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CA n°43 – L’Industrie du bien : philanthropie, altruisme efficace et altruisme efficace animalier – août 2019

Chapitre 6 – Psychologie et utilitarisme

En mars 2018, la Psychological Review publie un long article de Kahane, Everett, Earp, Caviola, Faber, Crockett et Savulescu intitulé « Beyond Sacrificial Harm: A Two-Dimensional Model of Utilitarian Psychology ». C’est un travail de recherche magistral dans le domaine de l’utilitarisme envisagé sous l’angle psychologique. Ce texte est également une source précieuse par ses références bibliographiques sur les autres études menées dans ce même domaine, ou plus largement sur l’approche psychologique des attitudes morales. Kahane travaille depuis des années (avec des publications antérieures en 2010, 2012, 2014, 2015), le plus souvent avec des coauteurs, sur la double dimension de la psychologie utilitariste qui va être exposée dans les pages qui suivent. Dans ce chapitre, nous allons faire une pause dans l’examen de l’altruisme efficace afin de rendre partiellement compte de l’étude de Kahane et alii (2018). En effet, c’est elle qui va nous fournir les éléments qui nous permettrons d’aborder sous un nouvel angle, dans le prochain chapitre, la façon dont l’utilitarisme marque le discours des altruistes efficaces.

1. Tester la proximité avec l’utilitarisme sans abuser des dilemmes sacrificiels

L’objectif de Kahane et alii est de bâtir un outil simple permettant de mesurer les tendances plus ou moins utilitaristes présentes chez des personnes qui ne sont pas des professionnels de la philosophie. Nommons cela un indicateur du niveau de « proto-utilitarisme » afin d’éviter la confusion avec une adhésion ou un refus conscients d’une théorie utilitariste dont les sujets auraient une connaissance approfondie. Monsieur et Madame Toulmonde ne sont pas forcément capables d’énoncer et de justifier de quelle théorie éthique ils se sentent le plus proches. Il n’y a pas non plus lieu de supposer que leurs convictions morales forment un tout dénué de lacunes ou d’incohérences. Les auteurs cherchent à bâtir une échelle qui permettra d’évaluer à quel degré ces convictions, telles qu’elles se manifestent à travers des jugements de valeur, sont proches ou éloignées de l’utilitarisme.

Kahane et alii sont loin d’être les premiers à chercher le degré de concordance entre des jugements moraux, implicites ou explicites, manifestés lors de tests de psychologie, et ceux qui découleraient d’une adhésion consciente à l’éthique utilitariste. Nombre d’études antérieures dans ce domaine reposent sur les réponses à des dilemmes sacrificiels, à travers des scénarios où l’action permettant d’aider certains individus consiste à nuire à d’autres. C’est le cas des travaux menés par Greene sur les dilemmes du tramway, tels que celui-ci : « Un tramway se dirige vers un groupe de 5 personnes qui mourront écrasées si rien n’est fait. Un homme se trouve sur un pont au-dessus des rails. Choisissez-vous de pousser cet homme afin qu’il tombe sur la voie, ce qui le tuera, mais arrêtera la course du tramway et sauvera 5 vies ? ».

Divers auteurs ont suggéré l’existence d’un double mécanisme mental face aux décisions à prendre : un mécanisme rapide, essentiellement émotionnel, et un autre, plus lent, faisant davantage appel à la raison et à la réflexion consciente. Greene utilise les dénominations imagées de fonctionnement en mode automatique et de fonctionnement en mode manuel à propos de ces deux niveaux. Certains ont avancé que les jugements formés en mode automatique s’approchaient davantage des éthiques déontologiques, tandis que ceux formés en mode manuel étaient plus proches de l’éthique utilitariste.

Plusieurs études ont par ailleurs montré que les personnes qui, dans les tests faisant appel aux dilemmes sacrificiels, donnaient les réponses les plus conformes à la théorie utilitariste étaient aussi celles qui se classaient le plus haut dans des tests psychologiques destinés à mesurer la psychopathie ou autres traits antisociaux. Dire que les proto-utilitaristes tels que décelés dans ces tests sont « plus psychopathes » ou « plus antisociaux » que les autres, ne signifie pas qu’il s’agit de criminels, mais qu’ils se classent plus haut que la moyenne sur des traits tels que l’indifférence à blesser ou faire du tort à autrui, et plus bas que la moyenne sur des traits tels que l’empathie ressentie pour les autres.

