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CA n°39 - Jusqu'où défendre les animaux ? - mai 2017

Paralysie du pacifisme

Une défense de l’action directe militante et de la « violence »

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-Hélène Capin et Christiaan Smit. Traduction revue par Enrique Utria.

Steven Best est maître de conférences en philosophie à l’Université du Texas. Le texte qui suit a été achevé en 2012. Il a été rédigé par l’auteur dans le prolongement de la conférence qu’il a donnée au colloque « Jusqu’où défendre les animaux ? » (Paris, Sciences Po, 23 mai 2011).

La Rédaction

1. Introduction

La crise qui compromet le mouvement végane et le mouvement de défense des animaux est si profonde qu’elle a échappé à l’attention critique1. Tandis que les problèmes sociaux et écologiques s’aggravent et que l’holocauste animal fait des milliards de victimes supplémentaires chaque année, la réponse de ces mouvements, loin de se renforcer, s’affaiblit.

Malgré la détérioration de la situation sur de nombreux fronts, véganes et défenseurs des animaux sont en plein déni. Ils sont en effet persuadés d’incarner les forces ascendantes et de renaissance dans le domaine de l’alimentation, convaincus que leur éthique apportera progrès social, paix mondiale, résilience et équilibre écologiques. Ils surestiment leur nombre et la signification de réformes à vrai dire très mineures, sans voir ce qu’a d’inquiétant la situation globale ; ils sous-estiment la domination des entreprises et de l’État ; et les grandes organisations telles que The Humane Society of the United States (HSUS) ou People for the Ethical Treatment of Animals (PETA) finissent par s’intégrer au système, en collaborant activement avec l’industrie pour promouvoir une viande et un abattage « pleins d’humanité ».

Pour renverser les systèmes de l’arbitraire et du pouvoir, donc, il convient d’identifier les idéologies, les mythes, les normes et les valeurs qui valident cette domination sociale, qui anesthésient la pensée critique, étouffent la résistance politique et lient les opprimés aux oppresseurs. Ainsi, l’idéologie rationaliste met en avant une notion d’humanité – notion à la fois socratique, inspirée par les Lumières, et libérale – constituée d’êtres rationnels qui ne font le mal que lorsqu’ils ignorent le bien. De même, l’idéologie de la démocratie pluraliste présente l’État capitaliste comme un arbitre neutre parmi des volontés conflictuelles, accordant à tous les intérêts une égale considération et une voix égale. Enfin, l’idéologie pacifiste, façonnée qu’elle est par ces systèmes de croyances, promeut la résistance à l’injustice : elle considère que l’État peut être réformé et que les êtres humains sont fondamentalement bons, susceptibles de persuasion morale et de conduite éthique. D’où la conclusion des pacifistes : tandis que la désobéissance civile peut être un catalyseur nécessaire au changement, il n’est jamais justifié d’utiliser la violence.

Le présent essai porte sur le pacifisme, et défend l’idée qu’il s’agit d’une philosophie morale et politique problématique qui perpétue les relations de pouvoir et de violence, et contredit ainsi les buts qu’elle affiche. Critique envers toutes les versions du pacifisme en tant qu’elles sont dogmatiques, restrictives et affaiblissantes, je retracerai la dégénérescence de la tradition pacifiste orientée vers l’action et la confrontation, celle de Gandhi et Martin Luther King, en approche passiviste, timide, apolitique et domestiquée promue par les véganes et les défenseurs des animaux contemporains. Par contraste avec le pacifisme dogmatique ou « fondamentaliste », la réalité m’apparaît comme complexe, ambigüe, paradoxale, faite de dilemmes, ne prêtant bien souvent matière à aucune décision fondée ; de ce fait, je rejette les vérités absolues, les valeurs universelles et les modèles réducteurs. J’avance une méthode pragmatique, contextuelle et pluraliste qui abandonne l’attachement aux principes pour viser aux résultats ; une méthode qui rejette les perspectives totalisantes pour souligner les différences et les contextes particuliers ; et qui renonce aux dogmes limitant les tactiques de résistance au profit d’une position pluraliste qui maximise les possibilités de combat. J’entends ainsi exposer les défauts du pacifisme tout en assimilant ses vérités partielles et ses lumières limitées dans un contexte plus vaste ; cette approche ne s’oppose pas plus à la non-violence qu’elle ne fétichise la violence. Elle favorise l’approche qui fonctionne le mieux dans des situations spécifiques, quelle que soit cette approche. Je défends l’entière gamme de tactiques militantes, y compris la véritable violence (bona fide violence), en tant qu’elle est légitime et nécessaire, et j’en appelle ici à un principe que je nomme « la légitime défense par extension2 » (extensional self-defense) pour justifier la violence dans les cas où les activistes de la cause animale, ceux-là mêmes qui s’autoproclament « voix des sans voix », ont le devoir d’utiliser tout moyen nécessaire pour défendre les animaux contre les agressions violentes [des humains], comme les animaux le feraient eux-mêmes s’ils le pouvaient.

2. Sophismes du pacifisme

Le terme vague et trompeur de « pacifisme » prête à confusion tant il connote l’opposé de l’utilisation pour laquelle il a été conçu. Plus précisément appelé « résistance non violente » ou « désobéissance civile non violente », le pacifisme est en fait une opposition affirmée, active, dynamique à la violence, à l’oppression et à l’injustice. Il a acquis une connotation négative d’inaction, que l’on doit non seulement à une interprétation littérale de sa signification, mais aussi à la régression précipitée dans la sphère publique, dans la démocratie et dans l’activité politique de l’ensemble des citoyens en consommateurs de masse. Ce développement régressif est particulièrement manifeste dans le mode de vie végane et dans la défense des animaux procédant par revendications sectorielles (single-issue advocacy). Gandhi, insatisfait de l’inadéquation du mot « pacifisme », forgea le terme « satyagraha » ou « force d’âme » pour souligner le pouvoir actif d’une résistance réglée sur des principes éthiques, d’une résistance cherchant à contrer la violence par la non-violence, à triompher de la haine par l’amour et à remplacer l’injustice par la justice.

Pour Gandhi et King, le pacifisme implique des affrontements spectaculaires (dramatic) et des actions audacieuses contre l’oppression et l’injustice : protestations, manifestations, désobéissance civile. Gandhi et King soulignent que la résistance non violente, peu accessible aux faibles et aux lâches, exige un courage, une prise de risque et une force extraordinaires pour résister à la violence des attaques et de la répression sans avoir recours aux armes ou à l’agression physique. Tous deux provoquaient et mettaient directement au défi les systèmes d’oppression pour révéler l’injustice, aiguiser les conflits qui l’accompagnent, éveiller les masses assoupies et épuiser les oppresseurs par leur capacité à endurer la souffrance. Puisque le pouvoir ne peut être maintenu que par le consentement et la coopération des opprimés, ils montrèrent la nécessité de ne pas se conformer ni collaborer à des lois injustes. Quand une loi est mauvaise (wrong), qu’elle est en contradiction avec des principes éthiques, chacun a le devoir d’enfreindre la loi afin de faire pression sur l’État pour rectifier l’injustice et mettre fin à l’oppression.

De cette idéologie hégémonique qu’est la non-violence parmi les mouvements sociaux contemporains, personne ne se sera peut-être fait autant le champion que les communautés centrées sur le véganisme et la défense des animaux. Nombre d’entre elles s’imaginent créer une communauté de paix et de respect plus profonde que tout ce qui a pu être conçu jusqu’alors, allant bien au-delà des limites de l’humanisme. Leur hypothèse est qu’on ne peut atteindre l’objectif d’un monde de paix sans moyens pacifiques, un raisonnement « scellé » de clichés tels que « la violence n’engendre que la violence », « œil pour œil et le monde sera aveugle », « la fin ne justifie pas les moyens ». Chaque cliché est conçu comme une vérité éternelle, universelle, et les contre-exemples ne sont jamais pris en compte, pour la bonne raison qu’ils sont nombreux et constituent des réfutations dévastatrices de ces prétentions faciles et totalisantes. C’est en partie parce que véganes et défenseurs des animaux n’estiment être là que pour apporter la paix et la justice pour toute vie, qu’ils évitent toute action, tout comportement ou propos qui pourrait être interprété comme violent, coercitif ou aliénant, y compris toute forme de protestation et d’action illégale.

Dès lors, le pacifisme devient véritablement et au sens littéral un passivisme. Une forme dégénérée et affaiblie du pacifisme, qui remplace le courage par la peur, et la présence publique par la retraite privée. Le passivisme évite les protestations de masse et la désobéissance civile pour ne pas s’aliéner l’opinion publique. Il remplace l’agitation par « l’éducation », fragmente les foules en individus isolés, abandonne les rues pour la maison, déserte l’espace réel des villes pour le cyberespace. L’ « action directe », qui signifiait autrefois confrontations dangereuses et particulièrement risquées, désobéissance civile ou protestation contre les oppresseurs, se traduit maintenant par le boycott des « produits animaux », la cuisine ou d’autres activités de consommateur. La « résistance » des passivistes véganes s’exprime par des commentaires et des likes sur Facebook, l’échange de recettes, la préparation de cookies pour des pique-niques participatifs, en bloguant pour les convertis, et prenant pour cible d’autres véganes. Le passivisme, en déplaçant l’attention portée aux firmes et à l’État vers les consommateurs, et en déplaçant l’attention des institutions injustes vers la fausse conscience, élude toute critique à l’égard des structures et de la logique du pouvoir institutionnel pour se concentrer sur les consommateurs dont les « demandes » (faussement abstraites des manipulations de l’offre) sont supposées être à l’origine du problème. Selon ce modèle libéral, la « solution » ne réside pas dans un changement institutionnel et une révolution, mais dans l’éducation des consommateurs et le véganisme. Il n’est pas possible d’ignorer le contraste saisissant entre ces mouvements qui citent pieusement les paroles de Gandhi et de King, et les enseignements de ces auteurs qu’ils ne mettent jamais en pratique : la désobéissance civile ne fait pas partie du vocabulaire ou des stratégies de ces mouvements contemporains, sans parler de la libération animale et des tactiques de sabotage qui se voient largement condamnées au titre de pratiques « violentes » et « terroristes » dans un langage directement emprunté au manuel stratégique du complexe entreprises-État-sécurité (corporate-state-security complex).

