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Cahiers antispécistes n°27 - octobre 2006

Des problèmes structurels de l’INRA affectent l’expertise en bien-être animal

Le texte reproduit ci-après constitue le chapitre 32 (pages 211 à 217) du livre L’INRA au secours du foie gras paru aux éditions Sentience en 2006.

[…] le personnel de l'INRA est confronté à un certain nombre de tensions qui découlent du caractère finalisé des recherches que nous menons. Tension, tout d'abord, entre la contribution à l'innovation à travers un partenariat étroit avec le secteur privé et la réalisation d'expertises indépendantes et objectives.

Bertrand Hervieu, Jean-Claude Flamant et Hugues de Jouvenel (dir.), Inra 2020 – alimentation, agriculture, environnement : une prospective pour la recherche [1], INRA, 2003, page 109

Nous avons vu que des expertises de l'INRA sur la souffrance infligée aux animaux par des pratiques d'élevage sont commandées et financées par les industriels et le ministère de l'agriculture, dont l'objectif commun est de défendre ces pratiques. Outre ces conflits d'intérêts évidents, les expertises en question sont soumises à d'autres influences, moins visibles mais tout aussi puissantes.

Des unités de recherche sous influence

À l'INRA, la plupart des scientifiques qui travaillent sur le bien-être des animaux dans les élevages le font au sein d'unités de recherche dont l'objectif général est de servir les intérêts des producteurs, et qui fonctionnent sous financement de ces derniers. Imaginons le cas d'un chercheur qui se consacrerait à une expertise dont la publication pourrait nuire fortement à la stratégie d'une filière de production. Quand bien même cette expertise particulière ne serait pas financée par les producteurs concernés, est-il réaliste d'imaginer que ce scientifique puisse y travailler sereinement lorsque l'ensemble de son programme de recherche et l'existence même de son unité dépendent en bonne partie du financement accordé par cette même filière ?

Nous avons vu que lorsque des chercheurs de l'INRA ont pris des initiatives trop contraires à la stratégie des producteurs de foie gras, ces derniers sont intervenus avec succès pour faire cesser ces activités, allant même jusqu'à faire limoger le directeur de la station de recherche sur le foie gras (cf. chapitre 4). Dans un tel contexte, comment imaginer que le responsable d'une station expérimentale puisse entreprendre des travaux auxquels s'opposeraient les producteurs dont dépend l'essentiel de son budget de recherche ? S'il décidait néanmoins de passer outre, remettant ainsi en cause la survie même de l'unité dont il a la charge, ne serait-il pas également sanctionné – pour gestion aventureuse – par sa propre hiérarchie à l'INRA ?

Les mêmes questions se posent concernant la relation de dépendance dans laquelle sont placés ces chercheurs vis-à-vis du ministère de l'agriculture, tutelle de l'institut.

Nous avons vu que le ministère de l'agriculture commande des études à l'INRA de manière à étayer la position de la France dans les négociations européennes – position qui consiste le plus souvent à bloquer ou retarder autant que faire se peut les avancées en terme de bien-être animal que d'autres pays soutiennent (cf. chapitre 30) :

[...] la Commission européenne a adopté un plan d'action quinquennal destiné à améliorer sensiblement la protection et le bien-être des animaux. [...]

Ce lundi 20 février, ce plan en faveur du bien-être animal (Animal Welfare Action Plan) a été officiellement présenté par la Commission au Conseil européen des ministres de l'Agriculture. […]

Un seul pays vint opposer à la dynamique progressiste générale des arguments d'un autre âge : la France. Il nous a été rapporté que (source informelle) par la voix discordante de son ministre de l'agriculture Dominique Bussereau, la France fit à ses partenaires la menace de bloquer systématiquement, et à la moindre occasion, toute avancée dans le domaine du bien-être animal.