L’intention des psychologues qui soumettent les participants à leurs expériences à des scénarios de dilemmes sacrificiels est de détecter leur disposition à faire le mal à des fins instrumentales (instrumental harm). Dans la logique utilitariste, cela correspond à l’idée que l’on doit causer un préjudice à certains individus, si cela est nécessaire pour faire advenir un bien plus grand que le mal que l’on fait. Kahane et ses collègues sont insatisfaits de la mesure des tendances proto-utilitaristes via des questionnaires qui reposent exclusivement sur des dilemmes sacrificiels1. C’est pourquoi Kahane et alii (2018) bâtissent un test qui inclut en supplément une autre dimension nommée impartial beneficience (bienfaisance impartiale), afin de saisir sous un autre angle la proximité avec l’utilitarisme. Un aspect central de cette éthique est en effet l’exigence d’agir en faveur des tiers, et de le faire avec une parfaite impartialité, c’est-à-dire sans surpondérer nos intérêts et ceux de nos proches par rapport aux intérêts des êtres qui nous sont étrangers.

2. L’Oxford Utilitarianism Scale

Le test bâti par les auteurs, baptisé OUS (Oxford Utilitarianism Scale), consiste en une série d’affirmations sur ce que l’on doit faire dans des situations hypothétiques. Les sujets testés doivent indiquer à quel degré ils approuvent ou désapprouvent l’action proposée, avec pour chacune le choix entre 7 réponses : pas du tout d’accord ; pas d’accord ; plutôt pas d’accord ; ni d’accord ni pas d’accord ; plutôt d’accord ; d’accord ; tout à fait d’accord2. Pour chaque question, plus on est proche de la réponse « tout à fait d’accord », plus on est en ligne avec ce que préconise l’éthique utilitariste.

Le choix des affirmations composant le test a fait l’objet de la part des chercheurs d’une très longue procédure. La première version comprenait 94 affirmations inspirées par  la littérature utilitariste. Au cours du processus, de nombreux items sont éliminés, ou reformulés. Pour procéder à cette révision, les chercheurs ont consulté des philosophes professionnels, et se sont fondés sur leurs réponses pour choisir les items les plus aptes à discriminer les utilitaristes des non-utilitaristes. À cette étape, il a aussi été précisé aux philosophes que le questionnaire était destiné aux profanes – à des gens qui ne sont pas des experts en éthique – et donc que les questions devaient être assez simples pour être intelligibles par tous, quitte à omettre certaines nuances.

Le questionnaire, dans ses versions successives, est soumis à la fois au type de sujets auquel il est destiné (des profanes), et à un panel de philosophes. Ces derniers ont été interrogés, afin de vérifier que le test détectait correctement qui, parmi les professionnels de l’éthique, était utilitariste, et qui l’était moins ou pas du tout. Il était demandé à ces experts d’une part de répondre au questionnaire destiné aux profanes, d’autre part de se situer eux-mêmes par rapport à l’utilitarisme sur une échelle de 1 à 10. Comme les philosophes savent qu’il existe plusieurs variantes d’utilitarisme, un texte leur était fourni pour leur préciser par rapport à quelle version ils devaient se positionner eux-mêmes : la référence retenue par les chercheurs est l’utilitarisme hédoniste de l’acte3. Un philosophe approuvant cette variante devait cocher 10, tandis qu’un utilitariste partisan d’une autre variante d’utilitarisme devait se situer un peu plus bas dans l’échelle.

Au final, le questionnaire OUS ne comporte que 9 affirmations, dont 5 relèvent de la bienfaisance impartiale (items OUS-IB) et 4 relèvent du mal instrumental (items OUS-IH) :

 

Les 5 affirmations OUS-IB (« IB » renvoie à impartial beneficience)

IB-1          D’un point de vue moral, les gens devraient se soucier également du bien-être de tous les humains de la planète : ils ne devraient pas privilégier le bien-être des gens qui leur sont particulièrement proches, physiquement ou émotionnellement.

IB-2          D’un point de vue moral, nous devrions nous sentir obligés de donner l’un de nos reins à une personne souffrant d’insuffisance rénale, puisque nous n’avons pas besoin de deux reins pour vivre, mais qu’un seul suffit pour être en bonne santé.

IB-3          Si le seul moyen de sauver une personne dans une situation d’urgence est de sacrifier sa propre jambe, il est moralement requis de faire ce sacrifice.

