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Cahiers antispécistes n°21 - février 2002

La singularité, ça se mange ?

La revue Informations Réflexions libertaires s'apprête à publier, au sein d'un numéro spécial sur les nouvelles tendances et perspectives de l'anarchisme, un article antispéciste sur les liens et les différends entre les deux mouvements [1] ; dans le même temps vient de paraître un Petit lexique philosophique de l'anarchisme, par Daniel Colson [2], qui attaque au contraire violemment l'égalité animale comme s'opposant quasiment point par point aux idéaux libertaires. Les deux textes proposent, on s'en doute, des versions très différentes, et de l'anarchisme, et de l'antispécisme.

Je ne vais pas me lancer dans une étude comparative des deux textes, mais simplement présenter brièvement celui de Colson, qui me semble emblématique d'une vision libérale de l'anarchisme [3], et d'une interprétation sommaire et souvent erronée de l'antispécisme. Cela paraîtra peut-être une discussion sur le sexe des anges pour les lecteurs/trices non anarchistes, mais tout compte fait, les débats quotidiens avec notre entourage ne sont guère différents et retrouvent souvent les mêmes thèmes.

L'une des premières entrées du Petit lexique est logiquement le terme antispécisme, sujet qui a paru suffisamment important à l'auteur pour qu'il y consacre six pages. Six pages dans lesquelles on ne trouve pas la moindre évocation d'un quelconque souci de sa part pour le sort des non-humains. Ils sont tout bonnement hors sujet. L'antispécisme, c'est une affaire entre humain-e-s, et l'auteur nous dit d'ailleurs très vite qu'il est déloyal d'y introduire des histoires d'animaux. Spécisme ordinaire.

D'emblée (c'est l'entrée qui met en appétit, l'apéritif en quelque sorte), les antispécistes sont défini-e-s comme des idéomaniaques - à cheval sur des principes dont ils/elles ne veulent pas démordre -, lesquel-le-s sont « la plaie du mouvement libertaire ». S'insurger contre la domination, la souffrance et la mort d'autrui est-il donc une sorte de maladie de l'esprit ? Sans doute les antiesclavagistes ou les anticolonialistes convaincu-e-s des temps jadis étaient-ils/elles également idéomaniaques… Dommage que l'auteur ne prenne pas là ses exemples [4] : le débat aurait interpellé plus de monde !

Pour Colson, trois autres traits principaux opposent sa vision de l'anarchisme à l'égalitarisme antispéciste. Nous voilà au plat de résistance - il pèse sur l'estomac !

Le première opposition est classique (mais semble récente, en tant que véritable principe, dans l'histoire du mouvement anarchiste) : les animaux ne pouvant s'exprimer eux-mêmes, les antispécistes « prétendent parler au nom des autres, agir pour les autres, dans l'intérêt des autres », s'instituent « représentants » et « tirent profit de leur silence [5] ». Il y a donc usurpation, et prise d'un pouvoir vacant. C'est que, pour Colson (comme pour de nombreux/ses autres anarchistes), « l'émancipation [doit être] l'œuvre des intéressés eux-mêmes ». Pourquoi ? A ce compte-là, tout anarchiste qui se respecte devrait se garder d'intervenir pour sauver un-e jeune enfant battu-e ou abusé-e [6] ! Si parler au nom d'autrui présente effectivement aussi le danger de faire valoir insidieusement ses propres desiderata personnels, il semble pourtant que cela ne doit pas conduire à s'y refuser systématiquement (surtout quand il n'y a pas d'autres possibilités ! je pense par exemple aux protestations contre les conditions faites aux handicapé-e-s, aux personnes séniles...), mais bien par contre à rester circonspect-e-s, à y réfléchir sérieusement. La réalité n'est pas toujours simple.