La lettre d'information de la PMAF [2] (Protection mondiale des animaux de ferme), 22 février 2006

Il est important de prendre conscience de la nécessité de développer des programmes de recherche portant sur le bien-être animal, pouvant notamment contribuer à l'élaboration des rapports scientifiques communautaires, qu'ils soient demandés par la Commission ou prévus dans le texte d'une directive. Les négociations au plan communautaire ne peuvent qu'en être améliorées, et ceci d'autant plus que les pays les plus actifs dans ce domaine sont aussi ceux dont les mouvements associatifs sont les plus vigilants. Ces derniers, au plan international, sont souvent assistés de scientifiques, y compris lors des négociations et peuvent commander des études. La France a décidé depuis plusieurs années de tenir compte de cette donnée incontournable et a développé à ce titre des programmes de recherche sur les conditions d'élevage des veaux, des dindes, des poulets, sur l'expérimentation animale (conditions d'hébergement des animaux…), sur l'élevage des animaux de compagnie…

Nicolas Fairise (ministère de l'agriculture, bureau de la protection animale), « Réglementation communautaire et internationale en protection des animaux de rente : instances, élaboration, actualités, perspectives », Sciences et Techniques Avicoles, septembre 2003 (hors série), pages 10-15, souligné par nous

Le président du comité d'éthique de l'INRA, Jean-François Théry, relève que les conflits d'intérêts naissent tout autant des rapports de l'INRA avec les pouvoirs publics que de ses liens avec le secteur privé :

Dans le même ordre d'idées, on nous reproche d'avoir concentré notre réflexion sur les rapports de l'INRA avec le secteur privé, alors que les relations entre l'organisme et les pouvoirs publics posent des questions éthiques comparables, notamment en matière de diffusion des connaissances sur l'environnement ou la santé publique.

Comité d'éthique et de précaution de l'INRA, Compte rendu de la journée annuelle du 23 octobre 2002 [3]

Un ancien président de l'INRA commente plus prosaïquement qu' « on ne crache pas dans la main qui vous nourrit » :

Ces institutions [les grands organismes de recherche] sont dans une relation de tutelle avec des dirigeants nommés au Conseil des ministres, ce qui n'est pas le cas des universités. Le scientifique peut se demander si toute incursion dans ce débat va gêner ou bien servir son organisme. Bref, on ne crache pas dans la main qui vous nourrit...

Bertrand Hervieu, « Comment instruire le débat OGM ? », 28 septembre 2004, publié sur le site de la Mission Agrobiosciences [4]

La culture zootechnique de nombreux chercheurs de l'INRA

Comme le rappelle Marion Guillou, aujourd'hui présidente de l'institut, les liens entre cet organisme et les acteurs économiques de l'agro-alimentaire sont puissants et anciens :

Depuis sa création, l'INRA a travaillé en partenariat avec de multiples opérateurs des filières agricoles et industrielles. […] L'INRA a d'abord travaillé en partenariat avec les agents des filières agricoles, avec l'industrie de l'agrofourniture, puis, progressivement, avec l'industrie alimentaire. Cette activité est inscrite dans les missions de l'INRA et a toujours été au coeur de ses préoccupations. […]

Certains acteurs sociaux ou économiques sont plus présents, plus riches, plus proches par leur mode de travail.

Comité d'éthique et de précaution de l'INRA, op. cit.

Cette proximité de longue date entre chercheurs et producteurs vient ajouter, en sus des conflits d'intérêts financiers, une dimension culturelle. Un chercheur de l'INRA, qui a débuté sa carrière à la Station de recherches avicoles de l'INRA à Tours dans les années 50, rappelle l'état d'esprit dans lequel se sont développés les travaux de l'institut dans le domaine de l'élevage :

Rappelons le contexte très particulier dans lequel nous nous trouvions alors. La France sortait de la Seconde Guerre mondiale et souhaitait en finir avec les privations qu'elle avait entraînées. Le seul moyen d'augmenter le volume des denrées alimentaires était d'accroître la production agricole. Il fallait aussi que l'élevage se développe d'une façon plus rationnelle pour produire davantage et à moindre coût.