Le plus fameux exemple de cette intériorisation du sur-moi étatique, de cette tendance à devenir conciliant plutôt que méfiant, est « l’abolitionnisme végane » ou « l’approche abolitionniste » associés au culte de Gary Francione et à ses adeptes inconditionnels. Bourgeois fini, libéral, apolitique, végane mû par une cause unique, élitiste, Francione dénonce avec véhémence non seulement les « sauvetages clandestins » du Front de libération animale (ALF), mais aussi les « sauvetages à visage découvert » fidèles à l’esprit de Gandhi (qui consistent à pénétrer ouvertement et par effraction dans un élevage industriel, en causant un minimum de dégâts matériels, pour sauver une poignée d’animaux et mettre à jour leurs conditions d’exploitation). Francione désavoue toute forme de désobéissance civile et de tactique illégale, renonce aux protestations ou aux manifestations, rejette toute campagne législative (même au niveau local), ridiculise les « campagnes ciblées » (comme celles qui s’opposent à la vivisection) et littéralement tout ce qui ne relève pas de « l’éducation végane ». Mais Francione et ses adeptes n’ont ni théorie ni expérience de l’éducation, leurs manières sont agressives, autoritaires, elles sèment la discorde et garantissent leur lamentable échec. Leur principale occupation consiste en fait à prendre pour cible tout individu, groupe ou campagne qui ne suivrait pas leur approche impuissante, et à entraver toute forme de progrès potentiel par tous les moyens possibles.

Leur position libérale et individualiste fait porter tout le poids de la responsabilité sur la demande des consommateurs de viande, de produits laitiers et d’œufs, plutôt que sur l’offre des entreprises subventionnées par l’État. Cela exonère les institutions capitalistes, l’État et les industries qui exploitent les animaux du massacre impitoyable de milliards d’innocents ; de leur marketing trompeur ; de la crise de la santé publique qu’ils ont précipitée ; de la destruction des rivières, des océans, des forêts équatoriales et de l’habitat ; et de leur contribution, pire que celle d’aucune autre industrie, au changement climatique. Francione occulte la logique structurelle du capital, ignore la façon dont l’offre stimule la demande. Il rend nulle et non avenue l’importance qu’il y a à prendre pour cible les industries et les États au lieu de changer le comportement des consommateurs par « l’éducation » – un sophisme clair qui fait d’approches complémentaires des approches mutuellement exclusives. Loin d’être « une alternative radicale » au welfarisme et au réformisme, « l’approche abolitionniste » est une autre impasse sur le chemin de la construction d’un contre-pouvoir efficace à l’industrie de l’holocauste et au spécisme.

En tant que disciples plutôt que penseurs, les pacifistes fondamentalistes ne s’engagent pas dans une argumentation véritable, mais s’abandonnent à des assertions sans fondement rationnel. Leur stratégie rhétorique n’est pas de penser et de raisonner par eux-mêmes dans un processus dialogique, mais plutôt de citer Gandhi et King. Les partisans de Francione sont absolument incapables d’écrire ou de débattre sans utiliser les arguments, les concepts et la phraséologie du Maître, qu’ils citent avec excès et obsession. En lieu et place d’une méthodologie informée par une analyse historique, des études de cas et une argumentation logique, les pacifistes colportent des platitudes et récitent leurs mantras éculés.

Le pacifisme fondamentaliste, en tant que dogmatique et autoritaire, pare son discours des atours de la Vérité, et non de l’interprétation ou de la perspective. Il y a là une théologie sécularisée et brandie avec l’assurance du « Vrai croyant3 ». Même une connaissance superficielle du mouvement végane permet de révéler son ton de prêche, son inclination à porter des jugements de valeur, son arrogance ; et tout en même temps sa foi religieuse dans le véganisme comme panacée à tous les problèmes du monde, et une ignorance des faits de la science, de l’écologie et de la théorie sociale qui renversent leurs procédés faciles, leur optimisme naïf et leur vision unidimensionnelle. De tels pacifistes adhèrent rigidement à d’inflexibles principes parce qu’admettre des exceptions serait autoriser la complexité, ce que précisément les fondamentalistes cherchent à éviter. Leur façon de voir les choses relève du « ceci ou cela », du « tout ou rien » : la violence est toujours condamnable et la non-violence toujours bonne (right), tant en principe que dans leurs conséquences.

Leur logique est séduisante, et leur simplicité trompeuse – de la même façon d’ailleurs que presque tout argument pacifiste contre la « violence » est facile et simpliste. Car, si les arguments rationnels et la persuasion morale ont peu d’effet sur les exploiteurs des animaux et sur l’industrie de l’holocauste animal en général, et si les techniques de propagande utilisées par l’industrie exploitent les émotions plutôt que l’esprit, et sont bien plus puissantes que les méthodes d’éducation végane, alors les gens ne sont pas aussi éducables que le prétendent les pacifistes, et il est besoin de méthodes plus efficaces pour mettre un terme à l’attaque massive contre les animaux – en supposant que cela soit bien notre but, c’est-à-dire en supposant que notre objectif ne soit pas de fétichiser les principes au détriment de l’action, le sentiment aux dépens des résultats. Si le complexe que forment l’État et l’appareil sécuritaire est l’outil des industriels, qu’il est soumis à la lourde pression des lobbies et grassement payé pour adopter des lois qui favorisent les industries et la répression des activistes, alors nous avons des raisons supplémentaires de croire que l’action directe militante est nécessaire pour protéger les animaux des agressions violentes et du massacre de masse dont ils font l’objet. Finalement, s’il s’avère que les tactiques d’action directe militante, qui relèvent prétendument de la « violence », stoppent souvent la violence dans les cas où les boycotts, l’éducation et la législation sont lamentablement lents et désespérément inefficaces, alors le modèle de cohérence échoue, et le pacifisme s’effondre.

L’éducation et la persuasion morale peuvent souvent être de puissantes forces de changement, mais l’efficacité des appels à la rationalité et à l’éthique est très exagérée. Malgré les visions socratique et rousseauiste [dont on dérive souvent l’idée] que les humains sont des êtres essentiellement rationnels, bons et compatissants, les choses sont relativement claires ; les humains – bien trop souvent – sont mauvais (evil), xénophobes, enclins au tribalisme, sadiques, égoïstes, irrationnels, et leur passé est pour majeure partie une histoire sordide de violence, d’avidité, de génocides et de destruction de l’environnement. Les gens ne sont pas tant mus par les faits ou la raison qu’ils sont manipulés inconsciemment et émotionnellement par les techniques de propagande.

Le modèle éducatif classique s’appuie sur un modèle faux, idéaliste et rationaliste de la nature humaine qui nie la primauté des forces et des pulsions irrationnelles ; qui nie le plaisir et le frisson sadiques que les chasseurs ou d’autres puisent dans le meurtre des animaux ; qui nie l’investissement identitaire des humains en tant que membres de l’espèce « supérieure » pour laquelle tous les autres animaux sont de simples moyens en vue de leurs fins ; qui nie les mécanismes psychologiques de résistance au changement, de rationalisation des comportements et d’évitement des réalités déplaisantes ; les mécanismes de détachement et de compartimentation qui facilitent l’indifférence vis-à-vis des atroces cruautés et de l’insondable massacre de masse des animaux ; le pouvoir de la propagande et de la manipulation ; et la résistance au changement, au dialogue rationnel et aux appels à la compassion dès lors que leurs intérêts matériels sont concernés. Quand les humains ont un intérêt financier à perpétuer une tradition, une institution ou une industrie violente ou fondée sur l’exploitation – comme les chasseurs de phoques canadiens, les chasseurs de baleines japonais ou les marchands d’ivoire africains –, leur attachement aux pulsions (drives) irrationnelles, cruelles et égoïstes est même implacable et tenace. Malgré la révolution épistémologique provoquée par Nietzsche et Freud il y a plus d’un siècle, les pacifistes s’accrochent à une théorie erronée de l’humain qui ignore les six millions d’années d’évolution animale qui précédèrent les débuts langagiers d’Homo sapiens il y a 45 000 ans.

Ainsi, là où les exploiteurs n’abdiquent pas leur pouvoir sur les autres, mettre fin à l’oppression et faire avancer le progrès moral requiert une force extérieure – qui peut aller des boycotts au sabotage, de l’intimidation et du harcèlement à l’agression physique (physical assault). Tout au long de l’histoire des luttes démocratiques modernes, le progrès moral ne s’est pas manifesté en civilisant les élites qui auraient alors volontairement renoncé ou partagé le pouvoir, mais a résulté la plupart du temps d’une forme ou d’une autre de coercition – qu’il s’agisse de la force d’âme de Gandhi (satyagraha), du sabotage, de la violence ou de la lutte armée.

S’ils n’ignorent pas l’histoire, les pacifistes présentent les événements de manière simpliste, unilatérale (one-sided) et tendancieuse. Selon cette vision déformée de l’histoire, la non-violence fait toujours avancer le progrès social et la violence l’entrave toujours. Leur modus operandi consiste à défendre l’idée que le progrès social dans le monde moderne résulte de tactiques non violentes et ne résulte que de celles-ci. Bien que des stratégies non violentes aient souvent été utilisées avec créativité contre des régimes oppressifs et des dictatures, et qu’un changement social radical se soit parfois produit de manière non violente (la « Révolution de velours » en Tchécoslovaquie en 1989 et la « Révolution chantante » en Estonie, 1987-1991), le pacifisme a aussi misérablement échoué dans de nombreux conflits (par exemple, en Amérique centrale au cours du xxe siècle où les protestations non violentes ont été noyées dans le sang par les juntes fascistes au service des intérêts américains ; ou avec l’appel de Gandhi à une résistance non violente au nazisme allemand) et ne peut fonctionner lorsque les oppresseurs font un usage impitoyable de la violence pour mettre un terme à la dissidence, aux syndicats et aux protestations.

