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Cahiers antispécistes n°20 - août 2001

Francis Kaplan : Variation sur le propre de l’homme

Les éditeurs de romans de gare publient des histoires à l'eau de rose. Toujours la même histoire, avec les détails qui changent.

Des médecins publient chaque été des guides pour maigrir sans se priver. Toujours les mêmes conseils, avec de petites variations dans les recettes proposées.

Des philosophes écrivent des livres sur le propre de l'homme. Toujours le même livre avec, en guise de nouveauté, une pincée de l'air du temps.

Francis Kaplan est philosophe ; il fait son métier. En professionnel expérimenté. Il sait construire un exposé, avec ce qu'il faut de citations de grands auteurs, de références aux problèmes éternels de la philosophie émaillées de réflexions personnelles, de documentation sur des thèmes agréablement exotiques pour le lecteur moyen (les aphasiques, le Vedanta hindou...). Il sait combiner tradition et modernité, et créer un léger suspense. Modernité : son livre Des singes et des hommes [1] s'ouvre par des données sur le langage animal, en particulier sur les performances des singes à qui on a enseigné le langage des signes. Suspense : la frontière entre humains et animaux serait-elle compromise ? Dès le chapitre 3 cependant, le suspense prend fin. Il y a bien une spécificité de l'homme et elle réside dans le langage représentatif. Tradition : Kaplan a trouvé la voie d'accès à l'autoroute tracée par des générations d'experts en propre de l'homme. Une fois qu'il s'y est engouffré, tout y passe : seul l'homme pense, a de la religion, de la morale, du libre-arbitre, le sens de la mort , la conscience de soi ( « L'animal au contraire, s'il souffre, ne sait pas qu'il souffre », p. 123) ; l'animal est prisonnier du monde empirique alors que l'homme s'en évade en accédant au monde des idées ; seul l'homme est doté d'une curiosité vraie, aspire à la connaissance pour la connaissance ; l'animal ne cherche qu'à satisfaire ses penchants et dispose pour cela d'une intelligence qui n'est que pratique [2] (Kiki veut des bananes, Kiki se débrouille pour obtenir des bananes)...

Au terme du livre, tout est rentré dans l'ordre. Il y a bien une échelle des êtres, celle-là même qu' « Aristote, le premier, a mise en évidence, en distinguant une âme végétative, une âme sensitive et une âme pensante » (p. 290).

La ligne Maginot ne sera pas franchie !

Kaplan aurait pu dire que les performances linguistiques des chimpanzés ne dépassent pas celles d'un jeune enfant ou d'un humain adulte souffrant d'un sévère retard mental. Mais il veut davantage. Visiblement, il lui importe beaucoup de se persuader que la frontière qu'il a établie n'est pas une passoire. Pour y parvenir, il est prêt à travailler les faits ou l'interprétation des faits autant que nécessaire.

Les deux seules formes de représentations mentales qu'il évoque sont la perception et le langage [3]. Les animaux - chimpanzés inclus - ne disposent selon lui que de la première, et celle-ci n'existe qu'en présence de la réalité qui lui donne naissance dans l'esprit. Ceci éclaire pour moi d'un jour nouveau certains faits d'observation courante. J'en prendrai un exemple.

Habituellement, Sarah rentre chez elle vers dix-huit heures. Souvent, en fin d'après midi, Médor se poste devant la porte vitrée. Il est assis bien droit, regarde fixement dehors, et ses oreilles frémissent chaque fois qu'on entend au loin un moteur de voiture. Autrefois, j'aurais relaté cette scène en disant : « Médor pense que Sarah va bientôt revenir en voiture et il l'attend avec impatience ». Maintenant, je sais que Médor ne pense pas, car il n'a pas de mots. Mais ne pourrait-il pas penser avec des images ? Non, Kaplan nous apprend que cela est impossible :

... je ne peux penser le concept sans faire appel au langage [...] Objectera-t-on que je ne pars pas d'un nom, mais d'une image ? Pour obtenir le concept de triangle, je partirais de l'image d'un triangle particulier. Mais à partir d'une image, on peut avoir de nombreux concepts différents : à partir de l'image d'un bouledogue, je peux arriver au concept de ce bouledogue avec qui j'ai des liens particuliers - pour autant qu'il y ait des concepts individuels (comme il y a des noms individuels) ; je peux arriver au concept de bouledogue, au concept de chien, au concept de mammifère, au concept d'animal, au concept d'être vivant, etc. Comment arriver au concept qui m'intéresse sans faire appel au mot qui le précise ? (p. 95-96).

Il est clair désormais que ma première interprétation de l'attitude de Médor était erronée, puisque ne possédant pas les concepts de « Sarah », « voiture » et « revenir », il ne saurait avoir la pensée que je lui imputais. Par ailleurs, il ne peut pas faire usage du seul mode de représentation dont il dispose (la perception) puisque Sarah est absente. Pourquoi alors demeure-t-il ainsi à son poste d'observation au lieu d'aller se recoucher sur le canapé ? Pour entrevoir une explication plausible, il me suffit de me souvenir que les animaux, contrairement aux humains, ne disposent pas d'une conscience redoublée. Non seulement Médor ne sait pas que Sarah va revenir, mais il ne sait pas qu'il ne le sait pas. S'il savait qu'il l'ignore, il irait dormir sur le canapé. Le fait qu'il reste stupidement planté devant la porte confirme donc de façon éclatante la pertinence de la thèse de Kaplan sur la conscience animale.