IB-4          Il est tout aussi mal de ne pas venir en aide à quelqu’un que de causer soi-même activement du tort à quelqu’un.

IB-5          Il est moralement condamnable de garder pour soi de l’argent dont on n’a pas réellement besoin, au lieu de financer des organisations qui opèrent de façon efficace pour aider les bénéficiaires de leur action.

 

Les 4 affirmations OUS-IH (« IH » renvoie à instrumental harm)

IH-1         Il est moralement juste [right] de causer un préjudice [harm] à une personne innocente si cela est nécessaire pour venir en aide à plusieurs autres personnes innocentes.

IH-2         Si le seul moyen d’assurer le bien-être et le bonheur global de la population est de recourir à l’oppression politique pour une période courte et limitée, alors il faut user de l’oppression politique.

IH-3         Il est permis de torturer une personne innocente si cela s’avère nécessaire pour obtenir l’information qui empêchera une bombe d’exploser et de tuer des centaines de personnes.

IH-4         Il est parfois moralement nécessaire que des personnes innocentes meurent, en tant que dommage collatéral, si au total cela permet de sauver davantage de gens.

 

Les auteurs reconnaissent qu’une limite des items OUS-IB retenus est sans doute qu’ils font une place trop grande au sacrifice personnel, et qu’on pourrait certainement concevoir des indicateurs plus fins des différents aspects de l’impartialité. Un autre reproche qu’on pourrait adresser à l’OUS, notent-ils, est qu’il ne fait pas apparaître explicitement le principe de maximisation du bien de l’éthique utilitariste. Toutefois, la recherche d’une telle maximisation conduit bien à choisir les réponses jugées moralement correctes par les utilitaristes hédonistes de l’acte dans les réponses au questionnaire. (Du moins y conduit-elle si l’on admet que les conséquences de chaque choix se limitent à celles énoncées explicitement dans les scénarios hypothétiques, qui en fait sont uniquement les conséquences directes : sauver ou améliorer une ou plusieurs vies.)

3. Un commentaire du questionnaire OUS

J’insère ici un bref commentaire sur les ressemblances et différences entre les deux parties du questionnaire. Dans l’éthique utilitariste, l’exigence d’impartialité signifie que l’on doit accorder le même poids aux intérêts similaires quand on calcule le total d’utilité résultant des différentes voies d’action qui s’offrent à nous. Cette dimension intervient dans les deux composantes du questionnaire. Une autre caractéristique de l’utilitarisme est d’attribuer de la même manière à l’agent moral les événements qu’il provoque en intervenant activement, et les événements qui se produisent parce qu’il est resté passif, alors qu’il aurait pu agir. La passivité est considérée comme une « action » comme une autre parmi les options qui s’offrent à lui. Cette caractéristique intervient elle aussi dans les deux parties du questionnaire. La symétrie faite entre action et inaction est logique pour une théorie éthique qui n’évalue les décisions qu’à l’aune de la qualité de leurs conséquences. Sur le plan psychologique par contre, on sait que l’on ressent plus vivement ce qui se produit parce que nous avons agi, que ce qui arrive en l’absence d’intervention de notre part.