Invariablement, les « victoires » attribuées aux luttes non violentes sont décontextualisées de manière à ignorer le rôle important de la résistance violente et la diversité des forces qui militent pour le changement. Mais Gandhi n’a pas obtenu à lui seul l’indépendance de l’Inde : une violente insurrection avait également lieu contre les forces britanniques. Martin Luther King n’a pas assuré à lui seul la conquête des droits civiques : Malcom X, les Black Panthers et les émeutiers qui embrasaient les villes exerçaient une forte pression en faveur du changement, et permettaient à King de se positionner comme un mal modéré, un moindre mal parmi de nombreux maux. Le mouvement pacifiste américain n’a pas non plus été décisif lorsqu’il s’est agi de mettre fin à la guerre du Vietnam. Le Président Nixon s’en moquait et intensifiait la guerre alors même que l’opposition progressait. Les États-Unis ont fui le Vietnam en 1973 non pas grâce aux protestations pacifiques hippies, mais plutôt parce que la nation américaine était battue militairement sur le champ de bataille par l’insurrection armée du peuple vietnamien. La violence a mis fin à la violence, et seule la violence pouvait le faire.

Les tactiques qui s’appliquent dans les « démocraties » occidentales peuvent ne pas fonctionner du tout dans les pays orientaux, les dictatures asiatiques ou les juntes d’Amérique latine. Dans leur vie privilégiée d’Occidentaux, les classes blanches libérales moyennes/supérieures ne sont pas confrontées à la violence autrement que devant leur poste de télévision, elles ont l’habitude de régler les conflits par la négociation, et croient en l’idéologie de l’État « démocratique pluraliste ». Elles ne se demandent jamais si les tactiques législatives, menées au grand jour, institutionnelles, non violentes, qu’elles imaginent prévaloir dans les pays capitalistes avancés ne pourraient pas être suicidaires dans les dictatures des États fascistes où l’assassinat tend à être systématique. Qu’y a-t-il de plus présomptueux que des élites privilégiées imposant à la Terre entière, aux peuples qui luttent dans diverses situations, l’idée que la non-violence est la seule voie légitime et viable ? De plus, les pacifistes sont par voie de conséquence en train d’imposer la tactique aux futures générations, ces malheureux qui vivront dans les étapes plus avancées de la crise et qui disposeront sans doute de beaucoup moins d’options en matière de résistance et d’autodéfense.

3. Qu’est-ce que la violence ?

Alors que, parmi les libérateurs d’animaux, rares sont ceux qui dénaturent le pacifisme en le réduisant à un état statique de non-activité, les jugements portés par les pacifistes sur l’action directe militante sont bien moins clairs et charitables. Les pacifistes déforment, caricaturent et calomnient les approches militantes, traitant, dans le langage de l’État-entreprises, les radicaux d’activistes « violents » et de « terroristes » qui porteraient prétendument atteinte à la respectabilité des militants pacifiques respectueux des lois. Parties prenantes d’une culture réactionnaire plus large, les pacifistes fondamentalistes censurent toute discussion ou tout débat concernant la « violence » sur leurs sites Internet et leurs forums, et bannissent de leurs groupes tout contrevenant. Cependant, de la même façon qu’en matière d’avortement les « pro-vie » vilipendent à tort les « pro-choix » en les accusant d’être « pro-avortement », alors que du point de vue normatif leur but est de défendre les droits génésiques des femmes et non pas de soutenir en soi le fait de tuer des fœtus, de même les pacifistes calomnient à tort les partisans de l’action directe militante lorsqu’ils les qualifient de « pro-violence », alors que ceux-ci sont en quête des meilleurs moyens de mettre un terme à la violence faite aux animaux, et ne célèbrent aucunement la violence comme un bien inhérent (inherent good).

Les pacifistes se donnent rarement la peine d’établir une définition soignée et nuancée de la « violence ». Au lieu de cela, ils citent dogmatiquement Gandhi et King ou, dans la même veine mais en pire, reprennent les définitions de l’État-entreprises qui visent à requalifier le sabotage en crime terroriste. Il me faut ici souligner que la controverse sur la « violence » au sein du mouvement de libération animale ne porte pas sur l’agression, le kidnapping, la torture et l’assassinat de ceux qui exploitent les animaux, parce que presque personne ne parle de la violence au sens étroit du terme, et encore moins de sa mise en œuvre. Au contraire, la critique de la « violence » porte sur le sabotage, la libération d’animaux, les menaces et tactiques d’intimidation, ainsi que sur les autres formes d’action directe militante qui ne joignent presque jamais l’acte à la parole.

Je m’oppose aux définitions larges et vagues de la violence, à celles dont la portée est confuse, parce qu’elles manquent de précision, brouillent les distinctions cruciales et sont avancées par et pour le complexe État-entreprises. Les définitions larges qui se concentrent sur la propriété et non sur les animaux occultent les violences massives infligées aux êtres sentients par les entreprises et les gouvernements, tout en qualifiant d’ « extrémistes violents » et de « terroristes » les militants courageux qui portent secours à des animaux subissant des agressions meurtrières. Je défends ainsi une définition étroite (narrow) de la violence, une définition plus précise, plus plausible, gardant en perspective la violence réelle et les vraies forces criminelles que les entreprises, les États, les divers exploiteurs, les médias, les agences de sécurité et les pacifistes s’emploient à occulter. Selon cette définition étroite de la violence, un acte est « violent » quand un individu ou un groupe d’individus causent intentionnellement et agressivement un dommage physique, des blessures ou la mort d’un autre individu ou d’un autre groupe sans justification ni cause adéquates.

Si tant est que la définition de la violence doive être élargie, elle devrait inclure les agressions faites aux animaux, à la vie sentiente, plutôt que les dommages causés à la propriété. Cette corruption orwellienne de la sémantique survient dans le contexte des sociétés capitalistes dans lesquelles la propriété est sacrée, la vie profane, les entreprises des « personnes », et les animaux des choses, des ressources et des marchandises. Mais comment peut-on « faire souffrir », « maltraiter », « blesser » une chose non sentiente – par exemple, un bâtiment dédié à l’élevage d’animaux de laboratoire ou des ordinateurs et du matériel dans un laboratoire de vivisection – qui ne ressent pas la douleur, n’est pas consciente et n’est pas vivante ? Comment peut-on être « violent » envers des briques et du mortier, du verre et de l’acier ? Comment des marteaux, des pinces coupantes et des bombes de peinture peuvent-ils être comparés à des armes à feu et des couteaux ?

Si tant est que les pacifistes étayent d’une quelconque raison leur critique du sabotage, ils voient la violence à la fois dans (1) l’acte d’endommager la propriété et les choses, et (2) dans les conséquences psychologiques que cet acte a sur les humains dont la propriété est endommagée ou qui faisaient usage de celle-ci. Le premier point identifie la violence à des actes destructeurs par eux-mêmes, qu’il s’agisse d’êtres humains ou de propriétés. Les saboteurs dégradent, cassent, brûlent et démolissent des objets. Ils sacrifient à la colère, à l’agressivité et à l’hostilité plutôt qu’au calme, à la paix et à l’amour. Ils comptent sur la coercition et l’intimidation plutôt que sur le raisonnement logique et la persuasion morale. Pour les pacifistes qui excellent lorsqu’il s’agit de faire la sourde oreille aux horreurs de l’holocauste animal, tout cela ne relève de rien d’autre que d’une authentique violence. Le second point considère le dommage ou le trauma causé aux personnes dont les domiciles, les voitures ou les bureaux subissent des dégâts. Leurs entreprises, leurs investissements, leur gagne-pain, leur recherche ou leur carrière peuvent aussi être affectés négativement ou même ruinés, et ils peuvent être blessés psychologiquement, émotionnellement, lésés économiquement et professionnellement.

De graves conséquences découlent de l’utilisation d’une définition large, vague et confuse de la violence. Tout d’abord, gonfler le sens de la violence pour y inclure les bâtiments, le matériel de laboratoire et d’autres objets du même genre banalise la violence faite aux humains ainsi qu’aux autres animaux, et brouille la distinction cruciale entre les êtres vivants et les choses non vivantes. Il y a une énorme différence entre trancher la gorge d’un porc et crever les pneus d’un camion de viande. Les valeurs de notre société ne se révèlent que trop clairement quand seule cette dernière action est condamnée comme un crime digne du pire opprobre et frappée de sanctions juridiques. Deuxièmement, ceux qui acceptent la définition de l’État-entreprises – définition de la destruction de propriété comme violence – contribuent sans le vouloir à la diabolisation des combattants de la liberté en termes de « terrorisme », et légitiment de ce fait la répression qui sévit à l’encontre du mouvement de libération animale et de ses partisans.

4. Évaluer la « violence » sur des bases « principielles » et « pragmatiques »

Les arguments pour ou contre la libération animale proviennent de deux logiques différentes qu’il est crucial de distinguer, celles que j’appelle les perspectives « principielles » et les perspectives « pragmatiques ». Le point de vue principiel examine la question de savoir si les tactiques de l’action directe militante sont éthiquement légitimes pour des raisons intrinsèques, et demande si les actions sont bonnes ou mauvaises (right or wrong), indépendamment des bonnes ou mauvaises conséquences (good or bad consequences). Par contraste, le point de vue pragmatique met entre parenthèses les questions éthiques pour se concentrer sur les préoccupations extrinsèques touchant aux conséquences des différentes tactiques, et demande si elles aident ou entravent le mouvement. La distinction entre les arguments principiels et pragmatiques est cruciale, car on pourrait argumenter que l’action directe militante est (1) éthiquement légitime, mais a des conséquences dommageables ; (2) moralement mauvaise (wrong), mais produit des résultats efficaces, (3) solide éthiquement et fructueuse pour ce qui est des résultats, ou (4) éthiquement mauvaise (wrong) et négative dans ses conséquences.

Les pacifistes rejettent « les actions violentes » comme étant à la fois violentes et contre-productives. Ils n’accordent jamais de légitimité à l’action directe militante, pas plus qu’ils ne reconnaissent l’efficacité pourtant prouvée des actions clandestines et des actes de libération. Un théoricien ou un activiste perspicaces analysent les actions ou les campagnes à la fois au niveau principiel et pragmatique ; ils peuvent aussi faire preuve de plus de machiavélisme que de morale, estimant que les guerres pleines de vice menées par les êtres humains à l’encontre des autres animaux ne peuvent leur permettre le luxe de l’étiquette bourgeoise. Lorsque le jeu est truqué, seuls les imbéciles respectent les règles. Dans une guerre bipolaire où les militants seraient tout aussi peu scrupuleux, seraient tout aussi amoraux, sans pitié, utilitaristes et indifférents à la vie des exploiteurs, l’attention ne porterait que sur la tactique. De sorte que la « bonne » (good) action serait une action efficace, une action qui inflige un dommage maximal aux exploiteurs et libère autant d’animaux que possible.

