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