Il est plus complexe de s'assurer que les singes parlants sont privés de la fonction représentative du langage. Fonction au demeurant difficile à saisir, car l'auteur n'en fournit pas de réelle définition, sinon à travers des analogies (le langage représente la réalité comme un ambassadeur représente un État...). Il ne définit pas non plus de façon générale ce qu'il entend par « représentation ». On peut supposer que les représentations sont des objets mentaux, qu'elles correspondent au contenu des états conscients. Ces objets mentaux, fabriqués à partir de la confrontation des sujets à la réalité, sont ce qui dans leur esprit « tient lieu de », « est à a place de » cette réalité ou peut-être, de façon plus large, tout ce que leur intellect est capable de construire. En tout cas, la fonction représentative du langage se manifeste - si j'ai bien compris - par le fait que le sujet qui la possède est capable de faire des descriptions ou des récits pour lui-même ou pour ceux qui l'écoutent, à propos de faits réels ou imaginaires [4]. Or, reconnaît Kaplan, un certain nombre d'énoncés produits par les singes semblent appartenir à ce registre. Ils sont rares : 4% des propositions du bonobo Kanzi par exemple (p. 82). Quatre pour cent de trop. La réalité est forcément 0% puisque les singes ne possèdent pas du tout cette fonction du langage. Kaplan aligne alors un certain nombre d'arguments, au vu desquels on ne peut qu'être convaincu que les énoncés suspects n'ont que l'apparence de descriptions ou de récits.

1) On a observé plusieurs fois des singes qui, lorsqu'ils feuillettent seuls des magazines, nomment spontanément ce qu'ils voient (par exemple, Loulis disant « ça nourriture » en voyant une page consacrée à la cuisine). On doit interpréter ce comportement comme « une sorte de réflexe conditionné entraîné par le lien qu'on a établi entre la perception de l'objet et le nom de l'objet » (p. 85). Les singes reproduisent de façon « mécanique » ce que leurs éducateurs leur ont appris à faire au cours de « très nombreux exercices [5] », « en dehors de toute volonté de représenter » (p. 85).

2) Souvent, les énoncés qui ressemblent à du langage représentatif interviennent en réponse à des questions posées par des éducateurs, par exemple pour réagir à un reproche [6]. Et puisqu'il s'agit de réponses, cela ne compte pas. Car si un singe pouvait avoir l'intention de représenter la réalité, il le ferait spontanément,

sinon, sa capacité de faire des récits ne se réaliserait que si par hasard on l'interrogeait - ce qui peut fort bien n'arriver jamais, de sorte qu'il faudrait admettre qu'elle [Koko] possède une capacité essentielle qui pourrait rester indéfiniment virtuelle ; ce serait aussi absurde que d'admettre une espèce d'oiseau qui aurait la capacité de voler sans jamais voler, sinon par hasard (p. 79).

Il arrive que les poules se soulèvent de terre pour atterrir plusieurs mètres plus loin. Elle ne le font pas spontanément, mais uniquement lorsque quelqu'un les poursuit. Nous savons maintenant qu'une poule qui se déplace en l'air en battant des ailes ne vole pas.

3) Il reste cependant plusieurs observations qui ne paraissent pas relever des explications précédentes. Ainsi Lucy disant spontanément « Pleurer, moi pleurer » au moment où sa mère adoptive la quitte, ou Washoe disant « Ecoute, le chien aboie » sans aucune stimulation de la part d'un humain. Là encore, on ne doit pas être dupe, car :

... informatif n'est pas représentatif. Le singe vervet, qui signale par un cri d'alarme différent la présence d'un serpent, d'un aigle ou d'un léopard, informe ; cela ne veut pas dire qu'il se représente cette présence au sens où nous avons pris le terme représenter [7] (p. 82).

Lorsque Washoe choisit le mot « chien » et le verbe « aboyer », alors qu'on entend aboyer un chien dehors, il est exclu que son esprit puisse être traversé par l'idée d'un chien qui aboie, et qu'elle souhaite la faire partager. L'auteur ne précise pas pourquoi, sans doute parce que la raison en est trop évidente : comment pourrait-elle penser cela alors qu'elle n'a pas le concept de chien ?

Kaplan n'évoque pas les activités des singes qu'un public non averti pourrait interpréter comme montrant leur capacité à se projeter dans un monde imaginaire, à se raconter des histoires et parfois à inviter d'autres à les partager [8]. Mais en s'inspirant des modèles précédents, il est assurément possible de trouver à ces comportements une explication beaucoup plus rationnelle.

Au demeurant, si quelques observations résistent à une explication de ce genre, cela ne doit pas jeter le doute sur la validité de la thèse soutenue par l'auteur. Face à ces cas récalcitrants, il suffit d'invoquer ce que je nommerai la « loi de Kaplan [9] » et dont les deux citations suivantes indiquent la teneur :

... on ne peut admettre qu'une espèce soit douée d'une faculté - et, surtout, d'une faculté fondamentale - qu'elle n'exercerait que très exceptionnellement (p. 82).