Comme le notait Malcolm X d’un ton railleur, « les tactiques fondées sur la seule moralité ne peuvent réussir que lorsque vous avez affaire à des gens qui agissent moralement ou dans un système moral [...]. Nous sommes non violents avec les personnes non violentes avec nous. Mais nous ne sommes pas non violents avec ceux qui sont violents avec nous4 ». Dans les conditions d’une guerre totale, les mouvements de résistance ont pour seul impératif catégorique d’infliger autant de dommages que possible aux exploiteurs, d’empêcher qu’on capture, torture et tue des animaux et, plus généralement, de contrecarrer les assauts portés à la vie quelle qu’elle soit et à la Terre par tous les moyens nécessaires. L’industrie mondiale de l’holocauste est une machine à tuer dont l’inexorabilité et la prodigiosité sont telles que la moindre tentative de résistance efficace exige que nous opérions une « suspension téléologique de l’éthique » (Kierkegaard) et que nous nous mouvions « par-delà bien et mal » (Nietzsche) dans une contre-violence qui soit un rendu pour un prêté et fasse barrage à l’absurdité (non-nonsense, tit-for-tat counter-violence).

5. Objection principielle

Les opposants pacifistes à l’ALF définissent sans recul critique la destruction de propriété en termes de violence et la rejettent comme étant mauvaise (wrong) de manière inhérente. En logique syllogistique classique, ils argumentent comme suit :

  1. La destruction de la propriété est une violence ;
  2. La violence est toujours mauvaise (wrong) ;
  3. Donc, la destruction de la propriété est toujours mauvaise.

Comme nous l’avons vu, ce raisonnement n’est pas solide, principalement en raison de sa définition confuse de la « violence » et du rejet dogmatique de la possibilité que la violence soit justifiable, nécessaire et efficace. Une fois encore, les fondamentalistes avancent des jugements universels inconditionnels : la violence est toujours mauvaise et ne profite jamais à la libération animale.

Suivons, pour les besoins de l’argument, la stratégie de Tom Regan5 : accordons la prémisse contestée selon laquelle le sabotage relève de la violence, et déplaçons la focale de la question « Cela relève-t-il de la violence ? » vers la question « Est-ce justifiable ? ». Concéder que le sabotage est violent n’est pas donner raison aux pacifistes, soutient Regan, car il ne suit pas du fait qu’une action est violente qu’elle soit mauvaise. S’inspirant de la tradition de la guerre juste, Regan propose des critères qui, s’ils étaient satisfaits par les actions violentes, leur permettraient d’être légitimes éthiquement, des critères tels que (1) être sur l’avers défensif de la violence, (2) user en dernier ressort, et non en premier recours, de contre-violence pour se défendre, et (3) utiliser la force minimale nécessaire pour mettre fin au massacre des animaux.

Malgré le titre provocateur ( « Comment argumenter en faveur de la violence ? ») de l’essai de Regan, ce dernier, philosophe issu du courant dominant de la philosophie et pacifiste avoué, ne peut guère conclure par une défense de la violence. Ainsi, malgré ce titre piquant, l’issue pacifiste est prédéterminée contre la violence au sens étroit ou large du terme. Regan échappe facilement à son stratagème en insistant sur le fait que nous n’avons pas épuisé toutes les options, et que donc de nombreuses possibilités éducatives et législatives restent à poursuivre. Si Regan ouvre de ce fait la porte à une lutte plus militante et pluraliste, ce n’est que pour la lui claquer plus promptement au nez.

Regan et d’autres se bornent à déambuler lentement dans les longs et interminables couloirs du système, à promouvoir patiemment des stratégies éducatives et législatives, tandis que les cris des torturés s’intensifient, que le flot de leur sang est toujours plus large et plus nourri, et que les corps de l’holocauste animal s’entassent par milliards. Par ailleurs, et plus largement, la crise écologique mondiale est si grave, si proche du point de bascule ouvrant sur un emballement incontrôlable du changement climatique et un effondrement systémique, à moins que nous n’ayons déjà passé ce point, que le temps nous fait défaut pour des améliorations lentes et des réformes progressives que cette détérioration rapide réduit à néant. Face à l’accélération du changement climatique, à l’extinction des espèces, à l’augmentation de la population humaine, à la destruction des forêts tropicales, à la raréfaction des ressources, à la mort des océans, etc., nous devons nous mettre en quête de moyens de résistance et de catalyseurs bien plus puissants qui permettent une transformation sociale révolutionnaire.

En apparence imperméables au sentiment d’urgence, les défenseurs de la critique principielle estiment que la « violence » et la désobéissance civile ne sont pas nécessaires à une cause qu’ils jugent assez forte pour l’emporter grâce aux seuls arguments logiques. Peter Singer, par exemple, affirme que la protection des animaux est bonne et juste (good and just), tant qu’elle reste « non-violente ». Après une unique (!) concession dérisoire à des décennies de victoires remarquables de l’Animal Liberation Front, ce philosophe pacifiste soutient que, pour obtenir un réel succès, « il nous faut changer les esprits des gens raisonnables au sein de notre société [...]. La force du plaidoyer pour la Libération animale [sic] est son engagement éthique ; nous tenons le haut du pavé moralement, et l’abandonner c’est faire le jeu de ceux qui s’opposent à nous […]. Les maux que nous infligeons aux autres espèces sont […] indéniables une fois qu’ils sont vus clairement ; c’est dans le bien-fondé (rightness) de notre cause, et non dans la crainte que suscitent nos bombes, que se trouvent nos perspectives de victoire6 ».

En plus de minimiser de manière grotesque les réussites de l’action directe militante, et d’avancer sans recul critique des modèles rationalistes grossiers et faux de la nature humaine et de l’éducation, Singer sape plus encore son argument en le liant à une foi on ne peut plus discréditée et naïve dans l’État et dans son « processus démocratique » mythique qui servent d’alibis à l’hégémonie des entreprises sur tous les aspects de la société et de la vie quotidienne. Ce modèle caricatural de propagande digne de l’école primaire fait de l’État un serviteur du peuple, quand le peuple est esclave de l’État ; il fait de la démocratie représentative ou parlementaire l’incarnation de la volonté générale des citoyens, plutôt que de la volonté privée d’entreprises puissantes et de leurs armées de lobbyistes – dont les valises bourrées de billets ont légèrement plus d’influence que les lettres de quelques électeurs inquiets. Avec une crédulité qui n’a d’égal que leur ignorance de la realpolitik, la majorité des défenseurs des animaux croient que la stratégie en deux volets qui allie éducation et législation est le plus sûr moyen de triompher des mentalités et des lois spécistes, alors qu’il s’agit d’une double illusion : un piège bureaucratique et une impasse. Les pacifistes sous-estiment gravement la tâche en quoi consistent le changement des idéologies dominantes et la destruction des systèmes d’endoctrinement spécistes mis en place dans les écoles et les mass media ; ils comprennent rarement la nécessité (need), et encore moins le sens, qu’il y a à démanteler l’hégémonie des entreprises, de l’État, des industries bancaires et du complexe militaro-industriel, qui travaillent tous ensemble à assurer la perpétuation de la force, de la violence et de la domination.

Avec le constat que l’État n’est pas un arbitre neutre des intérêts rivaux, mais plutôt un outil des intérêts capitalistes, une deuxième tradition politique a vu le jour, celle de l’action directe. Les défenseurs de l’action directe font valoir que le système indirect de la démocratie représentative ou parlementaire est irrémédiablement corrompu par l’argent, le pouvoir, le copinage et les privilèges. Appelant aux leçons de l’histoire, ces activistes soulignent que l’on ne peut gagner les luttes de libération uniquement avec l’éducation, la persuasion morale, les campagnes politiques, les manifestations ou toute autre forme d’actions légales, acceptées par la plupart des gens ou accomplies au grand jour. Dans les campagnes d’action directe, les militants abandonnent les efforts futiles et chronophages visant à persuader l’État de se retourner contre ses maîtres entrepreneuriaux, pour se charger eux-mêmes de la responsabilité qui consiste à attaquer directement toute entreprise, institution ou oppresseur pris pour cible.

Et là où les exploiteurs ne mettront pas volontairement la clé sous la porte de leurs lucratives machines d’exploitation, de violence et de meurtre, et là où l’État non seulement ne fera rien pour arrêter cette injustice mais protégera les oppresseurs de toute la puissance policière dont il est capable, les activistes n’auront d’autre option que d’user de tous les moyens coercitifs à leur disposition, d’enfreindre la loi, de détruire la propriété, de démolir des bâtiments, de prendre toutes les mesures pour redresser une injustice (right a wrong) et mettre fin à l’exploitation, à la violence et au terrorisme. Le poids de notre obligation de protéger la vie innocente des dommages qui peuvent lui être causés, ou de mettre un terme à ce qui ravage la Terre, dépasse de loin celui de notre devoir d’obéir aux lois injustes ou de respecter les interdictions morales et légales de la violence qui elles-mêmes servent si bien la cause de la violence. Vient un temps où nous sommes forcés de choisir entre des principes pacifistes et des résultats pratiques, entre la tolérance et l’intolérance à la violence, et aucun principe n’a plus d’importance que le caractère sacré de la vie que le principe [de non-violence] prétend honorer.

Les pacifistes dogmatiques n’acceptent même pas que la légitime défense soit le contre-exemple le plus évident et le plus contraignant à leur règle rigide d’opposition à « la violence ». Ainsi ils n’abordent pas la question de savoir si l’on peut utiliser la violence contre les exploiteurs lorsque cela est nécessaire pour protéger les animaux innocents qui, dans la plupart des cas, ne peuvent se défendre, et sont pris pour cible en raison de leurs cornes, de leur peau, de leur chair, de leur fourrure, de leur lait ou de toute partie ou sécrétion de leurs corps qui n’existent que pour leurs propres besoins.

