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Cahiers antispécistes n°38 - juin 2016

Gérer un sanctuaire

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marceline Pauly

Nous publions, avec l’aimable autorisation de l’auteur, une traduction de « Running a Sanctuary » paru sur le blog de VINE Sanctuary le 12 août 2015. Cette traduction a été publiée en janvier 2016 par le site Animal-Sujet2, que nous remercions pour l’autorisation de reproduire ce texte.
Pour en savoir plus sur le refuge VINE visiter son site et sa page Facebook.
La Rédaction.

Ceci est un résumé de la présentation que j'ai donnée pour l'atelier « Gérer un sanctuaire » lors de l'AR 2015 [1]. La première intervenante était Shirley McGreal, fondatrice de l'International Primate Protection League, qui nous a donné un aperçu du sanctuaire pour gibbons de IPPL, tout en exposant les défis que pose l'accueil de survivants de la vivisection et des zoos. Un grand moment de cet exposé a été l'imitation par un membre de l'équipe d'IPPL des vocalisations des gibbons. Ensuite, Jenny Brown, du Woodstock Farm Animal Sanctuary, a parlé de certains aspects logistiques du fonctionnement d'un sanctuaire, comme être attentif aux règlements de zonage, et a fortement conseillé aux personnes qui envisagent de créer un sanctuaire de commencer par travailler (en tant que membre, stagiaire ou bénévole) dans un sanctuaire déjà existant afin d'acquérir les compétences nécessaires en matière de soins aux animaux et aussi de voir si elles sont faites ou pas pour la dureté et la pénibilité d'un travail à l'extérieur en toutes saisons – sans parler du coût émotionnel du travail dans un sanctuaire. Jenny a aussi soulevé un certain nombre de questions au sujet du récent concept de « micro-sanctuaire ». Puisque ce sujet brûlant a dominé la discussion, j'en parlerai après avoir résumé mes remarques personnelles, qui portent sur les composantes éthiques et émotionnelles du travail dans un sanctuaire.

VINE Sanctuary est un refuge, géré par des LGBTQ, destiné aux survivants de la production de viande, de laitages et d'œufs, et aussi des combats de coqs, des fermes pédagogiques, des compétitions de pigeons voyageurs, des chasses en enclos et autres utilisations d'animaux pour le divertissement. Les plus de 500 résidents du sanctuaire comprennent 40 vaches, des centaines de poules et de coqs, un plus petit nombre de moutons, de dindes, d'oies, de canards, d'émeus, de pigeons, de paons, de pintades et autres oiseaux. Au début, nous avons commencé par un sanctuaire pour poules de 0,8 hectare, littéralement entouré d'élevages industriels, là où est apparue la production industrielle de volaille. À présent, nous occupons dans le Vermont plus de 40 hectares boisés et vallonnés (dont la moitié est préservée en tant que refuge pour les animaux sauvages).

Tout a commencé lorsque nous avons trouvé un poulet dans un fossé, de sorte que n'avons pas eu la possibilité d'acquérir à l'avance les connaissances nécessaires dans le domaine des soins aux oiseaux. Mais nous avons étudié dur et avons bénéficié, dès le départ, du soutien et des conseils constants de Karen Davis de United Poultry Concerns. Grâce à elle, nous avons rejoint la communauté des sanctuaires pour animaux de ferme et commencé à tirer profit du savoir accumulé dans des lieux tels que Farm Sanctuary, Animal Place et Poplar Spring. Jusqu'à aujourd'hui, nous avons pris le type de décisions difficiles concernant les soins aux animaux, dont je vais parler ici, en étroite consultation avec nos collègues des autres sanctuaires.

Toutefois, VINE est très différent des autres sanctuaires, par des aspects qui découlent de notre approche intersectionnelle de la libération animale. Par exemple, nous sommes très « verts » et par conséquent bien plus attachés à utiliser de façon créative des matériaux de récupération qu'à soigner notre apparence pour les visiteurs. Puisque nous pensons que les défenseurs des animaux devraient avoir de véritables relations avec ceux en faveur desquels ils entendent parler, les visites d'universitaires ou de militants qui travaillent pour les animaux non humains sont les bienvenues, mais nous n'invitons pas le grand public à venir s'ébahir devant les animaux, survivants de fermes pédagogiques pour certains, et qui tous méritent que leur intimité soit respectée.