... le langage représentatif ne consiste pas dans la capacité de représenter par le langage quelques objets ou quelques scènes en nombre très limité [...] pas plus que la perception ne peut se borner à la capacité de percevoir quelques quelques types d'objets ou de scènes en nombre très limité. Percevoir, c'est être capable de percevoir toutes les sortes de types d'objets ou de scènes. De même, être capable de langage représentatif, c'est être capable en particulier de représenter par le langage toutes ces sortes de types d'objets ou de scènes (p. 84).

La loi de Kaplan nous apprend qu'une faculté qui ne s'exprime qu'occasionnellement, ou qui s'applique à un registre limité de faits d'un certains ordre, est une faculté qui n'existe pas. L'auteur s'en tient à modestement à remarquer que cela garantit l'absence de langage représentatif chez les singes. Il aurait pu établir sur cette base bien d'autres conclusions spectaculaires. Par exemple, que les daltoniens n'ont aucune perception des couleurs. Ou encore que les humains n'ont pas d'odorat [10]. Mieux : sachant que nos appareils de mesure signalent l'existence d'une vaste gamme d'ondes lumineuses ou sonores auxquelles aucun être vivant doté d'yeux et d'oreilles ne réagit, et sachant que « percevoir, c'est être capable de percevoir toutes les sortes de types d'objets », nous découvrons que l'ensemble du règne animal est sourd et aveugle. La portée de la loi de Kaplan est, on le voit, considérable.

Homme = animal + cerise

Kaplan s'est donné beaucoup de mal pour établir que les singes ne possédaient absolument pas la fonction représentative du langage. C'est qu'il est capital à ses yeux de montrer qu'il existe une différence qualitative entre humains et animaux. L'opposition entre différence de degré et différence de nature revient maintes fois sous sa plume. Il est évident que pour lui une différence sérieuse ne peut être que de nature. Il prend acte du fait qu'en divers domaines, les différences ne sont que de degré (l'usage d'outils, la culture, la double articulation du langage...), mais il n'atteint la satisfaction du devoir accompli qu'après s'être convaincu qu'avec le langage représentatif, il tient enfin une différence de nature. Il n'est pas facile de comprendre pourquoi cette opposition semble cruciale à Kaplan comme à tant d'autres [11], ni le rapport qu'elle peut avoir avec l'établissement de « l'échelle des êtres ».

Une différence de degré est une différence quantitative, mesurable, qui peut être exprimée par un nombre. Un litre d'eau c'est cent fois plus d'eau qu'un centilitre. Il est indéniable que le litre est quantitativement supérieur au centilitre.

Une différence de nature ne s'exprime pas par un nombre (fini). Il s'agit d'un écart en termes de tout ou rien. L'objet X possède la qualité ou la propriété ß et l'objet Y ne la possède pas. Les gâteaux contiennent du sucre, les truelles n'en contiennent pas. (Il reste néanmoins possible d'affirmer que les gâteaux contiennent plus de sucre que les truelles.)

En quoi cela nous aide-t-il à établir une « échelle des êtres » ? En rien, me semble-t-il. Du moins si, comme Kaplan, on laisse entendre que le classement obtenu résulte uniquement d'une évaluation de l'ensemble des caractères des êtres comparés. Ni la différence de degré, ni la différence de nature ne permettent de classer des objets complexes, saisis dans leur totalité.

Pour que l'écart entre deux objets puisse être décrit de façon quantitative, il faut qu'ils présentent exactement les mêmes composantes (ou propriétés), que celles-ci soient toutes mesurables, et que, quelle que soit la composante examinée, le rapport entre les quantités qu'en possèdent chacun des deux objets soit toujours le même [12]. Il est rarissime que l'ensemble de ces conditions soient vérifiées.

On ne peut pas établir de hiérarchie entre des objets présentant des différences qualitatives. Comme chacun sait, on n'additionne pas les choux et les carottes, et on ne peut pas non plus diviser les uns par les autres pour déterminer lequel est le plus grand. Sauf dans un cas particulier : l'objet X est « plus » que l'objet Y s'il a toutes les propriétés de Y, au même degré que Y (ou à un degré supérieur), et qu'en supplément il en a d'autres. Supposons que X et Y soient deux gâteaux faits exactement avec les mêmes ingrédients, dans les mêmes quantités, à ceci près qu'en fin de cuisson on a posé une cerise uniquement sur X. On pourrait affirmer ici que X est supérieur à Y parce que : X = Y + une cerise [13].

Il semble que ce cas particulier guide le raisonnement de Kaplan. Son livre est construit pour démontrer que : homme = animal + cerise. Quant à savoir pourquoi il lui importe d'affirmer que l'homme inclut (donc dépasse) l'animal par une différence qualitative plutôt que quantitative, je ne saurais le dire. Peut-être juge-t-il plus valorisant pour le gâteau X de dire qu'il contient infiniment plus de cerise que le gâteau Y que pour le litre de dire qu'il contient (seulement) cent fois plus d'eau que le centilitre ? De façon générale, « l'échelle des êtres » telle que la conçoit l'auteur correspond à un système de poupées russes, ou d'ajout de cerises successives et qualitativement distinctes :

La différence qualitative entre l'animal et l'homme renvoie, en effet, à la différence qualitative entre le végétal et l'animal et à celle entre le vivant et la matière, sinon à celle entre la matière et le vide quantique [14] avant le big-bang. Mises ensemble et ordonnées, elles constituent une véritable échelle des êtres (p. 290).

