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CA n°43 – L’Industrie du bien : philanthropie, altruisme efficace et altruisme efficace animalier – août 2019

Chapitre 1 – La philanthropie aux États-Unis (et un peu ailleurs) : quelques chiffres

Les pôles les plus actifs de l’altruisme efficace se trouvent aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Il s’agit de pays où la charité privée occupe une place importante, tout particulièrement aux États-Unis. Dans ce chapitre, il sera surtout question de ce dernier pays, même si on donnera, quand c’est possible, des éléments de comparaison internationale. Ceci pour une bonne et une mauvaise raison. La bonne est que les États-Unis sont de loin le pays où l’activité philanthropique est la plus développée. La mauvaise raison est que c’est uniquement pour ce pays qu’on trouve une abondance d’informations chiffrées – ce qui est l’une des manifestations de l’existence d’une véritable industrie de la philanthropie, avec des organisations multiples qui non seulement y interviennent, mais se soucient de l’étudier.

La philanthropie ne doit pas être comprise ici au sens étymologique d’amour de l’humanité, mais comme le secteur de la bienfaisance privée. Ses acteurs en sont des organisations qui ne sont ni des services publics, ni des entreprises1. Leurs ressources proviennent des « dons aux œuvres » effectués par des personnes physiques ou morales. Leur existence est facilitée par les avantages fiscaux consentis aux donateurs.

De longue date, les États-Unis se situent au premier rang mondial pour le montant des dons aux œuvres2. En 2018, celui-ci atteignait 428 milliards de dollars, soit 2,1 % du PIB. Depuis la quarantaine d’années où des statistiques sont disponibles, ce pourcentage se situe au voisinage de 2 % du PIB. Le niveau actuel dépasse toutefois celui qui a prévalu des années 1970 au milieu des années 1990 (qui était de l’ordre de 1,7 % du PIB).

Aux États-Unis, l’origine des dons se répartissait comme suit en 2018 : individus (68 %), fondations (18 %), legs (9 %), entreprises (5 %). En longue période, l’évolution la plus marquante est la baisse continue de la part relative des individus, et la hausse continue de celle des fondations. Ces dernières fournissaient 5 % des ressources caritatives à la fin des années 1970, contre 18 % de nos jours.

Pour ce qui est de la destination des dons, les trois premiers secteurs bénéficiaires en 2018, selon Giving USA, sont : la religion (29 %), l’éducation (14 %) et les services humains3 (12 %), suivis de divers autres. En longue période, on constate le recul de la part relative de la religion : jusqu’au début des années 1990, elle recevait plus de la moitié des dons, contre moins du tiers de nos jours.

Dans ce chapitre, on se limitera à des indicateurs concernant les dons ou dépenses philanthropiques en argent. Cependant, donner de son temps est aussi une manière de faire preuve de générosité. Selon Giving USA (rapport de l’année 2017), plus de 60 millions d’Étasuniens adultes font régulièrement du bénévolat, les trois premiers secteurs bénéficiaires étant, là encore, la religion, l’éducation et les services humains.

1. Comparaisons internationales

Les éléments sûrs de comparaison internationale font défaut. Une organisation britannique, Charities Aid Foundation (CAF), a publié en janvier 2016 un rapport comparant les dons aux œuvres des ménages dans 24 pays, exprimés en pourcentage du PIB. La méthodologie, que nous n’allons pas détailler, précise que selon les cas les sources sont de nature différente (parfois les déclarations fiscales, parfois des enquêtes effectuées auprès des ménages) et que, de surcroît, les chiffres que la fondation a réussi à obtenir concernent, selon les pays, des années comprises entre 2011 et 2015. Il s’agit donc d’un document aux bases fragiles.

Voici les résultats obtenus pour une partie des pays examinés par la CAF4. Il s’agit uniquement des dons des personnes physiques, et non du total des dons, exprimés en pourcentage du PIB :

La CAF a tenté d’évaluer s’il y avait une corrélation entre la générosité des ménages et divers indicateurs : le taux d’imposition (en pourcentage du PIB), la dépense de l’État (en pourcentage du PIB), le taux d’imposition sur les revenus les plus élevés, le taux d’imposition des bénéfices, le taux des cotisations sociales salariales, le taux d’imposition moyen sur le revenu. La corrélation n’était significative pour aucun de ces facteurs5. Il faudrait donc se garder d’affirmer trop vite que la charité privée est particulièrement présente là où l’intervention économique publique est faible.

