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Cahiers antispécistes n°19 - octobre 2000

Lecture

Sur Paul Ariès, Libération animale ou nouveaux terroristes ? Les saboteurs de l’humanisme

La couverture est un bon résumé du livre [*]. La Terre repose dans la main protectrice de l'Homme. En éclot un bébé. Mais - horreur ! - l'Antispéciste, la Barbarie Animale, sous les traits de l'Aigle - nazi ? américain ? - veut de ses doigts crochus s'emparer de l'Avenir de l'Humanité.

Et au dos :

Bombes incendiaires, attaques de fermes (...) une nouvelle vague de terrorisme va-t-elle balayer le monde ? Les services spéciaux des grands États se préparent dans le plus grand secret à résister face à un adversaire inhabituel. (...) L'auteur décrit ici le fonctionnement secret de ces réseaux. Il expose les méthodes de ces activistes zoolâtres pour couler des navires, fabriquer des explosifs, allumer des incendies, empoisonner nos aliments, frapper leurs ennemis. (...) La France est le repaire de « terroristes » de la pensée. Le principal danger [est] dans la propagation de ces idées ignobles et efficaces.

Simple « accroche » ? Non, le livre entier est écrit sur le même ton creux [1] et outrancier de presse à scandale. On savait déjà l'antipathie d'Ariès pour l'antispécisme, en particulier depuis la parution, chez le même éditeur chrétien « de gauche », de son Retour du Diable où il explique qu'antispécisme = satanisme car les satanistes s'accouplent avec les animaux, donc sont antispécistes [2] (très généralement, Ariès voit du sexe partout). Mais ici comme dans la presse à scandale, on ne sait ce qui domine, de la haine ou de l'attirance trouble pour un sujet que l'auteur retaille à la mesure de ses fantasmes. De fait, si Ariès n'a dans sa poche ni « révélation » sur l'ALF ni argument cohérent, il sait à peu près recopier [3] et remplit son livre des textes de ses adversaires, et en particulier des Cahiers, sa principale source de documentation. Malgré des coupures à répétition, souvent peu innocentes [4], les idées et les argumentations restent vivantes. Ariès antispéciste inavoué ?

Ses thèses : Les antispécistes veulent donner l'égalité aux animaux, donc la retirer aux humains (car, dit-il explicitement p. 89, l'égalité ne peut se bâtir que sur l'exclusion). Les antispécistes sont antihumanistes, donc veulent tuer les humains. Les antispécistes sont utilitaristes, or l'utilitarisme est la philosophie du chacun-pour-soi et de la barbarie libérale [5].

La doctrine antispéciste se veut ouvertement antihumaniste d'un point de vue théorique. Elle invite à développer des pratiques elles-mêmes antihumanistes comme l'élimination des plus faibles (handicapés profonds, enfants orphelins, comateux sans espoir, etc). Elle propulse sans le vouloir le cadre idéologique permettant de transformer certains composants de l'humain ou parties de l'humanité en matériel biologique. Elle sert ainsi (involontairement ?) le mouvement actuel de marchandisation de l'humain. (p. 107)

Ici comme ailleurs, Ariès diffame, tout en évitant de le faire au sens légal du mot, par divers dispositifs de forme (ce n'est pas telle personne, mais « la doctrine antispéciste », qui « invite à (...) l'élimination des plus faibles ») et de style (dont l'abus des questions rhétoriques). Il n'en résulte pas moins des accusations délirantes mais bien plus faciles à porter qu'à réfuter. L'antispécisme fait partie, dit-il, d'un vaste complot qui réunit le néolibéralisme, McDo, les satanistes, les néo-nazis, les homos [6], les « sectes », l'utilitarisme, la civilisation anglo-saxonne protestante, les pédophiles, les pornographes, le génie génétique et j'en passe, ligués contre les valeurs de l'Europe catholique [7]. Comment réfuter cela ?