Claude Calet, Archorales-INRA, tome 7 [5], 2002, page 152

Les équipes de l'INRA du secteur « Productions Animales » se sont ainsi imprégnées d'une culture zootechnique qui a profondément marqué la façon dont, plus tard, elles ont intégré la question du bien-être animal à leur thématique de recherche :

Les problèmes de bien-être des animaux d'élevage sont importants pour au moins deux raisons : d'une part, les animaux élevés dans de mauvaises conditions – au moins supposées – voient leurs produits (viande, lait, oeufs...) déconsidérés auprès du public et donc boudés par les consommateurs ; d'autre part, de mauvaises conditions soumettent l'animal à des stress qui diminuent sa production. […]

Indiquons brièvement que, à l'origine, les problèmes de bien-être ont été posés par des protecteurs des animaux […] qui ont ressenti que l'industrialisation de l'élevage se faisait au détriment des animaux. Leur démarche inclut une forte proportion d'anthropomorphisme […] ou de passéisme […].

[...] l'approche éthologique (par l'étude du comportement) permet d'améliorer le bien-être de l'animal d'élevage, soit en aménageant son environnement (ici environnement désigne essentiellement l'installation dans laquelle on le maintient : sa cage, avec la mangeoire, le plancher, l'éclairage...) pour l'adapter à ses besoins, soit en adaptant l'animal à l'environnement dans lequel on l'élève.

La première de ces deux voies possibles consiste à modifier des dispositifs (d'élevage industriel) qui ont fait leurs preuves jusqu'à un certain point et qui ont été retenus pour leur efficacité. Cette adaptation entraîne une dépense pour l'entreprise : la décision ne peut en être prise qu'en étant sûr que cela augmentera le bien-être des animaux et donc leur productivité.

La seconde voie [...] consiste à agir sur l'animal. Plusieurs interventions sont envisageables : opération chirurgicale, administration de médicaments (voie pharmacologique), soins particuliers aux jeunes à certaines étapes de leur développement (voie ontogénétique), ou modification de l'identité génétique.

J-M. Faure, A.D. Mills, « Bien-être et comportement chez les oiseaux domestiques [6] », INRA Productions Animales, volume 8, numéro 1, février 1995, pages 57-67

L'exposé ci-dessus a ceci de remarquable que le terme « bien-être » y est en quelque sorte un intrus. Il y a été inséré en raison de l'influence dans la société de groupes présentés comme inspirés par des conceptions fausses et anti-scientifiques ( « anthropomorphisme », « passéisme ») qui dénoncent les mauvaises conditions de vie « supposées » des animaux. Le concept de bien-être a par ailleurs été introduit de façon à être aussitôt neutralisé, via le postulat : « Ce qui favorise le bien-être se confond avec ce qui favorise la productivité ». Moyennant quoi, l'unique objectif que ces zootechniciens fixent à leur travail demeure, comme par le passé, l'amélioration des performances des productions animales.

On voit qu'il n'est nullement question de remettre en cause les « dispositifs (d'élevage industriel) qui ont fait leurs preuves jusqu'à un certain point et qui ont été retenus pour leur efficacité ». Seule peut être envisagée la modification de ces dispositifs, à condition « que cela [augmente] le bien-être des animaux et donc leur productivité ». Si, par exemple, l'interdiction des cages de batterie détériore la productivité des poules ou accroît les coûts de production, cette option ne sera pas considérée comme recevable.

Le chercheur qui a assuré la direction scientifique du secteur « Productions Animales » de l'INRA de 1975 à 1978, parle avec condescendance des « âmes sensibles » qui « s'insurgent aujourd'hui contre le sort réservé aux “malheureuses“ poules en cage » :

[Question :] Avez-vous été confronté dans votre vie professionnelle à des problèmes d'ordre éthique ou déontologique ?

Des âmes sensibles s'insurgent aujourd'hui contre le sort réservé aux « malheureuses » poules en cage ! Des expériences ont été faites à l'INRA, en ce domaine : on a fabriqué des cages qui peuvent être agrandies ou rétrécies, à volonté. […]

On s'est aperçu que des poules ne réduisent jamais la taille de leur cage, mais que, si celle-ci devient trop exiguë, elles sont en mesure de l'agrandir jusqu'à un certain point, au-delà duquel elles n'en ressentent plus le besoin. C'est la raison pour laquelle j'estime que les « souffrances » soi-disant éprouvées par les volailles sont bien exagérées. Les résultats de ces expériences ont permis aux technocrates de Bruxelles de définir la dimension optimale des cages à employer.