L’Observatoire de la Fondation de France et le Centre d’Étude et de Recherche sur la Philanthropie ont publié, en avril 2015, un rapport intitulé Panorama de la philanthropie en Europe fondé sur l’étude de 10 pays européens6. Il confirme qu’en Europe, la Grande-Bretagne est très largement en tête pour ce qui est de la générosité des ménages. On y trouve le schéma suivant :

Le rapport précité présente l’intérêt de fournir de surcroît une estimation des dépenses charitables dues aux fondations :

Retenons simplement pour notre propos que les deux pays les plus riches en organisations actives d’altruisme efficace, les États-Unis et la Grande-Bretagne, comptent parmi ceux où la philanthropie est la plus développée. Ils ne doivent toutefois pas être mis sur le même plan : les ressources brassées par le secteur philanthropique étasunien sont d’un niveau exceptionnel.

2. Parlons des (très) riches

Pourquoi s’intéresser aux riches quand on étudie la philanthropie ? La première raison est banale, mais suffit à expliquer l’attention particulière que reçoit cette catégorie : un ménage riche donnant 1% de son revenu ou de son patrimoine procure plus de ressources à des organisations charitables qu’un ménage pauvre faisant de même. Une raison complémentaire, sur laquelle nous reviendrons à la section suivante, est que depuis quelques décennies, une étroite frange de population aisée capte une fraction croissante du revenu et de la richesse. Enfin, la propension à donner n’est sans doute pas également répartie sur l’échelle des revenus. Voici quelques données sur ce dernier point, à manier avec prudence car elles sont parcellaires. Un rapport concernant la France, publié par Recherches et Solidarités (Bazin et alii, 2017), indique le pourcentage de donateurs parmi les ménages imposables sur le revenu (restriction importante car, en 2016, 56% des foyers ne payaient pas cet impôt). Ce pourcentage est en moyenne de 23%, mais quand on détaille par tranches de revenu, on voit une croissance continue du taux de donateurs à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des revenus. Chez les ménages dont la dernière tranche de revenu imposable est inférieure à 19 000 €, le pourcentage de ménages donateurs est de 7,1%. À l’autre extrémité, chez les contribuables dont la dernière tranche de revenu imposable dépasse les 78 000 €, le pourcentage de donateurs est de 45%. Par ailleurs, le montant moyen des dons déclarés augmente à mesure que l’on s’élève dans le niveau des revenus. Les données ne permettent pas d’exprimer le montant des dons en pourcentage du revenu.

Concernant les États-Unis, des statistiques un peu anciennes sont fournies par List (2011, p. 166), à la fois sur les pourcentages de ménages donateurs et sur les montants des dons en pourcentage du revenu. À l’époque, selon une enquête du programme PSID (Panel Study of Income Dynamics) sur un échantillon représentatif de ménages étasuniens, 67% des ménages se déclaraient donateurs. Là encore, on observe que le pourcentage de foyers donateurs est faible chez les ménages modestes, et qu’il croît à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des revenus pour atteindre 93% chez les ménages dont le revenu annuel dépasse 130 000 $ (en dollars courants 2010). Si on s’intéresse aux seuls ménages donateurs, cette étude, et certaines autres, suggèrent que le montant du don rapporté au revenu suit une très approximative courbe en U, mais les résultats ne sont pas clairs concernant les ménages aisés. La branche gauche du U (du côté des plus bas revenus) ne fait pas de doute : chez les rares donateurs pauvres, le don représente une part substantielle du revenu. Puis, quand on atteint les classes moyennes et aisées, la part du revenu consacrée aux dons est plus modérée, se situant aux alentours de 2-3%, avec peut-être un niveau supérieur chez les ménages à revenu plus élevé. Toutefois la seconde branche du U n’est pas nette ; elle est présente ou pas selon les études7. Je n’ai pas trouvé de données pour les revenus qui sont tout au sommet de la pyramide. Cette référence à une éventuelle courbe en U ne doit donc pas être interprétée comme signifiant que chez les ménages richissimes, le pourcentage du revenu consacré à la charité serait astronomiquement élevé.