matière = vide quantique + big-bang

végétal = matière + vie

animal = végétal + conscience perceptive

humain = animal + langage représentatif

On peut sans aucun doute définir des ensembles à partir de la possession ou pas d'une certaine propriété. Par exemple, choisir de répartir les êtres vivants entre les catégories « animaux » et « végétaux » selon qu'ils sont doués de conscience ou non. Mais il est faux qu'on parvienne à établir une hiérarchie générale des êtres par la technique « gâteau + cerise ». En effet, d'une part ces êtres présentent des traits communs mesurables, mais pour lesquels le classement varie selon le trait considéré, et d'autre part ils possèdent des caractères qualitativement distincts. Le gâteau est peut-être moins lourd mais plus volumineux que la truelle. Seul le gâteau comporte du sucre, mais seule la truelle comporte du bois. La comparaison d'un animal et d'un végétal ou de deux animaux entre eux se heurte au même problème [15]. Problème qui n'en est pas vraiment un, car il n'y a aucune fin utile pour laquelle nous ayons besoin de construire une hiérarchie des êtres sur la base d'une pseudo-inclusion des uns dans les autres.

Vouloir d'abord établir une échelle absolue des êtres pour pouvoir ensuite l'employer chaque fois qu'une réflexion ou une action exigera le recours à un classement est une entreprise vaine et vouée à l'échec [16]. L'opération inverse, par contre, a quelques chances d'aboutir. On peut ordonner des objets que leurs propriétés objectives rendent incommensurables si l'on se fixe au préalable le but poursuivi. La définition de l'objectif recherché est une condition nécessaire - sinon toujours suffisante - pour parvenir à un classement. L'opération est rendue possible par l'introduction d'une préférence, d'un élément subjectif extérieur aux objets comparés [17]. Bien que la truelle et le gâteau n'aient pas grand chose en commun, chacun de nous est capable de dire s'il préfère avoir l'une plutôt que l'autre. Et pour établir ce classement, c'est souvent une seule, ou un très petit nombre, des propriétés de l'objet qui serviront de critère. Si l'on se préoccupe de caler un meuble, on trouvera sans doute la truelle supérieure au gâteau parce que plus résistante à la déformation et moins périssable, et tous les autres caractères qui les distinguent seront indifférents pour ce choix.

Lorsqu'on porte un jugement moral, c'est encore une préférence qu'on exprime, avec ceci de particulier qu'elle doit être formulée d'un point de vue universel ou impartial. Là encore, s'il s'avère nécessaire d'ordonner les sujets concernés, seuls certains des caractères qu'ils présentent seront pris en considération, et les caractères qu'on estimera pertinents varieront selon le problème posé. Il n'y a pas un classement des êtres utilisable pour toutes les décisions prises dans un souci éthique. Il est probable que la hiérarchie des individus qui nous paraîtra la plus équitable pour déterminer les bénéficiaires de dons d'organes sera différente de celle que nous jugerons la meilleure pour répartir une aide alimentaire.

L'échelon du haut a-t-il des devoirs envers les échelons du bas ?

La raison pour laquelle il importait à Kaplan d'affirmer que le langage représentatif n'appartient qu'aux humains n'apparaît pas clairement. Voulait-il construire une machine de guerre contre le Great Ape Project ? Si tant est qu'il ait caressé cette ambition, il préféré s'abstenir de l'afficher ouvertement. Son livre ne contient pas un mot sur le GAP [18].

Par ailleurs, pourquoi se lance-t-il dans une mission impossible en voulant prouver l'existence d'une échelle absolue des êtres ? Va-t-il opérer le coup de force que tant de ses confrères se sont permis : « Les humains sont infiniment supérieurs aux animaux donc ils n'ont le devoir de se comporter moralement qu'envers les seuls humains » ? Ou bien son propos était-il seulement de cerner les facultés spécifiquement humaines, par pure curiosité intellectuelle (laquelle est justement le propre de l'homme), en ayant conscience que cela n'a aucun lien évident avec la définition des bénéficiaires de l'action morale, et donc en laissant ce dernier sujet de côté ? Ni l'un ni l'autre. Kaplan consacre 18 pages (p. 265-283) à se demander si les humains ont des devoirs envers les animaux, introduisant le sujet comme suit :

[Si l'animal] n'est pas sujet, n'est-il pas du moins objet moral ? Le problème est d'autant plus important qu'il ne concerne pas seulement les animaux mais aussi, par analogie, certains êtres humains : les enfants avant qu'ils ne parlent [...], les enfants sauvages [...] et [...] les handicapés mentaux profonds. Par rapport aux animaux, ce problème porte concrètement sur le droit de les tuer pour s'en nourrir, celui de les utiliser comme bêtes de somme et de s'en débarrasser ensuite en les mettant à mort, celui de s'en servir pour des expériences médicales, celui enfin d'en abuser selon son bon plaisir, en dehors de toute justification utilitaire, selon la définition du droit de propriété qui est le droit d'user et d'abuser (p. 265-266).