Seconde critique colsonienne, qui découle de la première : les antispécistes devraient donc « se contenter de parler d'eux-mêmes, de dire pourquoi la cause animale est importante pour eux… » Il me semble que c'est pourtant bien ce que nous faisons : cette cause est importante pour nous parce que les intérêts fondamentaux des animaux sont foulés aux pieds, que leurs vies sont brisées, martyrisées. Justement, ce que Colson ne veut pas entendre, c'est que les antispécistes refusent ce fossé entre « soi » et « l'autre », et récusent cet abîme qui séparerait des entités souveraines que l'anarchiste colsonien, par contre, doit « respecter » sous peine d'errements. J'y reviendrai, parce que, aussi incroyable que cela paraisse, c'est là justement un reproche qu'il adresse à l'antispécisme ! Colson ne veut pas qu'on mette l'existence de l'individu animal sur le devant de la scène, et ne parle lui-même que des intérêts (ô combien importants) des humain-e-s : « Seule [cette prise de position subjective] pourrait, d'un point de vue libertaire […] ouvrir les êtres humains à la totalité de ce qui est. » Mais, il l'a bien compris, ce n'est effectivement pas le but premier de l'antispécisme ! Pour « s'ouvrir à la totalité de ce qui est » (?), il est préférable de pratiquer la méditation, par exemple. L'antispécisme décape pourtant pas mal notre vision du monde, mais sa raison d'être n'est pas pour autant le décrassage de notre nombril.

Potentiellement plus intéressante me semble la critique selon laquelle, les antispécistes parlant « au nom des animaux » et non en leur nom propre, il leur faut faire appel à « un point de vue universel, objectif et transcendant ; une sorte de juge de paix, de comité d'éthique ou de divinité extérieure aux subjectivités humaines comme aux subjectivités animales [7]… ». Bien sûr, c'est condamnable pour Colson et c'est ici l'utilitarisme qui est visé (auquel il consacre aussi quatre pages haineuses [8]). La question de la morale et de l'universalisme me semble un problème de fond, extrêmement délicat (je n'arrive guère, pour ma part, à avoir une position claire à ce sujet) : d'où une morale tire-t-elle sa légitimité, d'où tire-t-elle sa prétention à s'imposer à tout le monde (universalisme), à proposer (?) ou imposer (?) des comportements ? Est-elle transcendante ? Objective ? Peut-on vivre sans morale, est-ce possible, est-ce souhaitable ? (De quel point de vue ? ce point de vue ne constitue-t-il pas lui-même une nouvelle espèce de morale ?) Faut-il (faut-il ?) combattre la morale comme s'opposant à l'individu ? Comme outil de la domination sociale ? Constitue-t-elle au contraire un rempart contre la « barbarie » ? Bref, on a là potentiellement un débat de fond, mais qui n'est finalement pas creusé : la morale est d'emblée condamnée par Colson, sans guère d'argumentation, plutôt au feeling (elle est extérieure à la réalité !). La vision qu'il donne de l'antispécisme s'embarrasse d'ailleurs de peu de nuances : les opinions antispécistes divergent en fait profondément sur ces questions, certain-e-s pensent que la morale est transcendante, d'autres non, certain-e-s qu'elle est objective, d'autres qu'elle est subjective, certain-e-s promeuvent la notion de droits, d'autres la refusent, etc. Certain(s ?), refuse(nt ?) aussi l'idée de morale. Beaucoup s'en foutent, il faut bien le dire.