Concernant la pratique du don chez les ménages étasuniens riches (mais pas spécifiquement la poignée des richissimes) on peut se référer à l’édition 2018 d’un rapport produit annuellement par US Trust (un département de la Bank of America). En 2018, US Trust a interrogé 1646 ménages dont le revenu annuel dépassait 200 000 $ et/ou dont le patrimoine dépassait 1 million de dollars (la médiane de l’échantillon se situant à 350 000 $ de revenu et 2 millions de patrimoine). L’étude confirme que le pourcentage de ménages donateurs est plus élevé chez les riches8 : 90% des ménages de l’échantillon des riches ont fait des dons aux œuvres, et le montant moyen des dons annuels approchait les 30 000 $ (montant qu’on ne peut rapporter au revenu moyen du groupe étudié, faute de le connaître).

David Callahan (2018) estime qu’en gros le tiers du montant des dons charitables des personnes physiques aux États-Unis est imputable aux 1% les plus riches, en termes de patrimoine. Mais il y a mieux que les 1% : les 0,01% du sommet. Ceux-là détiennent à eux seuls un patrimoine dépassant celui possédé par 90% des Étasuniens (soit toute la population sauf les 10% les plus riches). Il n’y a pas de statistiques globales sur le montant des contributions charitables des 0,01%, même s’il existe un vif intérêt pour l’activité philanthropique, effective ou potentielle, des personnes appartenant à cette catégorie.

Une entreprise née aux États-Unis en 2010, nommée Wealth-X, collecte des informations sur les personnes les plus riches du monde et vit de la vente de ces informations à sa clientèle. Elle publie par ailleurs annuellement deux rapports, en libre accès, l’un sur les ultra-riches, l’autre spécifiquement sur les plus fortunés d’entre eux : les milliardaires. À la date de dernière révision de ce chapitre (29 juillet 2019), le rapport 2019 sur les milliardaires vient de paraître (avec des données sur l’année 2018). Par contre, celui sur les ultra-riches n’est pas encore disponible. C’est pourquoi les données concernant ces derniers qui vont suivre sont tirées du rapport 2018 et portent sur l’année 2017.

Les statistiques établies par Wealth-X permettent notamment de saisir la position très particulière des États-Unis, avec une densité d’hyper-riches dépassant celle de tout autre pays au monde.

Les ultra-riches sont définis par Wealth-X comme étant les individus dont le patrimoine dépasse 30 millions de dollars. Wealth-X en a dénombré 255 810 dans le monde en 2017. Les ultra-riches sont majoritairement des hommes (89 %), et la plupart d’entre eux (67 %) ont bâti eux-mêmes leur fortune : ils ne l’ont pas héritée. Les zones géographiques où l’on en trouve le plus sont l’Amérique du Nord (35 %), l’Europe (28 %) et l’Asie (27 %). Les États-Unis (4,2 % de la population mondiale) abritent à eux seuls 31 % des ultra-riches du monde, très loin devant le second sur le podium, le Japon, qui n’en a que 7 %. Les suivants dans le top 10 des pays comptant beaucoup d’ultra-riches sont : la Chine, l’Allemagne, le Canada, la France, Hong Kong, le Royaume-Uni, la Suisse et l’Italie.

Les milliardaires (personnes dont le patrimoine dépasse 1 milliard de dollars étasuniens) représentent une minuscule minorité des humains, bien que leur nombre croisse rapidement9 : ils étaient 2604 dans le monde en 2018. Les milliardaires sont majoritairement des hommes (88 %) et, selon Wealth-X, ce sont majoritairement des gens qui ont bâti leur fortune eux-mêmes (56 %), tandis que les purs héritiers ne sont que 13 % (les 31 % restants étant dans une situation intermédiaire, avec une fortune qui n’est que partiellement héritée).