La formulation même du problème sous-entend qu'il est naturel d'établir un lien entre le facteur qui détermine l'appartenance au sommet de « l'échelle des êtres » et la qualité de patient moral, puisque la liste des individus pour laquelle le doute existe recouvre les êtres qui ne sont qu'au second échelon, c'est à dire les sujets conscients dépourvus de langage représentatif, recensés d'ailleurs de façon non spéciste [19]. On est impatient de connaître la réponse de Kaplan à la question qu'il a soulevée, d'autant plus qu'en énumérant les actes dont la légitimité était en question, il a cerné l'immensité des conséquences pratiques qui en découlent. Malheureusement, les pages qui suivent la citation ci-dessus ne contiennent ... rien. Dans un livre qui formellement est de bonne facture, elles forment un îlot qui détonne. L'auteur, comme perdu, enfile des remarques disparates qui ne le mènent nulle part. On voit s'enchaîner dans ce passage :

  • Quelques considérations ethnologiques montrant que divers peuples à diverses époques ont eu des rituels et des interdits relatifs aux animaux.
  • Un exposé rapide des positions de divers philosophes sur la question de l'existence ou non de devoirs envers les animaux [20].
  • Quelques lignes sur les différents stades de la conscience selon Piaget, pour amener l'idée que nos éventuels devoirs envers les animaux seraient différents selon qu'il s'agit d'huîtres ou de chiens, puisqu'il existe une hiérarchie dans la conscience perceptive.
  • Une vague référence à l'inévitable « Il n'y a pas de droits sans devoirs », sous la forme d'une simple question qui sera laissée sans réponse ni commentaire d'aucune sorte [21].
  • Une pathétique tentative de se débarrasser du problème en s'agrippant à la bouée des « grands équilibres écologiques » et des bienfaits de la prédation [22] :

En outre, si nous avons un devoir envers les animaux, cela implique que nous défendions les herbivores contre les carnivores - ce qui entraînerait la mort de ceux-ci par famine. Paradoxalement, comme les carnivores jouent un rôle essentiel dans l'équilibre écologique, leur disparition provoquerait une surpopulation des herbivores qui mourraient de faim à leur tour et nous feraient aussi mourir de faim pour les mêmes raisons (p. 283).

Quel rapport cela a-t-il avec la liste des pratiques humaines sur laquelle on était censé s'interroger au départ (élevage et abattage, expérimentation animale etc.) ? Aucun. Concernant les herbivores et les carnivores, à supposer que les choses doivent se passer comme le décrit la citation précédente, qui serait assez stupide pour préconiser un remède pire que le mal ? Personne. Qu'apporte ce paragraphe d'écologie de bazar à la réflexion sur la question de savoir si les agents moraux ont le devoir de ne pas nuire ou de venir en aide aux animaux lorsque cela est en leur pouvoir ? Rien. D'ailleurs, juste après avoir écrit ces lignes, Kaplan jette l'éponge :

Le problème de notre devoir vis à vis des animaux n'est donc pas un problème simple, encore moins un problème qui suppose une solution univoque. Ce n'est pas le lieu de le résoudre [...]. Il resterait à tirer les conséquences des données apparemment contradictoires et, en tout cas, divergentes, auxquelles nous avons abouti (p. 283).

En attendant que la postérité « tire les conséquences » sur ce problème complexe, l'auteur s'en retourne méditer dans son dernier chapitre sur les mystères des rapports entre le moi individuel et le moi universel qui cohabitent en chaque humain et sur la difficulté pour notre raison de concevoir le passage d'un degré à l'autre de cette échelle des êtres dont on ne saurait pourtant nier l'existence.

Mea culpa

Je sens que j'aurais dû dire du bien de Francis Kaplan.

Depuis des millénaires, prêtres et philosophes se recueillent devant un grand cadre vide et demandent : « Miroir, joli miroir, dis-moi qui est le plus beau ? ». Puis, ils courent se placer de l'autre côté du cadre et se répondent : « Humain, c'est toi qui est le plus beau ! ». Kaplan n'a fait que célébrer la cérémonie ancestrale, en ayant l'extrême élégance de ne pas ajouter : « Mort aux moches ! ». Chez lui, la proclamation de la supériorité des humains n'est pas associée à leur désignation comme uniques titulaires de droits ; il s'est abstenu en la matière d'affirmer plus qu'il ne pouvait prouver. J'aurais dû souligner combien son hésitation sur ce point l'honore, saluer comme il se doit ce progrès modeste mais réel, rêver que dans trois mille ans quelque héritier de sa pensée - bien que toujours dans le doute - s'enhardisse jusqu'à proposer une trêve de quinze jours dans le gavage des oies ou le débecquage des poules, par principe de précaution.

Certes, pendant que les usines à tuer tournent à plein, Kaplan n'a pas trouvé mieux à faire que de dresser l'inventaire de ce qui manque à leurs victimes pour appartenir à la race des seigneurs. Mais j'aurais dû n'y voir qu'une sorte de réflexe conditionné, acquis au cours de très nombreux exercices par les humains en général et ceux de sa profession en particulier, réflexe qui, pour mécanique qu'il soit, n'en est pas moins noble, car produit par cette culture qui a permis à l'humanité d'émerger de l'animalité. J'aurais dû songer aussi que le fait qu'un auteur connaisse le mot « abattoir » par exemple, et puisse l'insérer dans des phrases apparemment douées de sens, n'implique pas qu'il sache se représenter un abattoir, au sens plein du verbe « représenter ». Au lieu de quoi, l'idée m'a traversé l'esprit que Kaplan pouvait se douter qu'en s'acharnant à montrer combien les animaux étaient « pauvres en monde », il confortait dans leur bonne conscience ceux qui hurlent « Mort aux moches ! », sans avoir besoin de hurler avec eux. Soupçon mesquin, que rien ne vient étayer.