Les pacifistes les plus extrêmes ne résisteraient peut-être pas physiquement à de violents coups de matraque, et il est vrai qu’ils ont le droit de [se laisser] assassiner ou mutiler, s’ils souhaitent sacrifier leur vie à un principe douteux. Je ne trouve rien de louable à cela, je n’y vois que l’absence de l’instinct de survie et l’aboutissement d’un égoïsme au mépris des proches laissés derrière soi.

Les témoins d’une agression qui ne se précipitent pas pour venir en aide à la personne agressée sont jugés lâches et négligents par la plupart des gens. À l’inverse, ceux qui interviennent, tuant l’agresseur si cela est nécessaire pour protéger la victime, sont loués universellement comme des héros. De même, si une nation est attaquée par un ennemi, elle a parfaitement le droit de se défendre par la lutte armée et la guerre. La théorie de la guerre juste, apparue avec les écrits de Saint Augustin (354-430) et de Saint Thomas d’Aquin (1225-1274), défend la légitimité de l’utilisation de la violence dans certaines conditions spécifiques.

La légitime défense et la théorie de la guerre juste sont deux justifications largement acceptées des représailles violentes exercées contre des agresseurs. Mais un principe clairement spéciste et construit sur le mode du deux poids deux mesures façonne l’argument couramment avancé selon lequel le recours à la violence s’applique lorsque des vies humaines sont en jeu, mais devient soudainement équivoque et moralisateur lorsque les innocents confinés, exploités, torturés et assassinés sont les autres animaux. Pourquoi les combattants et résistants au nazisme sont-ils portés aux nues, et les militants de l’ALF dénigrés et qualifiés de terroristes ? Pourquoi est-il louable de défoncer portes et fenêtres pour sauver des enfants retenus en otage, mais « mal » et « contre-productif » de faire incursion dans un laboratoire et de libérer des animaux à qui l’on a inoculé le cancer et qu’on a mutilés par des brûlures ? Il est clair, s’il nous faut expliquer cette hypocrisie, que ce n’est pas tant sur les méthodes de l’action directe que les gens sont en désaccord, que sur les sujets pour qui ces actions sont entreprises.

Quand Malcolm X disait des Afro-Américains qu’ils devaient se battre pour la liberté « par tous les moyens nécessaires », il ne défendait pas la violence agressive ni les attaques offensives, mais soulignait plutôt le droit à la légitime défense dans des conditions où la police, le FBI et l’État sont des ennemis ayant l’intention de tuer. Comme les humains, les animaux ont un droit à la légitime défense, mais ils ne peuvent, mis à part quelques rares exceptions, se défendre par eux-mêmes (à la manière dont les orques emprisonnées dans les bassins, les lions enfermés dans les zoos et les éléphants exploités dans les cirques tuent souvent leurs dresseurs7). Ainsi, étant donné que (1) la plupart des animaux ne peuvent se défendre face aux armes humaines et à la mécanisation du meurtre, que (2) des activistes humains – qui se prétendent « voix des sans-voix » – représentent leurs intérêts ; que (3), si les animaux pouvaient utiliser la violence pour se défendre d’attaques mortelles, ils le feraient ; alors (4) les humains qui agissent au nom des animaux ont le devoir prima facie de les protéger par tous les moyens nécessaires des blessures (injury) qui peuvent leur être infligées. Cette théorie n’émet aucune hypothèse quant aux pensées des animaux, à leurs besoins ou à leurs désirs, excepté la croyance raisonnable selon laquelle ils ne veulent pas être incarcérés, se voir inoculer des maladies, être torturés et assassinés, et préféreraient vivre une vie de plaisir et de liberté dans des conditions naturelles, avec leur propre espèce (kind), en faisant leurs propres choix. Et, s’il est besoin de la violence pour sauver un animal d’une attaque, alors la violence est légitime en tant qu’elle est un moyen de ce que j’appelle « la légitime défense par extension » (extensional self defense). Ce principe reflète les lois américaines du Code pénal connues sous le nom de « défense en état de nécessité » (necessity defense) qui peut être invoqué lorsqu’un accusé estime qu’un acte illégal était nécessaire pour éviter un dommage considérable et imminent. Il suffit d’étendre légèrement ce concept pour couvrir les actions de plus en plus désespérées et nécessaires pour protéger les animaux d’un massacre insensé.

La légitime défense par extension n’est pas seulement une théorie, elle est aussi une politique cruciale et nationale dans certains pays comme l’Afrique du Sud, où les gouvernements recrutent des soldats armés pour protéger les rhinocéros et les éléphants des impitoyables braconniers qui les tuent pour leurs cornes et leurs défenses, plus précieuses que l’or sur le marché international8. La lutte pour protéger les espèces en danger contre la mafia et les mercenaires a débouché sur une véritable guerre où de nombreux braconniers ont été tués, mais où les cadavres de rhinocéros et d’éléphants, cornes et défenses arrachées de leur visage, ont été bien plus nombreux. Par une perverse ironie, plus l’espèce est en danger, plus les parties du corps de ses membres sont précieuses. Les guerres du rhinocéros et de l’éléphant sont le signe clair que les guerres qui ont lieu pour protéger les animaux de ces bouchers préliminaires s’intensifient. Les pacifistes ne peuvent stopper les braconniers, mais les balles le peuvent, et, bien que de nombreuses mesures doivent être prises pour protéger les espèces en danger, les soldats et les fusils sont pour l’instant la meilleure protection dont les rhinos et les éléphants disposent contre les braconniers.

Comprises dans leur contexte, ces mesures ne sont pas violentes, elles sont une contre-violence, elles relèvent d’une dynamique de la guerre juste et d’une légitime défense par extension. Confondre ces mesures d’urgence qui exigent une protection armée pour les animaux en péril avec une forme de machisme et des mesures « pro-violence », plutôt que les entendre comme des actions défensives nécessaires, indique l’absurdité, les priorités mal placées et les conséquences tragiques des principes pacifistes qui de fait font augmenter la violence ; au contraire, les actions militantes et la légitime défense par extension réduisent la violence. Le cliché pacifiste selon lequel « la violence ne fait qu’engendrer plus de violence » est très exactement faux dans ce cas comme dans tant d’autres. « Des penseurs écologistes sont maintenant parvenus à une conclusion surprenante : dans certaines circonstances exceptionnelles, le seul moyen efficace de protéger l’environnement peut être le canon d’un fusil9. »

6. Critique pragmatique

L’argument pragmatique met entre parenthèses le statut éthique de l’action directe militante pour se concentrer sur ses conséquences possibles ou réelles pour le mouvement de défense animale. Ici, la question n’est pas de savoir si la violence est éthiquement défendable, mais si elle est pragmatiquement efficace, si elle est productive ou contre-productive au regard des objectifs de ce mouvement. Bien qu’il existe diverses objections possibles, la critique la plus commune est que les médias donnent une image négative de l’action directe militante, que cette dernière aliène et réduit la perception que peut avoir l’opinion publique de ces mouvements, et qu’elle est « contre-productive » en ne parvenant à aucun résultat positif pour les animaux et en faisant régresser le mouvement.

C’est probablement pour des raisons pragmatiques, non morales, qu’aucun activiste n’a encore sérieusement blessé ou tué un exploiteur d’animaux. Bien que le Dr Jerry Vlasak note correctement que l’assassinat d’une poignée de vivisecteurs aurait un effet dissuasif puissant sur la profession et sauverait peut-être des millions de vies animales, ce sont probablement des préoccupations liées à la forte répression policière et à la réaction brutale de l’opinion publique, et non les scrupules moraux touchant l’éthique des justes représailles contre de violents sociopathes, qui ont jusqu’à présent maintenu de nombreux militants en colère sous contrôle10.

L’argument selon lequel toutes les actions directes militantes sont aliénantes, dommageables et contre-productives – l’argument pacifiste pragmatique principal – est criblé de sophismes, d’hypothèses fausses et d’erreurs factuelles. Tout d’abord, il suppose que toutes ou la plupart des actions sont largement rapportées dans les médias, quand en réalité la grande majorité de ces actions sont soit des actions mineures soit des opérations réussies que les entreprises ne souhaitent pas rendre publiques. Comment le public peut-il se forger une opinion sur autre chose qu’une poignée de frappes spectaculaires, voilà qui reste sans explication, à moins qu’il ne soit le lecteur assidu de magazines et de sites Internet qui parlent régulièrement de ces actions militantes11, ce qui est peu probable.

En ce qui concerne les actions militantes dont parlent les médias, il n’est pas vrai que tous les reportages soient négatifs et que par conséquent « chaque » action aliène davantage le soutien du public. Il y a souvent un mélange complexe et indéterminé d’éléments négatifs et positifs dans la couverture médiatique, un mélange qui, quelle que soit la façon dont il est « codé », est interprété ou « décodé » de différentes manières par différents publics. Non seulement les actions directes provocatrices font typiquement la une – comme l’attaque lancée par l’ALF en août 2003 contre les restaurants et les chefs proposant du foie gras dans la région de la baie de San Francisco, mais elles assurent une publicité sans précédent des conditions d’exploitation animale et suscitent débats et changements sur des questions qui n’auraient pas été exposées ou discutées dans d’autres circonstances. Bien que ces tactiques militantes puissent horripiler certains (par ex., des consommateurs de la classe moyenne ou supérieure, et des propriétaires de pavillons de banlieue), elles suscitent aussi l’intérêt de certains autres (d’individus qui jugent leur vie aliénée ou de jeunes rebelles), et de nombreux militants citent la couverture médiatique des actions de l’ALF comme le principal facteur qui les a poussés à rejoindre le mouvement des droits des animaux, sous une forme ou une autre. Les pacifistes dogmatiques, manquant d’intégrité intellectuelle, n’en prétendent pas moins savoir ce que « le public » pense sans s’appuyer sur aucune recherche sociologique ou preuve empirique, aussi leurs conclusions n’ont-elles clairement aucune substance ni fondement.