Claude Calet, op. cit., souligné par nous

Ces chercheurs qui ont œuvré à l'industrialisation de l'élevage viennent aujourd'hui au secours des méthodes les plus intensives pour rappeler que les souffrances des poules… « ne renseignent en rien sur la composition de l'œuf » !

Les experts s'inquiètent aussi des conséquences d'une directive (loi) européenne adoptée en juillet 1999, qui établit de nouvelles normes (superficie minimale, litière, perchoir) applicables dès 2002 aux nouvelles installations et à partir de 2012 à toutes les installations. […]

« Certaines personnes gardent surtout l'image d'un animal privé de liberté dans une cage trop étroite, ne voyant jamais la lumière du soleil et nourri artificiellement des provendes industrielles », ont résumé Claude Calet et Jean-Claude Blum, directeurs de recherches honoraires à l'INRA (Institut national de la recherche agronomique).

« Or, ces idées, généralement exagérées, ne renseignent en rien sur la composition de l'œuf », ont-ils ajouté, regrettant aussi que le consommateur ne s'inquiète que de « sa teneur en cholestérol », et « oublie sa réelle valeur diététique ».

« Les Académies de médecine et d'agriculture au secours de l'oeuf industriel [7] », dépêche AFP, 17 novembre 2004, souligné par nous

Pour des chercheurs qui ont contribué à mettre au point les techniques modernes de production de foie gras [8], l'idée que le gavage puisse être interdit au nom des intérêts des animaux est une perspective redoutée à laquelle il faut s'opposer :

Il demeure un problème grave, une épée de Damoclès pour la production de foie gras. L'intégration européenne pourrait conduire à son interdiction au nom du bien-être des animaux. À un point de vue subjectif (souffrance des animaux), on répond par des arguments objectifs (stress). Espérons que le goût du foie gras se répandra hors de nos frontières. Un bon « marketing » pourrait être plus efficace que la meilleure des argumentations !

Jean-Claude Blum (INRA), « Formation du foie gras : caractéristiques physiologiques et biochimiques », Comptes-rendus de l'Académie d'Agriculture de France, séance du 14 mai 1997, volume 83, numéro 3, 1997, pages 101-115, souligné par nous

Les deux exemples précédents illustrent à quel point les animaux, en tant qu'êtres sensibles, sont absents de la pensée de ces scientifiques. Le bien-être animal n'est pas pour eux une préoccupation au sujet des animaux, dont la prise en compte suppose que l'on cherche à remédier aux mauvaises conditions de vie qu'ils subissent. Ils ne veulent y voir qu'une regrettable lubie du public, donc un problème qui se résout par des manœuvres de diversion : faire en sorte que le public lui aussi oublie les animaux, en détournant son attention vers les qualités gastronomiques ou diététiques des produits.

Dans cette logique, la meilleure politique est encore la prévention : maintenir les consommateurs dans l'ignorance des réalités de l'élevage. D'où l'amertume quand – malgré un luxe de précautions – des journalistes s'avisent, à propos d'alimentation, d'évoquer un thème aussi « hors-sujet » que le gavage :

Avec les journalistes, nous sommes obligés d'être prudents et, en principe, nous interdisons les photos sur le gavage car il y a toujours une façon de présenter les choses qui est choquante, même si parfois c'est involontaire. [...] Malgré notre prudence, il arrive que nous nous fassions avoir. Cela s'est produit il n'y a pas très longtemps. La chaîne « Arte » nous avait sollicités pour un reportage sur le thème : « Que mangerons-nous demain ? » Les journalistes et les techniciens avaient passé une journée avec nous et ils avaient voulu filmer le gavage. Je leur avais dit que je n'étais pas d'accord (mais nous savons bien que parfois des photos ou des films peuvent être faits à notre insu) et, surtout, je leur avais demandé de ne pas évoquer cet aspect : je redoutais les risques de dérapage, et en plus, c'était hors sujet par rapport à leur projet qui ne visait pas du tout à dénigrer le gavage. Eh bien ! je n'ai pas dû être suffisamment convaincant, car cette séquence est quand même passée à la télévision.