J'aurais dû lire Des singes et des hommes avec le recul nécessaire pour saisir l'harmonie de l'ensemble et faire valoir le réel talent avec lequel Kaplan officiait dans la cérémonie du miroir. Au lieu de quoi, je me suis complue à ratiociner sur des points de détail. Pure méchanceté de ma part.

Que voulez-vous, la méchanceté est le propre de l'homme [23], et parfois aussi celui de la femme.

ANNEXE

Présentation sommaire de la thèse de F. Kaplan

Kaplan défend l'idée que le véritable propre de l'homme réside dans la possession d'un langage représentatif. Les autres spécificités humaines s'en déduisent ou s'y rattachent d'une façon ou d'une autre.

La différence entre l'animal et l'homme se situe donc, non pas au niveau du langage, mais au niveau des fonctions du langage. C'est le langage représentatif qui est le propre de l'homme. Il ne faut pas en déduire que ce n'est qu'une différence secondaire [...] Car la différence entre la fonction représentative et les autres fonctions du langage introduit une différence entre l'espèce humaine et les autres espèces animales d'une tout autre nature que les différences qui existent entre les autres espèces. [...] Ce langage nous fait accéder et vivre dans un autre monde - dans lequel nous vivons autant sinon plus que dans le monde empirique auquel est borné l'animal. Et l'existence d'un deuxième monde n'est pas en soi une petite chose (p. 87).

Langage représentatif. Les mots représentent la réalité empirique sans en être une copie fidèle. Ils la représentent, dit Kaplan, comme un avocat représente son client ou comme un portrait représente un individu (p. 73). Le langage représentatif peut accompagner la réalité, mais aussi s'en détacher. La représentation persiste quand la réalité est passée ou qu'il s'agit d'une réalité future ou imaginaire (p. 74).

Posséder la fonction représentative du langage est la condition nécessaire à l'existence d'une pensée conceptuelle. La pensée se manifeste de la façon la plus authentique dans la littérature, la philosophie et la science, activités qui n'existent que chez les humains. La science cherche à résoudre des problèmes inspirés par la réalité empirique, mais qui ne deviennent des problèmes qu'exprimés dans un langage. Elle apporte une solution verbale à un problème verbal. La science et la philosophie appartiennent au monde du langage. Elles sont inspirées par une volonté de connaissance et non principalement par la recherche d'applications pratiques (p. 69-70).

L'animal ne vit que dans le monde empirique. Les animaux aussi forment des représentations, mais il s'agit uniquement de représentations perceptives. A la différence de la représentation permise par le langage, la perception reste collée à la réalité : on ne voit une table que tant qu'elle est présente (p. 74-76).

Les animaux ont une intelligence pratique, mais il n'ont pas de pensée, ils n'ont pas d'idées au sens de « combinaison de concepts » (p. 88 et suivantes).

Langage des singes. Certaines fonctions du langage sont présentes chez les singes parlants (ou chez des animaux qui utilisent des signaux de communication) : prévenir d'un danger, menacer, donner un ordre, demander quelque chose, prendre contact avec autrui (p. 77). Les chimpanzés n'accèdent qu'aux fonctions utilitaires du langage. « Les mots pour les singes ne sont que des outils » (p. 86) - des outils qu'ils emploient pour obtenir ce qu'ils souhaitent, de la même façon qu'ils emploient des jetons pour obtenir des jus de fruits dans un distributeur. Mais les singes ne font pas de récits ; ils ne font pas des phrase avec l'intention de représenter une réalité pour ceux qui les écoutent.

Conscience de soi. « Le langage représentatif est aussi la condition de la conscience de soi » (p. 117) car « on ne peut prendre conscience d'un état de conscience sans se le dire » (p. 122) ; « je ne peux avoir conscience que j'ai conscience de la table qui est devant moi [...] si je ne me dis pas « Je vois cette table » » (p. 122). Par conséquent, la conscience de soi n'existe que chez les humains.

« La conscience de soi est une conscience redoublée ; pour reprendre l'exemple de la table, on pourrait dire : je sais qu'il y a une table et je sais que je le sais » (p. 118).

Universalité. Un récit (une communication scientifique...) est universel en cela qu'en principe il s'adresse à tous ceux capables de le comprendre.

Lorsqu'on emploie le langage représentatif, on s'adresse à tout le monde et on se met à la place de tout le monde. Ceci se manifeste en particulier dans la discussion. Lorsque deux propositions contradictoires sont énoncées, chacune ayant la prétention d'être vraie, le langage permet un dialogue qui en principe peut aboutir à un consensus. Au cours d'une discussion, je me mets à la place de l'autre dans le sens où je considère qu'il peut avoir raison. Je me place d'un point de vue universel parce que « Il s'agit de mettre sur le même plan ce que je dis et ce qu'il dit, de considérer ce que je dis de la même manière que si c'était dit par n'importe qui d'autre » (p. 165).