Nous ne faisons pas des animaux non humains les ambassadeurs de leur espèce, car ce ne serait qu'une autre façon de les utiliser. Nous visons plutôt à créer une communauté multi-espèces et, ce faisant, à élaborer une manière différente d'être avec les animaux non humains. Nous ne dénigrons pas les sanctuaires qui utilisent les visites comme moyen de promouvoir le véganisme à l'échelle individuelle, mais nous concentrons plutôt nos efforts sur la promotion d'une agriculture végétale dans des régions où l'économie repose actuellement sur l'exploitation des animaux.

Tout cela pour dire qu'il n'existe pas une manière unique et allant de soi de s'occuper d'un sanctuaire. D'emblée, de graves décisions d'ordre philosophique doivent être prises, et ces décisions détermineront le caractère du lieu. Par exemple, lorsque nous avons commencé ce qui était initialement un sanctuaire pour poules, Miriam Jones, la cofondatrice, et moi-même avons décidé que notre devise serait « laissons les oiseaux être des oiseaux ». Cela signifiait que nous reconnaîtrions la primauté des relations qu'ils entretiennent entre eux. Nous serions très heureuses qu'un oiseau souhaite devenir notre ami, mais en général nous établirions des conditions aussi proches que possible de celles de leur habitat ancestral et ensuite nous nous effacerions pendant qu'ils poursuivraient leurs propres projets et forgeraient leurs propres communautés, n'intervenant que pour assurer leur santé et leur sécurité. Et ainsi, notre sanctuaire est devenu un endroit où les poules capables d'aller se percher la nuit dans les arbres peuvent choisir de le faire plutôt que de rentrer dormir dans les poulaillers.

La plupart des questions éthiques auxquelles vous aurez à répondre lors de la création d'un sanctuaire, comme celle de savoir si l'on doit ou pas organiser des visites pour le grand public, n'ont pas une seule « bonne » réponse. C'est également vrai pour nombre de décisions que vous aurez à prendre concernant les soins aux animaux. Souvent vous serez amené à prendre des décisions de vie et de mort, littéralement, et cela très fréquemment sans disposer de toutes les informations nécessaires. C'est pourquoi, avant de penser au zonage, avant de vous mettre à apprendre comment soigner une pododermatite chez une poule ou gérer la situation d'urgence d'une vache qui commence à météoriser, et avant de vous inquiéter de savoir comment vous aller trouver l'argent pour tout financer, vous devriez probablement réfléchir en long et en large sur la question de savoir si vous avez les ressources intérieures pour faire face aux dilemmes éthiques et émotionnels souvent angoissants du travail dans un sanctuaire.

Avant d'apprendre à conduire un tracteur, de décider quel style de grange construire, et de trouver comment réunir l'argent pour le foin, vous aurez à prendre beaucoup de décisions importantes et difficiles.

Vous devez être prêt à prendre des décisions éthiques, concernant non seulement la mission de votre sanctuaire mais aussi les questions telles que la répartition des ressources, votre empreinte écologique, et comment vous allez dans la pratique respecter les droits des animaux. Comment, exactement, allez-vous respecter, dans la mesure du possible, leur droit à l'autodétermination dans un monde où les animaux peuvent être tués d'un coup de fusil pour avoir erré sur ce que certains humains considèrent comme leur propriété ? Quand et sur la base de quelles justifications substituerez-vous votre propre jugement à ceux des animaux adultes qui sont sous votre responsabilité ? Quid de la liberté de reproduction ?

Vous devez être prêt à prendre toutes sortes de décisions, y compris des décisions de vie ou de mort, en l'absence de certitude. Autoriserez-vous une opération qui pourrait améliorer considérablement la qualité de vie mais qui risque aussi d'entraîner la mort sous anesthésie ? De deux médicaments qui, selon le véto, sont susceptibles d'être efficaces, lequel choisirez-vous sachant que chacun peut occasionner des effets secondaires différents ? Si une maladie transmise par des insectes telle que la variole aviaire apparaît dans votre troupeau, vaccinerez-vous tout le monde, sachant que le vaccin lui-même tuera certainement quelques-uns des oiseaux ? Ou est-ce que vous isolerez pour les traiter les oiseaux infectés, en utilisant des mesures de biosécurité pour contenir l'épidémie ? Souvenez-vous : il n'existe pas une seule bonne décision. Après avoir consulté les vétérinaires et en avoir discuté avec des personnes travaillant dans d'autres sanctuaires, vous devrez décider… et ensuite vivre avec, quel que soit le résultat de votre décision, sans jamais savoir avec certitude ce qui serait arrivé si vous en aviez décidé autrement.

