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Cahiers antispécistes n°24 - janvier 2005

Un jour, un canard

Je suis un petit garçon ordinaire, avec des parents ordinaires, en tout cas, je l'avais toujours cru jusqu'à présent.

Un après-midi, je jouais dans le jardin à jeter par poignées des feuilles mortes dans la mare, quand retentit un battement d'ailes, suivi d'un coin coin sonore. Un canard venait de se poser à quelques pas de moi, courbant son long cou pour se lisser les plumes. Était-ce la lumière de ce soir d'automne, était-ce la douceur de l'air, sa parure vert sombre, mêlée de bleu intense et de rouge, me fascinait, et je restai là de longues minutes à le regarder. Lui aussi m'avait aperçu et me jetait de temps en temps un coup d'œil indifférent. Puis, se dandinant d'une patte sur l'autre, il marcha jusqu'à l'eau, sur laquelle il s'élança, tranquillement, visiblement satisfait.

On m'appela dans la maison ; des couleurs chaudes dansaient encore devant mes yeux, du bleu, du vert, pour laisser place au calme de l'eau, sur laquelle glissait silencieusement un canard...

Au dîner, je ne parlai que de lui. « N'était-il pas un symbole de liberté, lui qui se posait librement, tel un roi, là où le portaient ses ailes ? » J'ai l'habitude d'en faire trop, je le sais, et l'agacement de mes parents me parut naturel, ordinaire.

Comme d'habitude, le père sortit après dîner et se dirigea vers le bâtiment gris, derrière la maison. « Qu'ai-je donc fait pour avoir un fils aussi rêveur ? », pensait-il, en tirant le verrou du hangar. Un jour viendrait où il devrait lui montrer la réalité. Il tourna l'interrupteur et une lumière blanche remplit l'espace. Tout était en ordre, les cages parfaitement alignées, côte à côte, et dans chacune d'elles, un canard si gras que ses flancs touchaient les parois grillagées. « Bientôt à point », pensa-t-il, tout en les contemplant d'un regard satisfait.

« Symbole de liberté », qu'il disait, « eh bien, il faudrait qu'il voie ceux-ci ! ». « Les canards vont là où les portent leurs ailes », « leurs ailes à eux ne les porteraient plus nulle part, même si on ouvrait les cages ! » À cette idée, il aurait bien voulu sourire, mais cela ne venait pas. Au lieu de cela, un sentiment indéfinissable l'envahissait.

Le canard que j'avais aperçu dans le jardin devint mon sujet de conversation préféré. Pas un jour ne passait sans que je ne fasse l'une ou l'autre expérience. « N'était-il pas plaisant d'écouter, dans le sous-bois, les chants des oiseaux, emmitouflé dans des plumes douillettes, sur lesquelles la pluie glissait sans pénétrer ? »

« Quand donc se taira-t-il », soupiraient mes parents, sans pour autant m'intimer de me taire, pensant sans doute que s'ils n'y prêtaient pas attention, ces idées auraient tôt fait de quitter mon esprit.

Les chants des oiseaux, le père lui ne les entendait pas, lorsqu'il allait voir ses canards. Comment l'aurait-il pu ? Il régnait dans le hangar un vacarme assourdissant, une cacophonie de fausses notes, grinçantes et rauques, qui secouaient les corps des oiseaux, tassés au fond de leurs cages. « Ces canards-ci n'auraient plus rien à lisser, même si on les libérait », se disait-il. « Ils sont si à l'étroit dans leurs geôles que leurs plumes sont tombées et même leur chair est à vif ». L'odeur des plaies et du pus lui soulevait l'estomac et il se dépêchait de sortir.

Un matin, je sortis, et dans la blancheur de l'aube, je vis le canard picorer les grains de la prairie verdoyante. C'était magnifique, si calme, si paisible, comment aurais-je pu ne pas partager ce moment ? Mais cette fois encore, mes parents restèrent silencieux. Ils avaient l'air tristes, avec une pointe de réprobation, un air ordinaire, somme toute.

Mais ce jour-là, quand le père se rendit au hangar, rien ne lui parut ordinaire. Dans la lumière crue du néon, muni de l'entonnoir, il plongea la main pour se saisir du cou d'un canard. Ce geste, il l'avait fait des milliers de fois, des milliers de fois il avait enfoncé l'entonnoir dans les gorges blessées, de milliers de fois il avait senti les canards se crisper de douleur, des milliers de fois il les avait gavés, jusqu'au seuil de la mort.

Mais aujourd'hui, la terreur du canard, cherchant désespérément à s'enfuir, il la sentait en lui, il avait peur, il avait mal, sa gorge le brûlait, la vue de l'entonnoir lui donnait la nausée, et le désespoir le remplissait tout entier, il n'y avait pas d'échappatoire, il souhaitait mourir, de tout son être.

Comment avait-il pu ? Jour après jour, pendant toutes ces années ? Jetant au loin l'entonnoir, il ouvrit une première cage, et se mit à caresser doucement l'oiseau secoué de frissons. Et des larmes commencèrent à couler sur ses joues. Elles coulaient comme un ruisseau, comme une rivière, comme un fleuve, et avec elles partaient à la dérive tout le mal qu'il avait fait, les tortures qu'il avait infligées, l'indifférence qu'il avait développée.

Bientôt, toutes les cages furent ouvertes, le travail était considérable, tant il y avait de plaies à soigner, d'angoisses à calmer, de caresses à prodiguer.

Ce jour-là, quand pour la première fois je poussai la porte du hangar, je sus que contrairement à ce que j'avais toujours pensé, j'avais des parents extraordinaires.

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