Il me semble pourtant utile de faire ce travail, car Ariès n'est pas seul dans sa haine. De plus, à cause justement de sa médiocrité sans retenue, il vomit à l'état brut les peurs que suscite l'antispécisme, dans un contexte de perte de nos vieilles références. J'ai été frappé des accents quasi féodalistes de son discours, face à l' « ultralibéralisme » qui dissout en une valeur unique, l'argent, le complexe tissu de rapports d'allégeance, de classifications et de valeurs qui structurent notre monde chrétien depuis près de deux millénaires. Telles étaient les angoisses qui se cristallisèrent ces derniers siècles sur cet ennemi définitionnel [8] du christianisme, le Juif. De fait, dirais-je, le christanisme s'est bâti comme la religion de la haine des animaux et des Juifs. Il n'est donc pas étonnant de retrouver dans le discours anti-antispéciste d'Ariès bien des éléments structurels de l'antisémitisme, dont en première place notre volonté supposée de tuer les bébés - c'est-à-dire, dit-il clair et net [9], les « fils », par haine du « père » ! Aussi, nous refusons de comprendre la « divinité de l'homme » (p. 14) et son caractère « sacré », sommes incapables d'accéder « au symbolique » (p. 105), sommes zoolâtres et idolâtres (l'or est notre but suprême, p. 182), sommes alliées à la mondialisation (cosmopolite, donc) qui veut dominer la planète. Nous fricotons avec le diable, empoisonnons les aliments et encourageons la dégénérescence de l'espèce et l'affaiblissement de la fertilité masculine (p. 85).

Ariès, chrétien et militant d'un certain anticapitalisme, nous met ainsi face à la persistance à peine voilée de mythes parmi les plus réactionnaires, aveuglants et meurtriers au sein non seulement du christianisme, mais aussi de maints anticapitalismes, c'est-à-dire d'une certaine gauche continuatrice du christianisme. Quel est par exemple le rôle du tabou chrétien de l'argent (cf. les deniers de Judas) dans notre anticapitalisme ? De l'antibiologisme chrétien dans l'opposition dite de gauche entre « nature » et « culture » ? Peut nous faire réfléchir aussi l'aveu presque explicite qu'on trouve chez lui du caractère purement artificiel et arbitraire des catégories fondamentales de l'humanisme ; mais il s'agirait de mensonges nécessaires, pour conjurer la peur qu'il a de sa propre « bestialité » : « N'est-ce pas ce que dit la parabole d'Abraham : il faut sacrifier l'animal pour que vive l'humain : sacrifier l'animal à proprement parler (mouton), mais surtout la bestialité qui est en chacun. » (p. 90)

Ariès nous rappelle que l'antispécisme fait partie de ce monde : parce qu'il élargit l'audience de nos textes, mais surtout parce qu'il nous invite à réfléchir encore plus avant à l'articulation entre l'antispécisme et le monde - celui où nous sommes et celui que nous voulons.

[*] Paul Ariès, Libération animale ou nouveaux terroristes ? Les saboteurs de l'humanisme, éd. Golias, juin 2000, 98F.

[1] Il faut lire Ariès pour croire à quel point il n'a pas d'arguments, en contraste avec la violence de ses propos. On nous signale que le texte intégral de ce livre se trouve sur le Web (http://www.geocities.com/paulariez/).

[2] Cf. « Obsessions chrétiennes », CA n°15-16, 4/98.

[3] À peu près seulement. La ponctuation, la typographie et l'orthographe fantaisistes des citations résultent visiblement d'une dictée. Les sources sont généralement absentes, vagues ou fausses. Le livre abonde d'erreurs matérielles de toutes sortes.

[4] Voir la manière dont il transforme, p. 85, un texte antispéciste anticapitaliste, « Réflexions sur quelques destructions de MacDo », en texte pro-libéral ; sans citer les références de l'original. On lira avec profit celui-ci, et une réponse de ses auteurs à Ariès, sur le site du Cercle social (http://www.crosswinds.net/ minerval/).

[5] Ariès n'est pas le seul à propager cette énormité selon laquelle l'utilitarisme serait une théorie du calcul égoïste et de l'économie de marché. Voir sur ce sujet Francisco Vergara, « Une critique d'Élie Halévy : réfutation d'une importante déformation de la philosophie britannique », dans Philosophy, 1/1998 (http://members.aol.com/vergajofra/A...).

[6] Ariès n'aime pas les homos. Dans son Retour du Diable il fait de leur massacre par les nazis dans les camps de la mort une affaire... « entre "gays" » (p. 92). Car, dit-il, les nazis eux-mêmes étaient homos. CQFD.

[7] Il dit : « du sud ». Cf. p. 118 et suivantes.

[8] Cf. par ex. W. Nicholls, Christian Antisemitism: A History of Hate, éd. Aronson, É.-U., 1993, p. 181-182.

[9] P. 76. Notons aussi le surnom de « philosophe préféré d'Hérode » donné à Peter Singer par ses adversaires.

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