Les deux parties du questionnaire diffèrent sur d’autres plans. Dans les items IB-2  à IB-5 du test, la seule personne à qui il est demandé un effort pour le bien d’autrui est soi-même. La « transaction » proposée est entre moi et des tiers dont j’ai le pouvoir d’améliorer la situation. Si l’action jugée moralement juste par l’utilitarisme m’est désagréable, et que je décide de l’accomplir quand même, je suis la seule victime d’une perte d’utilité. De plus, quand je compare l’option consistant à faire don de quelque chose que je possède (a) à celle consistant à le garder pour moi (b), je ne déçois les attentes de personne en faisant (a) plutôt que (b) : c’est de mon plein gré que j’opte pour (a), et les tiers concernés préfèrent que je me montre altruiste. Dans la composante IH du questionnaire (mal instrumental), je suis mise en position de décider pour des tiers, sachant que quelle que soit l’option retenue, j’irai à l’encontre des préférences de certains pour satisfaire les préférences d’autres. Par ailleurs, quoi que je décide, cela n’affectera en rien les droits ou le confort dont je jouis dans ma vie personnelle. Le cas IH-2 (oppression politique temporaire) n’est pas un vrai dilemme sacrificiel : la population qui souffre d’une privation temporaire de ses droits politiques est la même que celle qui bénéficie d’un gain de bien-être grâce à cette opération. Cet item est sans doute là pour tester si les répondants accordent plus de valeur à la liberté ou au bonheur. Les autres cas, par contre, sont des dilemmes sacrificiels classiques. On fait bien sentir aux répondants qu’il leur est proposé de donner leur approbation morale au fait de causer un préjudice majeur à certains (la torture, la mort) pour procurer un gain majeur à d’autres, plus nombreux. L’effet « bien du plus grand nombre » se produit s’il y a intervention active de l’agent moral, pas simplement s’il reste passif. De plus, le préjudice dont il lui est demandé s’il serait moral de le faire subir à des tiers est tel qu’il refuserait d’en être la victime lui-même : sauf s’il est un héros ou un saint, il n’est pas prêt à se dévouer pour être torturé ou tué pour sauver plusieurs vies. Ainsi, à la différence de la générosité personnelle dont il est question dans les items « bienfaisance impartiale », les dilemmes sacrificiels demandent à l’agent moral s’il est prêt à intervenir activement pour imposer à d’autres ce qu’il refuse de s’imposer à lui-même. Quand on vous demande si vous êtes prêt à pousser un homme pour qu’il tombe sur les rails, il y a une autre personne sur scène qui se dispense de devenir le cadavre qui bloquera le tramway : vous. Si l’on regarde les choses sous l’angle de ce qu’on l’on produit en intervenant activement, les gestes évoqués sous le titre « bienfaisance impartiale » obéissent à la maxime « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse ». Ceux évoqués dans les dilemmes sacrificiels relèvent plutôt du précepte « Fais à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse », « Fais don de la personne d’autrui, là où tu ne ferais pas don de la tienne. »

4. Les résultats d’une application du test OUS

Une fois l’échelle OUS établie dans sa version finale, Kahane et alii l’ont utilisée auprès d’un échantillon de 282 participants recrutés via MTurk. Ils les ont également soumis à d’autres tests déjà existants, conçus pour détecter divers traits psychologiques ou sociaux. L’âge médian des participants était de 39 ans, 80% d’entre eux avaient fait des études secondaires ou supérieures, et 178 étaient des femmes. Le score OUS des participants ne présentait aucune corrélation significative avec leur sexe, leur âge, ou leur niveau d’études.

Rareté des personnes proches de l’utilitarisme. Il est apparu que seule une minorité des participants avait une nette inclination proto-utilitariste. Sachant que l’échelle (de « tout à fait en désaccord » à « tout à fait d’accord ») comprend 7 degrés (allant des réponses les moins utilitaristes aux plus utilitaristes), seulement un quart des participants avaient un score OUS supérieur à 4, et seulement 4% un score supérieur à 5. Une première étude menée par les chercheurs pendant la phase de construction du questionnaire, sur 960 participants, indiquait de la même façon la relative rareté d’une inclination proto-utilitariste modérée, et l’extrême rareté d’une inclination proto-utilitariste marquée.

Les auteurs rappellent (Kahane et al., 2018, p. 159) qu’une étude menée en 2014 par Bourget et Chalmers auprès de 931 philosophes professionnels montrait que seulement le quart d’entre eux penchaient davantage vers le conséquentialisme que vers des approches déontologiques, et que moins de 10% étaient franchement conséquentialistes4, de sorte qu’il est possible que le pourcentage de purs utilitaristes chez les philosophes ne soit pas très différent de celui du pourcentage de proto-utilitaristes marqués chez les profanes.

Faible corrélation entre les scores de bienfaisance impartiale et de mal instrumental. Sur les deux études menées sur des profanes (celle effectuée pendant la construction du test, et celle effectuée avec sa version finale) Kahane et alii (2018) ont constaté une corrélation positive, mais faible, entre le total obtenu par les participants aux questions OUS-IB (bienfaisance impartiale) et le total obtenu aux questions OUS-IH (mal instrumental)5. Ils ont également observé que le score moyen des participants était plus élevé (plus proche d’une réponse utilitariste) sur les affirmations IB (bienfaisance impartiale) que sur les affirmations IH (mal instrumental). Les auteurs ont ensuite comparé les scores des participants aux deux sous-composantes du test OUS, avec leurs résultats à d’autres tests destinés à mesurer divers traits de personnalité. Cette comparaison a confirmé que les profils portant à approuver les composantes « bienfaisance impartiale » coïncidaient rarement avec ceux portant approuver les composantes « mal instrumental ».