Parce que cela concerne directement ce sujet, je me livre à un petit détour par la rubrique colsonesque utilitarisme (je ne vais pas pour autant la critiquer en détail : cela nécessiterait carrément un autre article !), que notre auteur conclut aimablement par : « C'est parce qu'il affirme la singularité absolue des êtres, des situations et des événements […] que l'anarchisme se détourne avec dégoût de l'utilitarisme et des utilitaristes » ; il critique ici le fait que l'utilitarisme pose une sorte d'équivalence des intérêts des un-e-s et des autres, qui, toute imparfaite qu'elle soit, permet justement de considérer qu'il n'y a aucune raison de trouver que ce que vit un rat dératisé ou une poule égorgée est moins important que la torture infligée à un-e humain-e. Cette équivalence permet de penser l'égalité. Ici, le recours colsonien à la singularité me rappelle l'invocation raciste de la « différence » : « entre un Blanc et un Noir, il n'y a nulle équivalence, ils sont différents, cela n'a donc pas de sens de comparer leur situation », tel était le discours des partisan-e-s de l'apartheid sud-africain. Se préoccuper de ce que vivent d'autres, c'est nier leur différence, leur singularité ? Qui se préoccupe concrètement de la singularité des êtres, la personne qui les mange au nom de l'affirmation de la singularité, ou celle qui se soucie de leur sort parce qu'elle opère une sorte d'équivalence entre ce qu'ils peuvent vivre et ce qu'elle pourrait éprouver elle-même dans des circonstances similaires (crime de lèse-singularité) ? L'équivalence est réductrice de la réalité, sans aucun doute, mais je ne vois pas que ce soit grave : elle permet la prise en compte de la réalité, ce que l'adoration de la singularité semble ici au contraire viser à empêcher. La morale, contrairement à ce que semble affirmer Colson à plusieurs reprises, ne vise pas à coloniser les moindres de nos pensées et de nos actes, nous empêchant de penser à « nous-mêmes », ou à l'art, ou au beau, ou à « s'ouvrir à tout ce qui est » : elle est simplement, je pense, la moindre des choses, une exigence minimale de considération des êtres, qui n'épuise en rien la réalité et ne nie en aucune façon sa complexité.

Enfin, le dernier grand point d'achoppement, selon Colson, consiste en ce que l'antispécisme reste un prolongement de l'humanisme ( « [il] en fait à la fois trop et pas assez dans sa critique de l'humanisme ; trop en surface et pas assez sur le fond. ») : « Il faudrait qu'il renonce à des représentations traditionnelles qui font des êtres humains des sujets à part, clos sur eux-mêmes, dotés de pouvoirs, d'intérêts et de droits, seulement soucieux de déterminer, dans le monde qui les entoure, ce qu'ils ont ou non le droit de s'approprier, qui mérite le statut de "sujet", digne d'"intérêt", au double sens de cette expression. » Voilà que les antispécistes considèreraient les humain-e-s comme des monades isolées et souveraines, obnubilées par l'accaparement du monde ! Où va-t-il chercher tout ça ? Certainement pas dans les écrits égalitaristes ! De façon générale, le livre de Colson me laisse pantois, tellement je trouve énorme (hénaurme) sa présentation des idées égalitaristes, sa reprise de poncifs éculés sur l'utilitarisme, son manichéisme, ses cécités sélectives, ses contresens opportuns. Sa conclusion aussi me laisse (momentanément) sans voix, mais sans doute y trouve-t-on l'explication de ce qui précède : « L'antispécisme ne renonce pas à l'humanisme. Il se contente de l'étendre à certains non humains. D'où le scandale et la colère qu'ils ne manquent pas de provoquer. D'où l'absurdité des discussions que provoquent ce scandale et cette colère. » Je pensais naïvement que ce scandale et cette colère résultaient très directement de ce que nous nous attaquons à une domination fondatrice de notre société, de ce que nous remettons fortement en cause des rapports d'exploitation et d'oppression et les droits-privilèges de « Seigneurs de la terre » que les humain-e-s s'arrogent par la force ! Mais non, ce ne sont que notre maladresse et notre côté outrageusement modéré qui déclenchent l'hostilité… Exit la domination, exit la simple volonté des spécistes en général, et de Colson en particulier, de continuer à se foutre du sort des animaux, de continuer à les faire massacrer pour s'en nourrir. Les dernières phrases valent leur pesant de steack, je vous les sers néanmoins en dessert, avant le digestif : « Comment mettre fin aux prérogatives oppressives et absurdes de l'humanisme ? Telle est la question à laquelle l'anarchisme prétend répondre, y compris sur le terrain des relations que nous entretenons avec les autres espèces vivantes [9]. Telle est la question à laquelle l'antispécisme ne répond pas. »