Les milliardaires sont localisés principalement en Europe (30,4 %), Amérique du Nord (28,8 %) et Asie (26 %). L’Amérique du Nord arrive en tête quand on compte, non pas le nombre d’individus concernés, mais le total du patrimoine qu’ils détiennent : les milliardaires nord-américains possèdent 36 % de la fortune totale des milliardaires. Parmi les pays comptant le plus de milliardaires, les États-Unis se classent au premier rang avec 705 personnes, suivis par la Chine (285) et l’Allemagne (146), les suivants étant, dans cet ordre : la Russie (102), le Royaume-Uni (97), la Suisse (91), Hong Kong (87) et l’Inde (82). Wealth-X fournit des informations sur les villes dans lesquelles la concentration de milliardaires est la plus forte. On ne retiendra ici que les cités se situant dans des zones géographiques jouant un rôle significatif dans les activités de l’altruisme efficace. New York est la seule ville au monde comptant plus de 100 milliardaires (1er rang mondial) ; San Francisco est au troisième rang ; Londres (seule ville européenne incluse dans le top 10) est au cinquième rang, et Los Angeles au septième. Wealth-X fournit aussi un classement des villes où le nombre de milliardaires rapporté au nombre d’habitants est le plus élevé. On retrouve dans le top 10 les 4 villes précédemment citées, mais cette fois c’est San Francisco qui devance de très loin toutes les autres métropoles du monde, avec un milliardaire pour 11 612 habitants.

Dans le top 10 des universités où les milliardaires actuels ont fait leurs études, on trouve exclusivement de prestigieuses universités étasuniennes10. Ce sont toutes, sauf la dernière, des universités privées (Harvard, Stanford, MIT, etc.).

Parmi les 10 hommes les plus riches du monde, 7 sont étasuniens, dont les trois plus grandes fortunes mondiales : Jeff Bezos, Bill Gates et Warren Buffet11.

Wealth-X s’est intéressé à l’activité philanthropique des milliardaires. Dans l’édition 2018 de son rapport, il a estimé qu’au moins 35% d’entre eux possédaient leur propre fondation. Ce sont d’ailleurs les fondations qui arrivent en tête de la destination des dons des milliardaires (29,5% des montants donnés), puis les dons pour l’éducation primaire et secondaire (20,8%), pour la santé (14,4%) et pour l’enseignement supérieur (9,6%), suivis d’autres destinations de moindre importance. La part reçue par l’enseignement supérieur est due en partie au phénomène des dons aux « alma mater » : l’usage établi chez les individus très riches de faire des dons conséquents à l’université dans laquelle ils ont étudié – un facteur qui alimente l’opulence et l’excellence des établissements les plus renommés, et creuse l’écart avec les autres12. La méthode utilisée pour établir ces pourcentages n’est pas indiquée. Dans l’édition 2019 du rapport, on apprend que la philanthropie est pratiquée par plus de la moitié des milliardaires, que ce soit via leur propre fondation ou en donnant à des œuvres établies par des tiers. Cette activité est particulièrement populaire chez les plus riches d’entre eux (fortune dépassant les 5 milliards) avec 65% de pratiquants.

3. Inégalités et part croissante des hyper-riches

La question des inégalités de revenu et de richesse est un très vaste domaine qu’il n’est pas question ici de parcourir dans son intégralité. On gardera à l’esprit que notre but n’est pas d’étudier ce qui se passe partout dans le monde, mais de sélectionner des informations concernant les pays les plus actifs dans le domaine de l’altruisme efficace, et en premier lieu les États-Unis : en effet, c’est dans ce pays qu’a émergé une (plus ou moins) nouvelle conception de la philanthropie dont il sera question dans le chapitre suivant. C’est aussi le pays d’où provient une bonne part des fonds qui alimentent l’activité de l’altruisme efficace.