Psychopathie. Le score global au test OUS n’est pas corrélé au score à un test détectant les tendances psychopathes. Mais si on isole les réponses aux affirmations de type IH (mal instrumental), un score élevé sur les questions OUS-IH est associé à un score élevé au test de psychopathie.

Empathie. Un score élevé aux affirmations OUS-IB (bienfaisance impartiale) est associé à un score élevé à un test détectant le niveau d’empathie. C’est l’inverse pour les affirmations OUS-IH (les participants approuvant le recours au mal instrumental présentent un sentiment d’empathie inférieur à la moyenne).

Raison. L’utilitarisme demande l’évaluation des conséquences de nos décisions, et le détachement par rapport aux émotions qu’on peut éprouver spontanément, pour garantir l’impartialité. On pourrait donc s’attendre à ce que les personnes présentant un fort score proto-utilitariste soient aussi plus motivées que la moyenne à déployer des efforts pour réfléchir. Kahane et alii ont soumis les participants à leur étude à un test mesurant le goût pour la réflexion. Il n’est apparu aucune corrélation entre le score à ce test et le score OUS, pas plus qu’avec les composantes OUS-IB et OUS-IH considérées séparément.

Générosité. On a demandé aux participants d’imaginer qu’ils recevaient une prime de 100 $ et d’envisager de prélever un montant x sur cette somme pour le donner à une organisation charitable. On leur précisait que s’ils faisaient un don de x, leur employeur s’engageait à le compléter par un don de 2x. Aucun don effectif n’était exigé. Il était simplement demandé aux participants de dire quelle somme x (entre 0 et 100) ils choisiraient de donner. Il s’est avéré que les participants qui avaient des scores élevés sur les affirmations OUS-IB étaient ceux qui manifestaient les intentions les plus généreuses. En revanche, il n’y avait aucune corrélation avec le score aux affirmations OUS-IH.

Religiosité. Les participants ont répondu à un questionnaire conçu pour les situer sur une échelle de religiosité (questionnaire comprenant des questions à la fois sur les croyances et sur la pratique religieuse). Il est apparu qu’un score de religiosité élevé était associé à un score proto-utilitariste élevé sur l’échelle OUS, mais que cela venait entièrement des réactions aux affirmations IB (bienfaisance impartiale), tandis que la religiosité n’influait pas sur les réactions aux affirmations IH (mal instrumental).

Orientation politique. Les participants ont été soumis à un questionnaire permettant de les situer sur une échelle allant de « très à gauche » à « très à droite », à la fois sur des questions économiques et sur des sujets de société. Il n’est pas apparu de corrélation globale avec le score au test OUS. De façon plus fine cependant, les réponses les plus proches de la droite sur les questions économiques étaient corrélées à un score élevé sur l’échelle OUS-IH (mal instrumental) et faible sur l’échelle OUS-IB (bienfaisance impartiale). Les plus conservateurs sur les questions de société présentaient également un score plus élevé sur l’échelle OUS-IH.

Les participants ont été interrogés sur leurs préférences partisanes. La sympathie pour le parti démocrate ou le parti républicain n’est pas corrélée au score OUS global. Mais des écarts apparaissent quand on regarde séparément les deux composantes du test OUS. Les républicains approuvent davantage les propositions IH que les démocrates. C’est l’inverse sur les propositions IB.

5. Les enseignements de l’étude de Kahane et alii

Kahane et alii ne cherchent pas à se prononcer sur des questions philosophiques. Même si vous êtes partisan du réalisme moral, vous ne trouverez rien dans leurs travaux qui vous aide à savoir si les propositions éthiques des utilitaristes sont objectivement vraies ou fausses. Vous n’y trouverez rien non plus contredisant l’idée qu’un utilitariste (hédoniste, de l’acte, et ne prenant en considération que les conséquences énoncées explicitement dans le questionnaire) se montre conséquent en approuvant à la fois les affirmations OUS-IB et OUS-IH. Le travail de Kahane et alii se situe sur le terrain de la psychologie sociale. Ils étudient des faits subjectifs, qui sont une composante de la réalité. Les convictions morales des personnes (comme leurs opinions politiques, leurs préférences sexuelles…) sont des faits.