Les activistes de l’action directe ne considèrent pas que l’opinion publique et l’éducation ne sont pas pertinentes, ce qui explique pourquoi l’ALF et l’ELF (Earth Liberation Front) ont toujours eu des services de presse pour apporter la contextualisation nécessaire à la compréhension des motivations militantes et pour donner un contre-point critique à la propagande servie par les grands trusts contre l’ « écoterrorisme ». Mais rasséréner l’opinion publique n’est pas la priorité première d’un activiste, sa priorité va à la libération des animaux et à l’infliction maximale de dommages économiques aux exploiteurs. Pour reprendre les mots d’un activiste de l’ALF, « notre objectif est de détruire la propriété et de forcer les laboratoires à fermer – la publicité n’a rien à voir avec ces destructions ou fermetures12. » Plus important encore, l’opinion publique ne façonne pas un changement progressif ; ce sont plutôt les mouvements de libération qui façonnent l’histoire et les valeurs, et c’est la pensée qui les rattrape des décennies ou des siècles plus tard.

Prétendre que l’action directe militante est contre-productive et préjudiciable au mouvement est absurde. Les succès les plus remarquables sont venus des actions clandestines et illégales qui ont frappé la propriété des exploiteurs, de l’infliction de dommages lourds ou économiquement dévastateurs, du « vol » de « propriétés » encagées, et de la récupération de vidéos accablantes sur la réalité des expériences de vivisection et des autres pratiques abominables que les exploiteurs présentent comme « humaines » au grand public. En outre, ces tactiques sont extrêmement efficaces lorsqu’il s’agit de générer de la publicité dans les médias et de déplacer le débat vers son pôle radical : ceux qui sont moins radicaux ont l’air modérés et les modérés ont l’air raisonnables, tout comme Martin Luther King ne semblait être l’option « modérée » que parce Malcom X, les Black Panthers et les émeutiers noirs en colère occupaient la rue.

Enfin, il est essentiel de détruire le mythe le plus dommageable concernant l’action directe militante, le mythe selon lequel chaque animal libéré est remplacé, et chaque bâtiment rasé reconstruit. L’un des mensonges préférés des pacifistes est que les tactiques d’action directe militante ne marchent jamais et ne sont rien d’autre que dommageables et préjudiciables au mouvement. Cette assertion est faite sans égard aux données historiques, et dans leur complète ignorance, des données qui montrent clairement que, dans des milliers de cas, les menaces, les raids, les effractions, les sabotages et les incendies ont permis de libérer d’innombrables animaux, par centaines ou par milliers lors de certaines actions. Depuis l’émergence de l’ALF en 1976, des raids spectaculaires ont été menés dans des laboratoires de vivisection, tout particulièrement aux États-Unis dans les années 1980-1985. De 1996 à 2005, après l’élimination presque totale de l’industrie de la fourrure au Royaume-Uni par l’ALF, certains activistes sont parvenus à faire fermer une demi-douzaine d’élevages fournissant des animaux aux laboratoires ; ils ont stoppé la construction d’un centre majeur de recherche animale à Cambridge et ont presque réussi la même chose à Oxford ; et si les gouvernements anglais et américains n’étaient pas intervenus massivement pour sauver l’une des plus grandes entreprises pharmaceutiques spécialisées dans les tests sur les animaux de laboratoire – Huntingdon Life Sciences –, les militants auraient pu l’acculer à la faillite et la détruire. Mais, comme plus de cinq décennies d’histoire le montrent, [il existe] d’innombrables exemples où des libérations, des sabotages, des incendies, des menaces et d’autres tactiques sensées (no-nonsense) ont atteint leurs objectifs en libérant d’innombrables milliers d’animaux, en sabotant la machinerie de destruction, en fermant des élevages, en mettant un terme à d’odieuses expérimentations, en fermant des laboratoires de vivisection, des fermes à fourrure et d’autres exploitations une fois pour toutes, d’une manière telle qu’ils n’ont jamais été remplacés et de telle manière qu’il en a résulté pour eux une perte nette, représentant souvent des montants colossaux.

Les exploiteurs s’en sont parfois relevés, mais certainement pas dans tous les cas, et les annales de l’histoire fourmillent de cas où des raids et des attaques ont mis fin définitivement, de manière permanente, une bonne fois pour toutes, pour toujours, aux opérations. Non seulement les animaux, qui souffraient et mouraient dans ces enclos macabres, ont été libérés de la seule façon possible, mais le même sort a été épargné à d’innombrables milliers d’autres animaux, qui auraient enduré le même cauchemar, les mêmes fosses infernales si leur vie avait dépendu d’activistes ordinaires incapables de transcender leur peur, leur souci d’eux-mêmes et l’inertie pitoyable qui les mène à chanter, pétitionner et travailler pendant des années à des réformes pathétiques, et dans une large mesure vides de sens, de pratiques effroyables auxquelles les libérateurs ont mis fin en quelques heures13.

Il me faut souligner que les tactiques d’actions directes illégales ont réussi là où aucune autre méthode n’aurait pu le faire. L’ALF a sauvé des milliers d’animaux que d’autres groupes ignoraient, dont ils ne connaissaient pas l’existence ou qu’ils étaient incapables de défendre par des moyens légaux. L’ALF et d’autres groupes ont ralenti ou mis fin à des opérations que d’autres étaient incapables de stopper, et ont empêché d’autres entreprises de voir le jour. Le mouvement de libération animale a libéré des milliers d’animaux captifs, dévoilé l’imposture sadique de la vivisection, instruit un public naïf sur la « recherche scientifique », suscité un débat et un tollé sans précédent contre la vivisection, a presque mis à genou l’industrie de la fourrure et le géant pharmaceutique de l’expérimentation animale Huntingdon Life Sciences, a empêché la construction de centres de « recherche » majeurs (par ex., à Cambridge) et a mis fin – une bonne fois pour toutes, de manière permanente, irrévocable et irremplaçable – à un nombre incalculable d’activités petites ou grandes, existantes ou planifiées.

Et, une fois informés par des données historiques, les gens qui se donnent la peine de réfléchir sont supposés croire l’affirmation stupide – avancée par les entreprises, les États, les forces de sécurité, les mass media et le courant dominant des « défenseurs » des animaux – selon laquelle ceux qui ont libéré d’innombrables âmes en souffrance sans blesser personne sont « violents » ? Qu’une série de victoires spectaculaires et ininterrompues depuis plus de quatre décennies dans des dizaines de pays peut être rejetée comme « contre-productive » ? Si le débat porte sur la question de savoir quels groupes et tactiques sont contre-productifs plutôt que sur la question de savoir quelles sont les tactiques les plus efficaces que ce mouvement a inventées, alors déplaçons l’attention portée aux militants et aux libérationnistes pour la reporter sur les réformistes et le courant dominant des collaborationnistes. Ne parlons pas de l’action directe militante, mais plutôt de la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals (RSPCA) qui promeut une « nourriture élevée en liberté », de la Humane Society of the United States (HSUS) qui œuvre avec les industries à certifier une « viande sans cruauté (humane meat) » et des œufs « sans cages », quand ils ne sont pas à l’initiative de la réhabilitation du tueur de chiens sadique Michael Vick. Parlons de la campagne de PETA qui vise à persuader Kentucky Fried Chicken de gazer les poulets plutôt que de leur trancher la gorge ; de leur « réification » des femmes pour objecter à la « réification » des animaux ; de leur utilisation de l’imagerie du Ku Klux Klan pour attirer l’attention des médias ; des prix qu’ils décernent à Temple Grandin pour la remercier d’utiliser ses aptitudes à l’ « empathie » dans l’invention de technologies qui facilitent le parcours des animaux avant leur abattage ; de leur taux astronomique d’euthanasie d’animaux sains et adoptables qui dépasse celui de HSUS ; de leur embarrassante utilisation de célébrités qui, un jour, posent pour des publicités anti-fourrures et, le lendemain, pour des manteaux en fourrure. Parlons des véganes pacifiques, évangéliques, apolitiques, voués à la défense d’une seule cause, qui confondent le boycott avec l’action, et les pique-niques participatifs avec la politique. Comment est-il logiquement possible que des tactiques militantes puissent « porter atteinte » à un mouvement dont il faut se demander s’il pourrait être plus petit, plus faible, plus marginalisé et plus en proie à la récupération qu’il ne l’est déjà ? Est-ce que même le recours à une violence réelle pourrait causer plus de tort à ce mouvement déjà moribond ? Pourrait-il au contraire raviver ce mouvement, le revigorer et l’enhardir, de manière à ce qu’il soit plus que le pion des industries, plus qu’un pion soumis à l’État, qu’il trouve sa volonté, libère sa puissance latente, et devienne peut-être même assez mature pour muer en un mouvement de résistance significatif ?

Dans la mesure où nous ne pouvons attendre des pacifistes des réponses précises, ouvertes d’esprit et non empreintes de préjugés, la meilleure approche pour évaluer l’efficacité de l’action directe militante consiste à se demander ceci : quelles tactiques les industries de l’exploitation animale redoutent-elles le plus : l’éducation et le lobbying, les protestations et les manifestations, la sensibilisation et les pique-niques véganes, ou les libérations et le sabotage ? Si les organisations traditionnelles et les pacifistes minimisent et déforment tendancieusement l’efficacité des tactiques militantes de l’ALF, une perspective différente et sans doute plus exacte peut être obtenue via les porte-paroles de l’exploitation animale eux-mêmes, dont beaucoup admettent que des groupes comme l’ALF ont gravement fait obstacle à leurs plans et leur « progrès ». Selon Susan Paris, Président du groupe pro-vivisection Americans for Medical Progress, c’est « en raison des actes terroristes [sic] perpétrés par les activistes animaliers que des projets de recherche cruciaux ont été retardés ou abandonnés. Une part de plus en plus importante des rares ressources disponibles pour la recherche est dépensée pour renforcer la sécurité et payer des primes d’assurance plus élevées. De jeunes scientifiques talentueux se détournent des carrières dans la recherche. Les chercheurs de premier ordre abandonnent ce domaine ». De la même façon, un rapport sur « le terrorisme animalier » présenté au Congrès américain indique que, « lorsque les effets directs, collatéraux et indirects des incidents sont pris en compte, la tactique de “sabotage économique” prônée par l’ALF peut être considérée comme une réussite, et ses objectifs, au moins eu égard aux infrastructures prises pour cible, comme atteints14 ». Ce n’est pas pour des raisons triviales que le complexe État-entreprises a désigné, après le 11 septembre, l’ALF et l’ELF comme les deux principaux groupes de « terrorisme intérieur » aux États-Unis, étant donné la menace qu’ils représentent non pour la vie mais pour la propriété et les profits de ceux qui exploitent les animaux et la Terre.