Morale. Les animaux peuvent avoir un comportement apparemment moral (amour, clémence, aide apportée à autrui...), mais seul l'homme peut avoir une pensée et un comportement véritablement moraux. En effet, la pensée morale suppose le langage représentatif, car « il est impossible de juger sans prononcer de jugement, ni d'approuver ou de désapprouver sans langage. D'ailleurs, pour juger et pour approuver et désapprouver, il faut nécessairement prendre conscience de ses intentions, donc prendre conscience de soi... » (p. 247). Le jugement moral suppose l'adoption d'un point de vue universel, et cela n'est possible que si l'on maîtrise le langage représentatif.

Culture. Le langage représentatif est un phénomène culturel. Ses éléments n'ont pu être inventés et transmis que très lentement. « Lorsque l'homme est apparu pour la première fois à la suite d'une mutation génétique, il n'était donc pas homme en fait, puisqu'il n'avait pas de langage représentatif ; il n'était homme qu'en puissance » (p. 141).

La culture n'est pas un caractère spécifique aux humains. On trouve aussi chez les chimpanzés des techniques et des comportements sociaux acquis, qui diffèrent selon les groupes. Mais « seul l'homme est fondamentalement un être de culture » (car « alors que sans culture le singe n'en serait pas moins singe - la différence introduite par la culture n'étant pas très importante - sans culture l'homme serait sans langage représentatif, par conséquent ne serait pas homme en tant que différent des animaux » (p. 141).

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Notes

[1] F. Kaplan, Des singes et des hommes. La frontière du langage, Fayard, 2001, 320 p., 130 FF. Les numéros de pages indiqués dans cet article renvoient à cet ouvrage.

[2] Sur le rapport existant entre toutes ces caractéristique et le langage représentatif, voir l'annexe ci-après p. X. J'ai tenté dans cette annexe de résumer les principaux aspects de la thèse de Kaplan de façon aussi neutre que possible.

[3] Étant donné qu'il s'agit du thème central de son livre, il paraît improbable que l'auteur pense qu'il existe d'autres formes de représentation. Si tel était le cas, il les aurait certainement mentionnées.

[4] Il est devenu à la mode d'utiliser cette aptitude comme nouvelle frontière entre les humains et les singes depuis que les anciennes ont été mises à mal par les travaux des primatologues. La même idée est avancée de façon récurrente par Luc Ferry (cf. son article dans Le Débat n°108, janvier-février 2000, p. 165-166, ou Qu'est-ce que l'homme ?, Odile Jacob, 2000, p. 101-102). On la retrouve dans sa contribution au dossier « L'animal et l'homme » du Monde des débats de juin 2001 où il écrit (p. 28) : « Le singe ne dépasse jamais le stade du langage performatif (demandes et ordres). Il ne se sert pas de son savoir-faire, comme le fait déjà un tout petit enfant qui, très tôt, utilise les mots pour partager une émotion, pour créer un « sens commun » ».

[5] Aucun humain n'a infligé à Loulis les « très nombreux exercices » formateurs du réflexe conditionné. La langue des signes lui a été enseignée par sa mère chimpanzé, Washoe.

[6] On peut supposer qu'ici Kaplan pense à tel exemples tels celui de Koko disant « Parce que en colère » quand on lui demande pourquoi elle a mordu.

[7] Kaplan omet de signaler que les cris des vervets ne sont pas innés mais acquis : ils apprennent dans l'enfance à associer l'image d'un certain prédateur au cri qui annonce au groupe sa détection. Il est vrai que ce détail n'a aucune importance. Le singe qui émet le cri approprié en voyant un léopard, ne pense pas à un léopard ; il imite de façon « mécanique » ce qu'il a vu faire à d'autres. En tout cas, il est impossible de prouver le contraire.

[8] Je pense à des exemples tels que celui de la gorille Koko occupée (seule) à manipuler ses poupées tout en parlant par signes, ce qui (superficiellement bien sûr) ressemble à l'activité d'une petite fille construisant une scène imaginaire entre plusieurs personnages (Cf. DeGrazia, Taking Animals Seriously, Cambridge University Press, Cambridge, 1996, p. 181). Ou encore, à d'étranges comportements du bonobo Kanzi, rapportés en ces termes par Steven Wise (Rattling the Cage, Profile Books, Londres, 2000, pp. 185-186) :

« Le nombre de façons différentes qu'a Kanzi de jouer avec des objets imaginaires est remarquable. Il fait semblant de les manger, de les donner à manger à d'autres, de les cacher, de les prendre à d'autres, de les leur rendre, de jouer à essaie-de-me-le-prendre avec d'autres, et de les donner à manger à ses jouets. Il peut déposer un morceau de nourriture imaginaire sur le sol et faire semblant de l'ignorer jusqu'à que quelqu'un fasse semblant d'essayer de le prendre. À ce moment-là, il s'en saisit et le retire vivement. Il peut faire semblant de cacher un objet imaginaire, et plus tard le reprendre et faire semblant de le manger, ou de le recracher et taper le commentaire « mauvais » sur son ordinateur. Il peut faire semblant de saisir et de mâcher la pêche qui décore chaque plaque d'immatriculation de Georgie. Il met parfois un masque de monstre et fait semblant de pourchasser et de mordre des humains ou d'autres bonobos. Il peut demander à d'autres de faire semblant d'être des monstres et de lui courir après. »

[9] dont nous avons déjà eu un aperçu ci-dessus, dans la citation extraite de la page 79.