L’intuition de départ de Kahane et alii (confortée par les résultats des travaux qu’ils ont menés en 2018 et antérieurement) est que les psychologues se sont fourvoyés en utilisant les dilemmes sacrificiels comme détecteurs exclusifs de la proximité avec l’utilitarisme. C’est pourquoi ils ont construit un test à deux dimensions : les dilemmes sacrificiels s’y retrouvent dans le volet « mal instrumental », mais s’y ajoute un volet « bienfaisance impartiale ». Ce dernier met l’accent sur la disposition à estimer que la morale exige de se dépouiller de biens qu’on possède pour secourir des tiers, et à le faire sans limiter sa générosité aux êtres qui nous sont proches.

Les chercheurs ont constaté que les traits de caractère associés à une proximité avec l’utilitarisme évaluée avec les affirmations du groupe « mal instrumental » étaient souvent différents de ceux associés à une proximité avec l’utilitarisme évaluée sur la base des affirmations du groupe « bienfaisance impartiale ». Peut-être ceci pourrait-il expliquer, au moins en partie, pourquoi la fraction de proto-utilitaristes est si basse chez les profanes, voire pourquoi le pourcentage de purs utilitaristes est si faible chez les philosophes professionnels. Kahane et alii (2018, p. 160) évoquent cette hypothèse avec prudence : « […] ceci suggère la possibilité – possibilité qui appelle des recherches supplémentaires – qu’une adhésion pleine et entière à l’utilitarisme reflète pour partie des traits psychologiques pré-philosophiques inhabituels chez une minorité d’individus, plutôt que d’être l’aboutissement d’un processus de raisonnement philosophique dont le point de départ serait une base psychologique commune partagée par les non-utilitaristes. » Dans la conclusion de l’étude publiée sur le même thème en 2015, on lit : « Les aspects positifs et négatifs de l’utilitarisme sont évidemment tout à fait compatibles au niveau philosophique. Néanmoins, la présente étude fait émerger une possibilité intrigante : que les aspects positifs et négatifs poussent dans des directions opposées dans la psychologie des profanes. » (Kahane et al., 2015, p. 207).

Il est temps maintenant de revenir à l’altruisme efficace et d’examiner la place qu’y occupent les deux aspects de l’utilitarisme.

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Notes

  1. La critique de cette approche a déjà été développée par Kahane, avec divers co-auteurs, dans des publications antérieures. Ainsi, sur la base des réponses obtenues à divers tests qu’ils avaient construits, Kahane et alii (2015), jugeaient contestable 1) que la disposition à sacrifier un tiers soit un bon indicateur de la tendance globale des personnes à agir pour le plus grand bien ; 2) que le refus du sacrifice soit un indicateur fiable de proximité avec une éthique déontologique (parce que refuser l’acte de tuer n’est pas corrélé au refus de violer les règles de la morale ordinaire dans d’autres domaines).
  2. Si vous souhaitez passer le test, tapez « Oxford Utilitarianism Scale » dans un moteur de recherche, vous trouverez le lien vers une page contenant les questions et fournissant, d’après vos réponses, votre score de proximité avec l’utilitarisme.
  3. L’utilitarisme hédoniste (ou classique) diffère de l’utilitarisme des préférences. Selon l’utilitarisme hédoniste, l’action moralement correcte est celle qui produit le plus grand bonheur. Selon l’utilitarisme des préférences, c’est celle qui satisfait au maximum les préférences, ou désirs, des agents affectés.

    L’utilitarisme de l’acte diffère de l’utilitarisme de la règle. Selon l’utilitarisme de l’acte, l’agent moral doit choisir en chaque circonstance l’action qui produit le maximum de bien, et donc évaluer par lui-même les effets directs et indirects des conduites alternatives qui s’offrent à lui. Selon l’utilitarisme de la règle, l’agent moral, doit appliquer un nombre limité de règles générales de conduite (il est dispensé du calcul). Les bonnes règles sont celles dont le respect produit dans la plupart des cas les meilleures conséquences.

  4. Les conséquentialistes ne sont pas tous des utilitaristes. L’effectif de ce sous-ensemble des conséquentialistes n’a pas été chiffré.
  5. Kahane, Everett, Earp, Farias et Savulescu avaient publié en 2015 les résultats d’un travail de recherche fondé sur la même idée (mesurer la bienfaisance impartiale séparément des réactions à des dilemmes sacrificiels), mais avec des questionnaires différents de ceux de 2018. Dans ce travail antérieur, la corrélation entre les attitudes sur les deux plans apparaissait même nulle ou négative.