Petit digestif maison, donc : je pense que si les anarchistes n'entreprennent pas une réflexion de fond sur la définition et la place qu'ils/elles donnent à l'idée d'égalité, l'anarchisme risque de devenir/rester une variante gauchiste du libéralisme : s'axer sur la simple idée de liberté (ou d'autonomie, ou de singularité) ne présente aucune garantie d'en finir avec les oppressions, aucune garantie d'aller vers un monde où il fasse meilleur vivre. Au contraire, semble-t-il. L'invocation de la liberté, toute formelle dans un monde de dominations, ne donne la liberté d'agir qu'à ceux/celles qui ont déjà les possibilités sociales - le pouvoir - d'agir (être riche, être humain, de sexe masculin, adulte, etc. : être socialement reconnu-e comme dominant-e). Être faible (en situation de dominé-e), dans ces conditions, c'est se voir reconnaître la liberté d'être piétiné-e. Ça n'est pas fantastique. Dans le cas des non-humains tout particulièrement, en situation de spécisme forcené, cette forme de libéralisme se révèle vite immensément destructrice et meurtrière.

Bonne digestion !

[1] Y. Bonnardel, Anarchisme et antispécisme, IRL, éd. ACL, BP 1186, 69202 Lyon cedex 01 ; parution en mars 2002.

[2] Le livre de poche, Librairie générale française, 2001. Colson est un anarchiste de Lyon et nous participions autrefois au même groupe de réflexion « Philosophie et anarchisme » ; l'énervement qui transparaît ici ne tient pas du tout à un conflit personnel.

[3] Précisons de suite que l'anarchisme qu'il présente est un anarchisme de fiction, un anarchisme théorique, très colsonien, et qui ressemble peu au mouvement réel ; il consiste uniquement en la volonté pleine et entière d'affirmation de l'individu, par conséquent envers et contre tout ce qui l'entrave ; l'exigence d'égalité, qui est pourtant une autre tendance forte de l'anarchisme, est quasiment passée sous silence (elle est ramenée à une sorte de respect de la singularité et de la différence de chaque être ; on verra ce qu'il en est) ; ce Petit lexique, intéressant à de nombreux égards, consiste en fait en une succession d'exhortations à ce que doit être l'anarchisme pour être vraiment lui-même, et en une suite d'exemples de ce qu'il ne doit pas être (ce qu'il n'est pas ?).

[4] L'autre exemple donné est celui du pacifisme intégral. Tout comme l'antispécisme, cette fixation obsessionnelle sur des principes ne tiendrait aucun compte de la réalité changeante, diverse et multiple.

[5] « …en s'empêchant eux-mêmes de s'ouvrir à ce que ce silence autorise comme possible, y compris pour les humains », rajoute-t-il ! Qu'en sait-il ? Mais c'est sûr que ce n'est pas là le propos de l'antispécisme, qui est tout bêtement de faire valoir les intérêts des non-humains pour eux-mêmes, intérêts que Colson se révèle complètement incapable de considérer (il ne mentionne jamais que les animaux expriment qu'ils ont peur, souffrent, etc., et ne prend jamais leur vie pour objet ; lui ne tire pas « profit de leur silence » ?)

[6] Colson ne dit nulle part explicitement qu'il faille s'en garder ; simplement, cela ne rentre pas dans le cadre d'une démarche proprement anarchiste, telle qu'il l'a définie puisqu'il s'agit d'une prise de pouvoir (!).

[7] Parce que Colson se soucierait des subjectivités animales ? Je croyais qu'il les mangeait, ces subjectivités-là... C'est aussi un contresens de présenter l'utilitarisme comme « extérieur aux subjectivités », alors qu'il proclame l'existence et l'importance de ces subjectivités, de toutes les subjectivités, du vécu de chacun-e !

[8] Colson introduit ainsi sa rubrique : « L'utilitarisme n'aurait aucune raison de trouver place dans ce lexique s'il ne servait de référence théorique à des courants - comme l'antispécisme - qui prétendent parfois être proches du mouvement et de la pensée libertaire » ; il me semble pourtant que le premier théoricien connu de l'anarchisme était un utilitariste, disciple de Bentham (cf. A. Thévenet, William Godwin et l'euthanasie du gouvernement, éd. ACL, 1993).

[9] Espèce, quand tu nous tiens ! Nulle mention des individus non-humains, dans son texte. Nulle précision non plus, on s'en doute, sur cette réponse radicale que donnerait l'anarchisme colsonien.

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