[10] En effet, sachant que le nez d'un humain contient 5 millions de cellules olfactives contre 200 millions pour le nez d'un berger allemand, il est permis de supposer que le nombre d'odeurs perçues par le premier est ridiculement limité comparé au registre de celles discernées par le second.

[11] Y compris à nous, antispécistes. Parce que nos adversaires soutiennent qu'un abîme sépare les humains des autres animaux, nous croyons remporter une grande victoire en montrant qu'au contraire les différences entre eux sont seulement de degré. Il a dû m'arriver aussi d'argumenter de la sorte. A tort, peut-être. Dans ces controverses, « degré » et « nature » sont employés dans un sens si flou qu'un simple jeu verbal permet de convertir l'un dans l'autre.

Marcel sait seulement compter. Olga a de plus étudié les fonctions et s'est révélée une véritable championne dans le calcul des intégrales doubles. On peut affirmer qu'entre eux deux il n'y a qu'une différence de degré : savoir un peu ou beaucoup de mathématiques. On peut soutenir tout aussi bien qu'une différence de nature les sépare : Marcel ne connaît qu'un peu d'arithmétique, alors qu'Olga maîtrise de surcroît l'analyse. En réalité, les qualificatifs « degré » ou « nature » n'apportent rien en termes d'information. Tout ce qu'il y a à savoir est déjà contenu dans la description des capacités des deux individus. La seule question pertinente est de savoir si, dans le contexte qui nous amène à comparer Marcel et Olga, les intégrales doubles ont une quelconque importance.

[12] Par exemple, la différence entre les panachés comportant les mêmes proportions de bière et de limonade est purement quantitative (ou plutôt le serait s'il n'existait qu'un seul type de bière et de limonade).

On peut aussi affirmer la supériorité d'un objet A sur un objet B dans un cas un peu moins restrictif : si A et B ont les mêmes composantes (ou propriétés) et que , quelle que soit la composante examinée, A en possède davantage que B. Toutefois, c'est seulement lorsque la proportionnalité est vérifiée qu'on peut dire de combien A est supérieur à B.

[13] Rigoureusement, le « + » est impropre. Ce qu'on veut signifier par cette relation, c'est que les choses se passent « comme si » Y était un sous-ensemble de X, « comme si » X incluait Y, bien que ce Y particulier ne soit pas une partie de ce X particulier. On notera qu'on peut employer une relation du même type pour établir une hiérarchie entre des entités qui se distinguent par une différence quantitative. 1 l. d'eau = 1 cl. d'eau + 99 cl. d'eau. En faisant abstraction du fait que l'eau de ce centilitre-ci n'est pas nécessairement une partie de l'eau de ce litre-là, on écrit simplement que le litre inclut le centilitre.

[14] L'expression « vide quantique avant le big bang » est du jargon pseudo-scientifique. Les théories du big bang ne supposent aucun « avant » le big-bang, et donc aucun vide auquel se serait brusquement ajoutée la matière. Le mot « quantique », quant à lui, n'est là que pour faire joli.

[15] On notera que les raisons qui interdisent d'établir par ce procédé la supériorité d'un objet sur un autre, interdisent aussi d'établir leur égalité. Il n'y pas lieu d'affirmer que la truelle et le gâteau sont égaux parce que chacun dépasse l'autre dans certains domaines, et qu'au fond « tout ça se compense », ni que les chimpanzés et les humains sont égaux parce que les uns grimpent mieux aux arbres tandis que les autres utilisent mieux le langage.

[16] Je précise que Kaplan ne dit pas avoir construit son échelle des êtres dans cette intention. Explicitement, il n'affiche aucune intention du tout.

[17] L'ordre obtenu par cette méthode ne coïncide pas nécessairement avec celui obtenu - lorsque cela est possible - à partir des propriétés objectives des éléments comparés. On peut préférer 1 cl. d'eau à un litre s'il s'agit de remplir une seringue, bien que le litre soit plus grand.

[18] Dont l'auteur connaît pourtant l'existence, puisque dans une note il donne la référence de la contribution de Christoph Anstötz à ce manifeste.

[19] Pas tout à fait, car la présence parmi eux d'êtres humains est ce qui rend le problème d'autant plus important.

[20] Avec d'ailleurs une étrange asymétrie. Kaplan ne se contente pas de rappeler les arguments avancés par Spinoza, Descartes et Malebranche pour nier que « l'animal » puisse être l'objet de la morale ; il les examine et met en évidence leurs faiblesses. En revanche, les positions des auteurs plus favorables aux animaux (Schopenhauer, Rousseau, Montaigne, les utilitaristes) sont simplement mentionnées, sans commentaire ni pour ni contre.

[21] « Comment faire bénéficier ceux-ci [les animaux] d'un devoir que non seulement ils ne respectent pas, mais dont ils n'ont même pas l'idée ? Malgré le fait qu'ils soient conscients comme nous, cela ne signifierait-il pas qu'ils ne seraient pas autrui pour nous, donc des objets de devoir ? » (p. 283)

[22] Pour une réflexion sur le thème de la prédation dans l'idéologie spéciste et naturaliste, voir Yves Bonnardel, « Contre l'apartheid des espèces », dans Espèces et éthique (ouvrage collectif), tahin party, 2001.

[23] Selon Luc Ferry, La sagesse des modernes, Robert Laffont, 1999, p. 34-36.

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