Ce qui nous amène aux défis émotionnels du travail dans un sanctuaire. Personne ne vit éternellement. Même si vous leur prodiguez les meilleurs soins, les résidents du sanctuaire mourront. Cela arrivera d'autant plus tôt que vous accueillerez des animaux dont les corps auront été ravagés par les mauvais traitements ou qui sont intrinsèquement vulnérables à cause de nombreuses générations de reproduction sélective. Les poules des élevages industriels, par exemple, sont particulièrement sujettes aux cancers de l'appareil reproducteur. Les oiseaux élevés pour la « viande », ainsi que les veaux mâles qui ont échappé à l'enfermement en box, deviennent des adultes anormalement gros qui, par conséquent, sont sujets aux maladies cardiaques. Vous devez vous préparer à plus de chagrin accumulé que ce que vous auriez jamais imaginé qu'on puisse éprouver. En fait, on ne peut pas être préparé à ça. Tout ce que l'on peut faire c'est se demander sincèrement, en son for intérieur, si l'on est à même de le supporter.

Et enfin, ceci : tout le monde fait des erreurs. Si vous travaillez assez longtemps dans un sanctuaire, vous ferez des erreurs et vous prendrez des décisions qui entraîneront la mort de quelqu'un. Et vous devrez vivre avec ça le reste de votre vie. Ce n'est pas impossible ! Les médecins urgentistes et les vétérinaires aussi doivent faire face à ça. Mais c'est émotionnellement très difficile, et ce n'est pas du tout ce que la plupart des gens imaginent lorsqu'ils rêvent de gérer un refuge.

Bien sûr, la vie dans un refuge offre aussi de nombreuses satisfactions. L'autre jour Cheryl, qui soigne les animaux à plein temps, et moi bavardions dans un pré lorsque j'ai pris conscience que nous nous trouvions au milieu d'une interaction multi-espèces d'un genre que peu de gens ont l'opportunité de voir (une oie surveillait une troupe de canetons qui passaient d'abord près d'un coq, puis d'un paon et enfin de quelques moutons). Nous formons des relations profondes et mutuellement gratifiantes avec les animaux non humains qui, eux aussi, se soucient de nous. C'est une vie souvent très difficile, mais aussi profondément satisfaisante.

Si, après avoir entendu tout ça, vous pensez encore avoir envie de créer un sanctuaire, permettez-moi de formuler une requête pressante : accueillez des coqs ! Actuellement, nous sommes au cœur d'une crise causée par la mode des poules d'arrière-cour. Nous nous sommes agrandis encore et encore, et d'autres sanctuaires ont fait de même, mais nous ne pouvons pas faire face au nombre de coqs qui atterrissent dans les refuges urbains et qui ont besoin d'être placés dans des sanctuaires. Les coqs sont parmi les animaux qui coûtent le moins cher à loger et à nourrir, c'est donc une façon d'aider un grand nombre d'animaux avec relativement peu d'argent. Nous avons été le premier sanctuaire à réhabiliter des coqs qui avaient été utilisés pour les combats et nous sommes toujours heureux d'aider d'autres sanctuaires à trouver comment loger des coqs et maintenir la paix entre eux, alors n'hésitez pas à nous rendre visite si c'est quelque chose que vous avez décidé de faire.

Coda. La question des micro-sanctuaires

Comme je l'ai mentionné plus haut, dans sa présentation, Jenny Brown a fait quelques remarques au sujet des micro-sanctuaires, et je me suis sentie obligée d'en faire autant dans la mienne. Ce sujet a pris beaucoup de place dans la discussion, au cours de laquelle Jenny Brown a exposé clairement ses préoccupations quant au fait que des individus, parce qu'ils s'occupent de deux ou trois animaux adoptés dans un sanctuaire, se qualifient eux-mêmes de sanctuaire et, sur cette base, collectent des fonds et dispensent parfois sur Internet des conseils d'une inexactitude dangereuse.

S'agissant des animaux « exotiques », Shirley McGreal a fait état du problème des personnes qui ont une sorte de ferme pédagogique ou une collection personnelle d'animaux de compagnie et qui se baptisent sanctuaire. Je n'ai pas mentionné que j'avais vu des petites fermes qui en réalité exploitaient des animaux en utilisant le mot « sanctuaire » dans leur nom. J'ai fait quelques commentaires à la fois durant ma présentation et durant la discussion au sujet des micro-sanctuaires. En voici l'essentiel, qui représente mon point de vue personnel plutôt qu'une position officielle de VINE.

