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Cahiers antispécistes n°02 - janvier 1992

Au sujet de l’utilitarisme et des attitudes utilitaristes

Traduit de l’anglais par David Olivier

Ce texte est paru dans Between the Species, été 1990. Between the Species est une revue américaine trimestrielle de philosophie morale. Nous remercions l’auteur pour la permission accordée pour cette traduction et publication.

Les spécialistes de philosophie morale, tout comme les membres d'autres groupes professionnels, emploient un ensemble de termes techniques. Parmi ceux-ci, certains sont suffisamment peu usités pour ne pouvoir donner lieu à méprise. Ainsi, déontologie et conséquentialisme, par exemple, ne sont pas des mots de la langue courante et ont peu de chance d'induire un non-spécialiste en erreur (il risque de ne pas les comprendre, mais non de mal les comprendre). La méprise est bien plus à craindre quand un terme technique possède aussi un autre sens non technique. Et je crains en effet que cette confusion ne se produise fréquemment en relation à l'utilisation des mots utilitarisme et utilitariste [1].

Le mot utilitarisme employé en philosophie fait référence à une certaine théorie de l'acte juste, théorie dont les défenseurs classiques sont Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Henry Sidgwick. L'acte juste dans une situation donnée, c'est-à-dire l'acte qu'il faut choisir, est, selon l'utilitarisme, celui qui produira le plus grand solde possible de plaisir, compté positivement, et de douleur, comptée négativement, pour tous les êtres affectés par cet acte. Si aucun acte possible ne produira de solde positif de plaisir, alors l'acte juste est celui qui produira le plus petit solde de douleur.

L'utilitarisme existe en de nombreuses versions différentes (sans doute plus de cent si l'on tient compte de toutes les variantes), suivant que l'on applique ce principe au choix des actes ou au choix des règles, suivant l'extension donnée aux notions de plaisir et de douleur, suivant que l'on cherche à maximiser le plaisir ou la satisfaction des préférences, suivant l'étendue de l'ensemble des « êtres affectés » susceptibles d'être pris en compte, suivant qu'il s'agisse de considérer les conséquences effectives ou les conséquences attendues...

L'utilitarisme est, sous toutes ses formes, une théorie conséquentialiste : la justesse d'un acte se juge d'après ses conséquences.

Très peu de philosophes moraux modernes sont indifférents à l'égard de l'utilitarisme. Sous ses diverses versions, cette théorie a de nombreux champions. Peter Singer est sans doute l'utilitariste déclaré le mieux connu par les militants animalistes. Tom Regan, à l'inverse, est un des nombreux philosophes moraux qui pensent que l'utilitarisme est profondément erroné. Un troisième groupe de personnes, dont je suis, estiment que l'utilitarisme représente certainement une partie de toute théorie morale acceptable, mais n'en représente pas le tout.

Parmi les philosophes moraux, utilitariste est un adjectif signifiant quelque chose comme relatif à l'utilitarisme, et sert aussi comme nom pour désigner les défenseurs de l'utilitarisme.

Utilitarisme n'a pas d'emploi courant en dehors du monde académique ; par contre, utilitariste sert d'adjectif pour décrire une certaine attitude. Dans ce sens, avoir une attitude utilitariste envers quelque chose est ne lui attribuer d'autre valeur que comme moyen pour une fin. On prend une attitude utilitariste envers d'autres gens si on ne les considère comme importants que dans la mesure où ils sont utiles ou nuisibles à son propre plaisir, ou à sa promotion, ou à sa recherche du pouvoir, ou à l'avancement de sa cause. On a une attitude utilitariste envers un arbre si on l'estime simplement comme bois de chauffe, ou comme source d'ombre, mais pas pour sa beauté ni surtout pour lui-même. En ce sens, l'attitude utilitariste envers les animaux s'exprime par l'existence des élevages industriels ou par la désignation officielle de ces animaux comme « ressources naturelles ».

L'utilitarisme, dans la plupart de ses versions, est directement opposé à une telle attitude utilitariste envers les animaux. Le plaisir et la douleur (ou la satisfaction et la frustration) des êtres sensibles est directement pris en compte (en positif ou en négatif) par l'utilitarisme. La souffrance des animaux importe directement, par elle-même. Aucun vrai utilitariste (partisan de l'utilitarisme) ne prend une attitude utilitariste (qui ne voit dans les êtres que leur utilité) envers un être sensible.

La confusion entre les deux sens du mot utilitariste est rendue encore plus difficile à éviter par une objection courante soulevée à l'encontre de l'utilitarisme. On reproche en effet à cette théorie d'exiger dans de nombreuses circonstances le sacrifice des intérêts d'une minorité dans le but de maximiser les satisfactions de la majorité. Cette objection peut être fondée, ou ne pas l'être ; la littérature à ce propos est immense. Mais même dans un tel cas l'utilitarisme exige que les intérêts de chacun soient pris en compte de façon égale. Aucun être sensible concerné par une décision ne doit être traité comme un simple moyen pour les fins d'autrui.

Quoi qu'ils fassent, les utilitaristes ne prennent jamais une attitude purement utilitariste envers les animaux.

[1] On dit aussi en français utilitaire, comme synonyme d'utilitariste au sens non technique [NdT].

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