Disons tout de même un mot des évolutions constatées à un niveau plus global, mais sans y introduire les nuances qui seraient nécessaires. Dans les pays développés, alors que de l’après-guerre aux années 1970, les inégalités tendaient à s’amenuiser, elles se sont accrues à nouveau à partir des années 1980. Les gains liés à la croissance ont été largement captés par la frange la plus aisée de la population (sans qu’il y ait nécessairement dégradation de la condition des moins favorisés). La tendance à la croissance des inégalités au cours des dernières décennies est également observée dans le reste du monde, où par ailleurs le degré d’inégalité est souvent plus marqué que dans les pays riches. Mais pour beaucoup de pays en développement, on ne dispose pas des données permettant de comparer l’évolution récente avec la tendance qui prévalait antérieurement, dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.

Le graphique suivant concerne le Royaume-Uni. On y lit l’évolution de la part du revenu avant impôt allant aux 10% (en rouge) et aux 1% (en bleu) des Britanniques dont les gains sont les plus élevés, ainsi que la part du patrimoine total détenue par les 10% (en vert) et les 1% (en jaune) les plus riches. Les données sont tirées du site WID (World Inequality Database), consulté le 28 juillet 2019.

Voici les mêmes indicateurs dans le cas des États-Unis : part du revenu avant impôt allant aux 10% (en vert) et aux 1% (en jaune) des Étasuniens dont les gains sont les plus élevés, et part du patrimoine personnel total détenue par les 10% (en rouge) et les 1% (en bleu) les plus riches. Les données disponibles à la date de consultation s’arrêtent à l’année 2014.

Si vous souhaitez en savoir plus, allez sur WID, ce site est une mine ! Vous y trouverez une masse d’informations complémentaires, non seulement sur les deux pays retenus, mais sur beaucoup d’autres. Le site fournit (en plus du type d’indicateurs figurant dans les graphiques précédents) des données sur l’évolution globale du PIB et du PIB par habitant, mais aussi l’évolution de la part relative, dans le revenu et dans la richesse, des 50% de la population situés aux bas de l’échelle, et des 40% situés dans les tranches centrales (les personnes qui ne sont ni parmi les 30% plus pauvres, ni parmi les 30% plus riches).

Dans le cas des États-Unis, la hausse marquée de la fraction du patrimoine détenue par les 10% et les 1% les plus riches se fait surtout au détriment de la part relative du patrimoine détenue par la classe moyenne. En effet, le patrimoine possédé par les 50% les moins fortunés représente une part négligeable de la richesse totale des ménages étasuniens. Le patrimoine de la moitié la plus pauvre de la population est même négatif certaines années, du fait de l’endettement. (Rappelons que le patrimoine personnel est la somme des actifs réels et financiers possédés, dont on déduit les dettes.) Pour ce qui est de la répartition du revenu, l’augmentation de la part relative des personnes à haut revenu se fait à la fois au détriment des catégories basses et moyennes.

Parmi les pays développés, les États-Unis apparaissent comme un pays particulièrement inégalitaire. La concentration de la richesse au sommet y est plus marquée que dans l’Union européenne, au Canada ou au Japon.

Le graphique suivant, extrait d’un rapport d’un service de recherche du Crédit Suisse (Shorrocks et alii, 2018), décrit la part du patrimoine total des ménages détenu pas les 10% les plus riches pour différents pays. Aux États-Unis, le dernier décile possède à lui seul les trois-quarts de la richesse.

Cet autre graphique, tiré du même rapport, décrit la part du patrimoine total des ménages détenue par les 1% les plus riches. Aux États-Unis, il se situe au voisinage de 35%.

4. Les fondations13

Les données précédemment évoquées sur la concentration de la richesse au sommet laissent présager un poids croissant des individus les plus fortunés dans l’activité philanthropique. Cette tendance s’exprime notamment par la forte augmentation du nombre de fondations à partir des années 1980, phénomène qu’on observe sur tous les continents. En effet, les fondations sont le plus souvent créées par un individu ou une famille fortunés. Même si le phénomène est mondial, les fondations nord-américaines et européennes prédominent largement, que l’on mesure leur importance par la valeur de leur actif ou par le montant de leurs dépenses annuelles. Là encore, en se basant sur les deux indicateurs précités, le poids des fondations étasuniennes dépasse de beaucoup celui des fondations de tout autre pays.