7. Méthodologie de l’action directe militante

Ma position apporte la contradiction au pacifisme fondamentaliste sur chaque point méthodologique majeur. Ma perspective est tout d’abord non dogmatique, s’efforçant de parvenir à la vertu d’ « honnêteté intellectuelle » dont le philosophe allemand du xixe siècle Friedrich Nietzche s’est fait le champion. À la différence des pacifistes fondamentalistes, je ne prétends pas parler ex cathedra, ni être dans l’omniscience, l’infaillibilité et la Vérité absolue. Je vis dans l’incertitude pour tout ce qui touche aux questions de savoir quelles sont les meilleures tactiques dans chaque situation et, plus généralement, comment faire avancer la libération animale. Je ne pose pas pour la galerie avec des sondages pseudoscientifiques, si tant est que certains sondages signifient quelque chose. Je ne prétends pas être un scientifique armé de faits indubitables sur la nature humaine, ni être Nostradamus avec une boule de cristal capable de prédire la réaction du public à des campagnes ou des tactiques particulières, je ne prétends pas non plus lire dans les pensées pour vérifier ces prédictions. L’honnêteté intellectuelle exige l’abandon de la prétention à un savoir qu’il n’est pas possible d’acquérir, comme lorsque les pacifistes déclarent a priori que le soutien de l’opinion publique sera aliéné par des tactiques militantes. Cela n’est pas insulter « l’intégrité » de la raison que de dire que la seule persuasion rationnelle ne peut pas permettre de l’ « emporter ». Au contraire, il est vital pour la raison, et il en va de la lucidité d’un mouvement, de reconnaître les limites de la persuasion rationnelle dans un champ de forces où règnent en maîtres la violence, l’irrationalité et des intérêts économiques bien enracinés.

Mon approche est donc pragmatique en ce qu’elle n’est pas liée à une doctrine philosophique ou morale, mais à l’impératif catégorique de faire avancer la libération animale totale. L’approche pragmatique permet à la situation et au contexte de dicter l’action au lieu d’imposer une théorie directrice sur toutes les situations possibles historiquement et globalement. Elle est attachée aux résultats par-delà les doctrines, les règles, les traditions, les autorités et les enseignements de toute sorte, et elle n’est fidèle à aucun principe moral, aucune idéologie, ni aucune ligne de parti spécifiques. Tenir le haut du pavé moral au détriment des résultats est un luxe que les libérationnistes peuvent difficilement se permettre. Les pacifistes fondamentalistes devraient interroger leurs priorités : de quoi est-il question, des axiomes ou des animaux, du lexique ou de la libération ?

En abandonnant doctrine, dogme et maximes, il ne nous reste que des situations spécifiques et des contextes différents. Une telle approche contextuelle demande ceci : quelle est la tactique ou la combinaison de tactiques la plus appropriée pour une situation spécifique ? Par exemple, dans une campagne visant à faire interdire les cirques animaliers dans une collectivité, on peut combiner de la meilleure des façons éducation publique et mesures législatives, en les accompagnant de protestations et de manifestations. Mais, puisque la raison est un faible opposant à l’intérêt personnel et à l’appât du gain, il ne faut pas s’attendre à une victoire fondée sur la force de la logique, mais plutôt sur la logique de la force, et être prêt à rendre le possible retour du cirque aussi malaisé et peu rentable que possible. Si le but est de mettre fin aux expériences sur les primates dans une université, il est certain que l’argumentation et la persuasion morale sont vouées à l’échec, étant donné l’enracinement idéologique, les fortes motivations d’ordre économique et les immenses profits de l’expérimentation animale ; une approche tactique réaliste consisterait à cibler les éleveurs d’animaux, à pratiquer l’intimidation, à manifester devant les domiciles des vivisecteurs et à entrer par effraction dans les laboratoires pour libérer les animaux, détruire leurs recherches (pseudoscientifiques) et saboter leur propriété.

Tandis que les tactiques non violentes peuvent être appropriées ou même plus efficaces dans certaines situations que l’action directe militante ou l’usage de la violence, cela n’est pas vrai dans tous les cas, et c’est seulement en adoptant une position fermée et dogmatique qu’il est possible de déclarer que toute forme de protestation, de résistance et de luttes de libération doit être non violente. Il est besoin d’évaluer chaque situation selon ses propres spécificités, et non selon notre fidélité à des principes prédéterminés et inflexibles. Ainsi opérons-nous un déplacement depuis des règles a priori vers des diagnostics a posteriori. De plus, une approche contextuelle est nécessaire pour déterminer le niveau d’action et de résistance approprié. Qu’une action soit « violente », et qu’elle soit justifiable et potentiellement efficace, dépend du contexte. Plus généralement, le contextualisme est crucial non seulement au regard des situations spécifiques, mais aussi pour la question de savoir comment défendre au mieux la vie et la planète contre l’assaut massif et incessant qui leur est livré actuellement. Que la violence soit légitime, justifiée et recommandable, voilà qui n’admet aucune réponse in abstracto, mais seulement dans des contextes spécifiques. Alors que les partisans des deux bords veulent souvent lire l’histoire du progrès moral comme la résultante exclusive de la non-violence ou de la violence, le fait est que le changement social se produit avec tout un arsenal de moyens de pression, incluant grèves, protestations, manifestations, boycotts, sabotage et lutte armée ; seule une perspective pluraliste peut rendre compte de la complexité de l’histoire et élaborer des tactiques efficaces pour lutter.

Une approche pluraliste ne rejette pas catégoriquement la contre-violence, pas plus qu’elle ne la fétichise ni ne la soutient inconditionnellement. Le contexte importe. Cependant, même si nous accordons que l’usage de la violence est moralement justifié pour stopper un dommage imminent, cela ne signifie pas nécessairement que cette action soit stratégiquement solide. Je ne prétends pas que toutes les tactiques militantes soient toujours justifiées, tactiquement solides ou faites intelligemment – de telles déclarations générales transgressent l’approche contextuelle. Je n’entoure pas non plus la violence de romantisme, pas plus que je ne me fais l’avocat irréfléchi du « tout casser ». Je défends plutôt un examen attentif de chaque situation et une pesée soignée d’éléments tels que les bénéfices à court terme et les coûts à long terme. Dans certaines situations, la persuasion morale peut marcher ; d’autres scénarios peuvent exiger des protestations, des procédures juridiques ou la désobéissance civile ; dans d’autres cas, on frappera mieux l’exploitation des animaux ou de la Terre par des sabotages ou peut-être même par une révolte armée. Une position contextuelle désarme les dogmes pacifistes et ouvre de nouvelles perspectives de pensée stratégique enracinées dans les points de vue animaux – ce qui marche pour promouvoir la libération animale – plutôt que dans le point de vue humaniste pacifiste, bourgeois-libéral, conditionné par la peur, illusoire, conformiste et dogmatique.

Le pluralisme est directement lié au contextualisme, car une approche pluraliste utilise les tactiques, toutes les tactiques possibles, qu’elle pense être les plus adéquates pour des situations spécifiques. Contrairement à ce que commande le pacifisme dans sa version totalisatrice, les contextualistes et les pluralistes n’appliquent pas une règle générale à chacune des circonstances en procédant par un grandiose acte de déduction, ils examinent chaque circonstance et déterminent quelle est l’option parmi les nombreuses actions, stratégies ou campagnes possibles qui paraît la plus prometteuse dans un cas particulier. La seule règle est qu’il n’y a pas de règle. L’idée fondamentale est qu’il nous faut être assez flexibles pour pouvoir utiliser un éventail de tactiques appropriées dans différentes situations. Là où les pacifistes dogmatiques ne permettent qu’une seule et unique stratégie générale – la non-violence –, les militants concèdent qu’il est besoin d’éduquer, de distribuer des tracts, de sensibiliser au véganisme, de campagnes et d’exposition médiatiques, de protestations, de manifestations, d’une législation efficace – des tactiques qui sont toutes légales, menées au grand jour et non violentes. En fait, l’activisme des militants est typiquement ancré dans de telles pratiques. Mais ils insistent aussi sur le renforcement de ces pratiques classiques par une forte intimidation, des menaces, du harcèlement, des libérations, des raids, des sabotages et tout ce qui sera requis (whatever it takes) pour mettre un terme à la violence et au terrorisme réels.

Là où les militants usent d’une approche inclusive qui reconnaît la validité des différentes approches et des tactiques traditionnelles dans diverses situations, leurs critiques adoptent une approche exclusive niant le besoin d’une richesse tactique et d’un réalisme pragmatique. La non-violence œuvre en complément de l’action directe militante et de la contre-violence, et vice versa. La distinction clé qui doit être faite n’est pas celle entre non-violence et violence, mais entre pacifisme et pluralisme : la première orientation est totalisatrice, dogmatique, exclusive et unilatérale, tandis que la seconde est contextuelle, fluide et inclusive. Le pacifisme lit l’histoire de manière rigide et tendancieuse, le pluralisme envisage les luttes et les changements sociaux dialectiquement.

8. Crise et croisée des chemins de l’histoire

En tant que dogme, outil de censure et idéologie totalisatrice, le pacifisme est sous toutes ses formes, en particulier sous l’avatar corrompu et dégénéré du passivisme post Martin Luther King, un obstacle majeur au changement social radical. Il intériorise le surmoi de l’État répressif pour produire la conformité ; il est apolitique, bourgeois et individualiste ; il respecte l’autorité et vilipende le radicalisme, renonçant même à la désobéissance civile, jugée « trop radicale » ; il passe les menottes aux mouvements d’opposition et les désarme de moyens de lutte extrêmement efficaces. Toutes les formes de pacifisme limitent nos options tactiques, quand nous éprouvons désespérément le besoin de diversifier et d’élargir les moyens de résistance. Sa faiblesse tactique est due à certaines erreurs grossières sur la nature humaine, les dynamiques de pouvoir, et sur la logique déterminante du capital et de la domination étatique.