Dans un monde où les animaux non humains sont exploités, déplacés, et tués par tous les moyens imaginables, nous avons besoin de refuges de toutes sortes, y compris de micro-refuges. J'encourage vraiment toute personne ayant du terrain, quelle qu'en soit l'étendue, à imaginer comment le transformer en refuge. Cela peut signifier construire un poulailler pour des coqs mais aussi offrir un abri aux ratons laveurs qui sinon risquent d'être persécutés par le voisinage. Rappelez-vous que toutes sortes d'animaux vivant en liberté ont aussi besoin d'un refuge.

Mais créer un refuge n'est pas tout à fait la même chose que se baptiser « sanctuaire », déposer une demande de statut 501(c)3 [2] et récolter des dons. Pour faire cela, je pense que l'on doit vouloir offrir refuge et soins à certains animaux de façon permanente, tout en œuvrant à défendre les intérêts de ces animaux. On devrait être disposé à rejoindre la communauté des sanctuaires, dans l'optique d'un partage de ressources et aussi d'une recherche de supervision.

Lorsque nous avons commencé, nous avons reçu une aide considérable de la part d'autres refuges. Je me souviens encore du jour où, à la fin d'un évènement, Farm Sanctuary nous a offert le contenu du pot contenant les dons, parce que nous en avions plus besoin qu'eux. Karen Davis a dit un jour à l'un de ses plus importants donateurs de nous acheter un poulailler, et il l'a fait ! Dans le même esprit, nous nous en sommes tenues à des collectes de fonds modestes durant les années où nous ne nous occupions que de poules, comprenant bien que les coûts des sanctuaires accueillant de grands animaux étaient beaucoup plus élevés. Je pense que si les micro-refuges font preuve de ce genre de circonspection, peut-être en recherchant des soutiens auprès de leurs propres cercles sociaux plutôt qu'en entrant en compétition pour l'obtention de fonds qui autrement pourraient bénéficier à des refuges ayant des besoins plus importants, ce pourrait être une excellente façon d'augmenter la somme d'argent disponible pour l'ensemble des sanctuaires.

J'espère que les personnes qui gèrent des micro-refuges (ou simplement des nouveaux refuges) comprendront la nécessité d'une supervision, et la rechercheront même si la réglementation ne l'exige pas. C'est ce que nous avons fait depuis le début. Du temps où nous étions un refuge pour poules, nous avons pris soin d'inviter Karen Davis plusieurs fois par an. « Ce n'est pas une inspection » a-t-elle dit la première fois, mais nous savions toutes que c'en était une. Après cela, elle venait simplement dîner ou s'arrêtait en allant à un évènement ou sur le chemin du retour, et nous pouvions dormir plus tranquilles, sachant que la plus éminente défenseuse des poules avait vu et approuvé notre façon de faire.

Aujourd'hui, comme alors, nous saisissons toutes les occasions de recevoir des fondateurs ou des membres du personnel d'autres sanctuaires pour animaux de ferme ou de centres de réhabilitation pour animaux sauvages, et d'autres professionnels des soins aux animaux. Par exemple, au cours de l'année dernière, nous avons reçu la visite de plusieurs universitaires qui étudient les sanctuaires pour animaux de ferme, de membres d'une équipe d'un sanctuaire pour animaux de ferme, d'un administrateur d'un autre sanctuaire pour animaux de ferme, du fondateur d'une éminente organisation de sauvetage d'animaux, et de trois personnes spécialisées dans les soins et la réhabilitation des oiseaux sauvages.

Ce type de visites, associées à des consultations régulières avec des vétérinaires et avec nos collègues d'autres refuges, ainsi que les procédures exigeant des membres très compétents de notre équipe qu'ils se concertent pour certaines décisions, contribuent énormément à assurer la qualité de nos soins aux animaux. Cela ne change pas le fait que des décisions difficiles devront être prises (et que parfois des erreurs seront faites), mais cela nous aide à dormir la nuit. J'espère que ceux qui créeront des sanctuaires, micro ou autres, feront de même.

Texte mis en ligne le 26 mars 2016

[1] L'Animal Rights National Conference 2015, qui s'est tenue à Alexandria, Virginie. [NdT]

[2] Équivalent du statut d'association d'utilité publique en France. [NdT]

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