Le régime légal et les types dominants de fondations varient selon les pays. On va ici s’intéresser principalement au cas des États-Unis, et éviter de rentrer dans le détail des subdivisions et statuts juridiques.

Une fondation (private foundation) a, comme une association (public charity), un but non lucratif. Mais une fondation se caractérise par le fait qu’elle est créée par un ou plusieurs donateurs, qui fournissent le capital dont dispose l’organisation. Les ressources d’une fondation peuvent être complétées en faisant appel à la générosité du public. Aux États-Unis, c’est rarement le cas.

Une fondation peut mettre en œuvre elle-même des actions de terrain (operating foundation), ou bien procéder en accordant des financements à des associations ou autres bénéficiaires (grantmaking foundation), ou encore combiner les deux modes d’intervention. Une particularité des États-Unis, par rapport au schéma prévalant souvent ailleurs dans le monde, est la forte prédominance des grantmaking foundations.

Les donateurs fournissant le capital d’une fondation peuvent être des personnes physiques ou des entreprises. Aux États-Unis, la part relative des fondations d’entreprise dans l’ensemble des fondations est assez faible, sans être négligeable, que l’on mesure cette part en nombre, en fraction de l’actif total, ou en fraction des dépenses totales.

La multiplication du nombre de fondations, non seulement en Amérique du Nord mais ailleurs dans le monde, est clairement corrélée à l’augmentation du patrimoine des individus les plus fortunés, qui créent ces organisations comme support de leur activité philanthropique. Disons dès à présent un mot de la plus grande d’entre elles, la Bill and Melinda Gates Foundation. Elle disposait en 2018 d’une dotation de 51 milliards de dollars. Elle fait partie de ces jeunes fondations liées aux nouveaux milliardaires. Créée par Bill Gates (qui a fait fortune grâce à Microsoft) et son épouse en 2000, elle a été rejointe en 2006 par Warren Buffet (qui a fait fortune dans la finance). Buffet s’est alors engagé à donner 83% de sa richesse à la fondation, soit 30 milliards de dollars, et en est devenu coadministrateur, aux côtés des époux Gates. La Fondation Gates est représentative d’une caractéristique qui, bien que restant minoritaire, est plus fréquente chez les nouvelles fondations que chez les grandes fondations historiques : elle n’a pas été instituée pour durer perpétuellement, mais pour prendre fin 50 ans après la mort de ses fondateurs. Une conséquence en est que la valeur de ses dépenses annuelles est plus élevée que dans le schéma classique. C’est une grantmaking foundation. Elle intervient principalement dans le domaine de la santé et de la lutte contre la pauvreté dans le tiers-monde, mais dépense aussi plusieurs centaines de millions par an aux États-Unis, notamment dans le domaine de l’éducation. De sa création à décembre 2017, la Fondation Gates a consacré 46 milliards de dollars aux causes dans lesquelles elle s’investit14. Peter Singer mentionne à plusieurs reprises très élogieusement (dans ses livres, articles ou conférences) les Gates et Buffet. Voici par exemple un passage de sa conférence TED sur l’altruisme efficace de mai 2013 :

Voici le site de la Bill and Melinda Gates Foundation. En haut à droite, on lit : « Toutes les vies ont la même valeur ». C’est cette compréhension, cette compréhension rationnelle, de notre situation dans le monde, qui a conduit ces personnes – Bill et Melinda Gates, ainsi que Warren Buffet – à être les altruistes les plus efficaces de toute l’histoire. Personne, ni Andrew Carnegie, ni John D. Rockefeller, n’a jamais donné autant que chacun de ces trois-là. Selon une estimation, la Fondation Gates a déjà sauvé 5,8 millions de vies, et a de plus évité à des millions de personnes de contracter des maladies très invalidantes. Dans les années à venir, la Fondation Gates donnera certainement encore beaucoup, et sauvera encore beaucoup de vies. [Singer poursuit en expliquant qu’il n’est pas nécessaire d’être milliardaire pour se montrer altruiste et pour orienter sa générosité de façon à avoir le maximum d’impact.]