Les problèmes philosophiques, politiques et tactiques complexes touchant la question de savoir comment vaincre le spécisme et les dix mille années de règne de nos cultures de la domination ne peuvent être réglés à l’aide de dogmes, de clichés, de censure, de naïveté, de révisionnisme historique, de collaborationnisme, ni en tendant l’autre joue. Nous ne pourrons que progresser dans notre lutte pour la libération animale dès lors que nous nous dispenserons des logiques fallacieuses comme le fondamentalisme, le rationalisme, la démocratie libérale et les conceptions essentialistes d’une nature humaine bienveillante. Les gens devront aussi surmonter le syndrome de Stockholm (un problème bien plus répandu aux États-Unis qu’en Europe), complexe qui les lie à leurs oppresseurs ; qui leur commande d’obéir aux règles, aux normes et aux lois conçues pour perpétuer le règne de l’élite ; et qui les encourage à considérer les radicaux comme des criminels, des terroristes et des menaces pour la « civilisation ».

Pour appliquer le contextualisme à l’époque de crise sociale et d’effondrement écologique systémique qui est la nôtre, les mouvements de libération des animaux et de la Terre se sont de plus en plus radicalisés ces dernières décennies, la résistance violente étant la prochaine étape logique et peut-être inévitable de leur développement. L’évolution de l’environnementalisme grand public vers l’action directe, et l’évolution des stratégies de « sabotage » d’Earth First vers les tactiques de l’Earth Liberation Front, par exemple, sont une réponse claire à l’urgence croissante que constituent la dégradation catastrophique et le dommage systémique faits à la toile de la vie. Le sentiment d’urgence parmi les militants augmente proportionnellement à la gravité de la crise planétaire. Avec une Terre prise dans les affres du changement climatique, face aux écosystèmes agonisants, à la sixième grande extinction des espèces et à l’holocauste toujours croissant des animaux qui au bas mot coûte la vie à 80 milliards d’animaux par an pour la seule consommation alimentaire, faire preuve d’un caractère raisonnable » et « de modération » est tout à fait déraisonnable et immodéré, tout comme procéder à des actions « extrêmes » et « radicales » est nécessaire et approprié.

L’heure est venue, au XXIe siècle, de rendre des comptes. Avec la destruction des forêts tropicales, la disparition des espèces, la hausse du niveau des mers et l’escalade des températures, nous nous trouvons indéniablement à une période charnière de l’histoire et à un carrefour évolutionnaire où des avenirs très différents se profilent. Des fenêtres d’opportunités disparaissent. Les actions que l’humanité entreprend aujourd’hui collectivement – ou échoue à entreprendre – détermineront l’avenir, qu’il soit seulement mauvais ou complètement catastrophique, simplement difficile ou totalement désastreux.

Il nous faut accorder une attention des plus aiguë à cette sinistre vérité : quels qu’aient été les progrès du mouvement environnemental, des mouvements pour les droits des animaux, et de ceux pour la paix et la justice sociale au cours des quatre dernières décennies partout dans le monde, « 99 % » d’entre nous (et cette majorité est bien plus importante si nous incluons les millions d’autres espèces vivant sur cette planète) continuent à perdre du terrain face à ces « 1 % » d’êtres humains nihilistes et prédateurs dans cette guerre où le salut de la planète est en jeu. D’Athènes à Paris, de New York au Brésil, les gens prennent de plus en plus conscience que la pratique politique habituelle (politics as usual) ne suffit tout simplement plus. Nous serons toujours défaits si nous nous soumettons à leurs règles du jeu au lieu d’inventer de nouvelles formes de lutte, de nouveaux mouvements sociaux, et si nous nous désarmons littéralement nous-mêmes face à des forces aveuglément violentes. La défense de la Terre requiert une action immédiate et décisive : les chemins de débardage doivent être bloqués, les filets dérivants coupés, les baleiniers sabordés, et toutes les cages vidées. Mais, pour nécessaires que soient ces mesures, elles restent minimales, parcellaires, interviennent tardivement, et sont de nature réactive ; en définitive, des alliances et des mouvements radicaux doivent être bâtis qui regroupent les luttes faites au nom des humains, des animaux et de la Terre dans une politique de libération totale.

Il est besoin de perspectives et de stratégies qui soient les plus larges, les plus étendues, les plus audacieuses, les plus systémiques et inclusives possibles, de perspectives et de stratégies qui ne craignent aucunement les conséquences de la logique, et qui soient en accord avec les précédents historiques, les possibilités actuelles et les catastrophes immanentes. Il nous faut embrasser les politiques militantes les plus dénuées de compromis. Pour arrêter ces machines de guerre totale, tous les moyens à notre disposition devront être employés – de l’éducation à l’agitation ; du sabotage à la libération ; et de la légitime défense par extension à la guérilla.

Autrement, si l’intensité de notre défense de la vie n’égale pas la férocité de l’assaut qui lui est porté, nous permettrons la croissance exponentielle d’une violence encore plus considérable jusqu’à ce que la Terre, jadis grouillante de vie, devienne un cimetière de masse, une Terre dévastée, un paysage de ruines fumantes. Et, lorsqu’il sera trop tard, les malheureux survivants saisiront ce que les radicaux avaient tenté de leur communiquer ; ce à quoi la logique de croissance et le capitalisme auront finalement œuvré ; l’échec colossal de la vision et de la volonté humaines ; et la complicité du pacifisme à la plus grande des violences.

Février 2012

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Notes

  1. J’utilise l’expression « mouvement de défense des animaux » pour désigner la protection animale moderne dans les termes les plus larges, tels qu’ils englobent les trois camps principaux : le welfarisme (qui cherche seulement à réglementer l’exploitation animale pour réduire la souffrance et traiter les animaux « humainement »), les droits des animaux (une orientation respectueuse des lois et pacifiste, dont le but est d’abolir l’exploitation, et non seulement de la réformer) et la libération animale (une approche illégale, clandestine, anonyme, cellulaire visant à libérer les animaux captifs et à détruire la propriété des oppresseurs). Ce que je dis du mouvement végane s’applique naturellement tout autant au végétarisme – la mentalité pacifiste, réformiste et vouée à une cause unique de l’un et de l’autre est à la fois le paradigme dominant et un phénomène d’envergure mondiale. Enfin, par l’expression « action directe militante » je fais référence aux actions légales et illégales menées contre les exploiteurs d’animaux par les libérateurs animalistes qui renoncent à l’appui des hommes politiques pour rendre justice à ces animaux, et utilisent diverses stratégies allant de l’intimidation et des menaces jusqu’au sabotage. J’ajoute le qualificatif « militante » pour souligner le contraste entre cette action politique authentique (bona fide) et l’attitude des pacifistes véganes qui hissent ridiculement leur mode de vie consumériste à la dignité d’ « action directe » et comparent leur vie de famille à la désobéissance civile et aux actions de rue des véritables groupes politiques.
  2. Voir mon article « Who’s Afraid of Jerry Vlasak ? », Animal Liberation Press Office, non daté. [Ndlr : le lien figurant dans le texte original de Steven Best ne fonctionnant plus, nous l’avons remplacé par un autre conduisant au même article.]
  3. Voir l’ouvrage classique d’Eric Hoffer, The True Believer : Thoughts on the Nature of Mass Movements, (1951), New York, Harper Perennial Modern Classics, 2002. L’ouvrage traite des convertis aux philosophies dogmatiques comme le christianisme ou le marxisme, mais ses idées s’appliquent clairement aussi aux pacifistes rigides, aux « véganes abolitionnistes » et autres amateurs de cultes.
  4. Malcolm X, « Speech at the Founding Rally of the Organization of Afro-American Unity », (1964), repris dans Malcolm X, By Any Means Necessary : Speeches, Interviews, and a Letter, édité par George Breitman, New York, Pathfinder Press, 1970, p. 64.
  5. Tom Regan, « How to Justify Violence » in Steven Best et Anthony J. Nocella II, (éds.), Terrorists or Freedom Fighters ? Reflections on the Liberation of Animals, New York, Lantern Books, 2004, p. 231-236. [Ndlr : voir la traduction française de ce texte publiée dans le numéro 39 des Cahiers antispécistes.]
  6. Peter Singer, La Libération animale, préface à la 2e édition, Paris, Grasset, 1993, p. 22. Naturellement, le livre de Singer, dont le titre sacrifie davantage à des objectifs publicitaires qu’à l’exactitude politique, s’inscrit dans une perspective welfariste bien plutôt que libérationniste.
  7. Sur la résistance animale à l’esclavage humain, voir mon article « Animal Agency : Resistance, Rebellion, and the Struggle for Autonomy ».
  8. Voir par exemple, « Five Rhino Killers Shot Dead in Kruger National Park, South Africa : Encouraging news in the battle to protect rhinos »

    [Ndlr : le lien vers cet article figurant dans l’article de Steven Best ne fonctionne plus. Cet autre lien fait brièvement référence au même événement.]

  9. « Martial Law of the Jungle », 21 décembre 2008, The Boston Globe.
  10. Je cite ici Vlasak, session de questions/réponses à la US National Animal Rights Conference en 2003 ; voir mon article « Who’s Afraid of Jerry Vlasak ? ».
  11. Outre le service de presse nord-américain de libération animale (NAALPO), voir Bite Back, l’Animal Liberation Frontline et le Front de Libération Animale.
  12. Voir « Terrorists or Altruists? », New Internationalist, no 215, janvier 1991.
  13. Pour les détails de nombreuses victoires de l’ALF, voir l’introduction à Terrorists or Freedom Fighters ?, op. cit., et « Blast From the Past – ‘80s Lab Raids », No Compromise, no 15, hiver 1999/2000 ; et « Timeline of Animal Liberation Front actions, 1976-1999 », Wikipedia. [Ndlr : les liens vers ces deux articles figurant dans le texte de Steven Best ne fonctionnent plus. Nous avons remplacé le second par la version actuelle de l’article de Wikipedia.]
  14. Report to Congress on the Extent and Effects of Domestic and International Terrorism on Animal Enterprises, U. S. Department of Justice, oct. 1993, version révisée, p. 23. Voir aussi l’introduction à Terrorists or Freedom Fighters ?, op. cit., et « Animal Welfare Advocates Win Victories in Britain with Violence and Intimidation », 8 août 2004, The New York Times.