Les Gates et Buffet ne sont pas à proprement parler dans la sphère de l’altruisme efficace. Ils ne se réclament pas du mouvement qui se définit comme tel. Cependant, la forme contemporaine de la philanthropie des riches présente des caractères qui ne sont pas sans rapport avec l’altruisme efficace, comme on le découvrira progressivement. C’est à cette forme contemporaine qu’est consacré le chapitre suivant.

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Notes

  1. Encore qu’il arrive que des entreprises soient considérées comme des acteurs de la philanthropie (à travers leur activité à but lucratif, et pas uniquement quand elles font du mécénat ou créent des fondations). Mais laissons cela pour le chapitre suivant.
  2. Les chiffres qui suivent sont ceux fournis par Giving USA (givingusa.org).
  3. Giving USA englobe sous cette dénomination des services rendus à des personnes sous des formes telles que l’aide alimentaire, l’aide aux personnes mal logées, ou le secours aux sans-abri. Il s’agit de services rendus à des personnes résidant aux États-Unis. Les dons destinés à l’étranger sont comptabilisés séparément et ne représentent que 5 % du total. Ils arrivent parmi les dernières destinations des dons aux œuvres, avec les dons destinés aux animaux ou à l’environnement (3%).
  4. Schéma, reprenant les données de la CAF, emprunté à la page « Statistics on US Generosity » du site de l’organisation étasunienne The Philanthropy Roundtable (consultée en juillet 2019).
  5. La seule corrélation significative trouvée a été entre l’importance des dons des ménages et le poids des cotisations sociales patronales : plus les cotisations des employeurs au régime de protection sociale sont élevées, moins les ménages font de dons charitables. Étant donné le caractère bizarre de cette exception, les auteurs du rapport n’excluent pas qu’il puisse s’agir d’un résultat erroné, ou que la corrélation vienne d’une variable cachée inconnue.
  6. Se reporter au rapport pour voir les années concernées et les sources utilisées. Là encore, les auteurs en ont été réduits à combiner des chiffres collectés selon des méthodes différentes et ne portant pas toujours sur la même année.
  7. Voir le graphique intitulé « Charitable giving’s u-curve » sur la page « Who Gives Most to Charity » du site de The Philanthropy Roundtable (consultée en juillet 2019). On y voit une famille de courbes d’évolution du pourcentage du revenu consacré à la charité quand on s’élève dans l’échelle des revenus, issues d’études produites par différents instituts.
  8. L’année la plus récente pour laquelle le pourcentage moyen de ménages donateurs aux États-Unis est disponible est 2014, où il était de 56%. Ce pourcentage est en baisse par rapport au début des années 2000, où les deux tiers des ménages étaient donateurs, ce qui n’a pas empêché les sommes collectées de croître grâce à l’augmentation du montant des dons. Source : Una Osoli et Sasha Zains, « Fewer Americans are giving money to charity but total donations are at record level anyway », The Conversation, 3 juillet 2018.
  9. Il y a croissance si l’on regarde la tendance globale, même si quelques années font exception. Par exemple, le nombre mondial de milliardaires a baissé entre 2017 et 2018, mais avec des évolutions différentes selon les régions, la chute étant notamment très marquée en Asie. Le nombre de milliardaires a par contre poursuivi sa croissance en Amérique du Nord. C’est aussi le cas au Royaume-Uni.
  10. D’après le Billionaire Census de Wealth-X paru en 2018. Le rapport équivalent paru en 2019 ne donne pas d’informations sur ce point.
  11. Selon le classement de la page « Real-time  Billionaires » du site du magazine Forbes, consultée le 29 juillet 2019.
  12. J’utilise sur ce point le rapport 2018, car le rapport 2019 ne propose pas de répartition en pourcentage des montants donnés, mais seulement celle du nombre de donateurs par cause.
  13. Les informations fournies dans cette section sont tirées de Paula D. Johnson (2018) et de diverses autres sources.
  14. Source : page « Year in Review 2018 » du site de la Fondation Gates, consultée le 29 juillet 2019. À cette date, le rapport d’activité de la fondation pour 2018 n’a pas encore été publié.