Daniel Rousselot-Pailley, Archorales-INRA, tome 7 [9], 2002, page 46, souligné par nous

Ces chercheurs ont été des acteurs du développement de l'élevage intensif, et du processus de réification extrême des animaux qu'il implique. Dans une société dont la morale n'accorde aucune valeur aux animaux, ils figurent parmi les artisans qui ont fait de la France une puissance agricole moderne. Dans une société qui se reconnaît des responsabilités envers les bêtes, ils peuvent craindre d'apparaître surtout comme les concepteurs de formes inédites de maltraitance de masse. En termes d'image sociale, ils n'ont rien à gagner à la progression du souci pour les animaux chez leurs concitoyens. En termes d'estime de soi, ils ont beaucoup à perdre à cesser de se rendre aveugles à la souffrance animale. Il y a donc lieu de penser que des facteurs psychologiques rendent cette catégorie de chercheurs particulièrement imperméable, voire hostile, à la prise au sérieux de la sensibilité des animaux, et aux devoirs envers eux qui en découlent.

Jean-Claude Blum, Claude Calet, Jean-Michel Faure et Daniel Rousselot-Paillet sont aujourd'hui retraités, mais une fraction significative des chercheurs actuellement en charge des études sur les techniques d'élevage ont hérité de l'état d'esprit de leurs prédécesseurs. Confrontés à un public devenu plus sensible à la condition animale, ils s'expriment en général moins crûment que leurs aînés dans leurs articles et interviews. Les « héritiers » ne contestent pas a priori que le bien-être animal soit un sujet de préoccupation respectable, mais voilà : leurs expériences les conduisent invariablement à découvrir qu'il n'y a pas lieu de changer quoi que ce soit pour s'en préoccuper concrètement. Car telle est la conclusion ordinaire de leurs travaux : rien ne prouve que les pratiques qu'on pourrait soupçonner de nuire aux animaux (suralimentation, mutilations, entassement…) leur causent effectivement un tort ; rien ne confirme que les réformes envisagées pour améliorer leur sort soient efficaces. Et pourquoi selon eux se fourvoie-t-on systématiquement dans l'évaluation de la souffrance et des besoins des bêtes ? À cause d'une erreur d'appréciation tenace (anthropomorphisme) qui inspire immanquablement des prescriptions infondées. D'un côté la vérité scientifique (représentée par ces chercheurs), de l'autre l'illusion du sens commun. À cet égard, on retrouve intact le discours de la génération précédente.

Certaines déclarations de cette catégorie de chercheurs – notamment face à un public avec lequel ils se sentent en connivence – laissent peu de doute sur le fait qu'ils sympathisent avec le camp qui voudrait voir disparaître du paysage l'exigence de bien-être animal. Ainsi, des spécialistes de l'évaluation du bien-être des oiseaux gavés ne cachent-ils pas que, selon eux, la prise en compte croissante des intérêts des animaux dans les recommandations européennes est un fait « malheureux » dont il y a lieu d'être « inquiet », et que les travaux qu'ils effectuent visent à accumuler des « billes » à présenter aux instances européennes afin d' « influencer les débats dans le bon sens », c'est-à-dire pour sauver le gavage de l'interdiction :

[...] lorsqu'il y a modification et re-discussion des recommandations [européennes], en général elles vont toujours dans le sens d'un durcissement. C'est malheureux mais c'est comme cela.

En tant que personnel qui fait un peu de recherche au niveau de l'Inra, c'est vrai qu'avec l'aide des professionnels et avec l'aide du ministère, on n'a pas mal travaillé, je crois, depuis 1995, et ce que je peux dire aujourd'hui, c'est que quand on va devoir aller aux discussions, il vaut mieux avoir des billes. Aujourd'hui, on en a quand même quelques-unes, grâce donc à tout ce qui a été fait, on a tout de même des éléments pour montrer la relative innocuité du gavage lorsque c'est bien fait, et je pense que bon, il faut être vigilant, mais à la fois ferme et optimiste. On devrait pouvoir influencer les débats dans le bon sens grâce à ces recherches et à ces données que l'on possède.

Extrait de l'intervention de Gérard Guy au 1er colloque européen de la filière du foie gras, Pau, 22 juin 2004, souligné par nous

« À cette époque [au moment de l'élaboration des recommandations européennes de 1999], le gavage a été très fortement remis en cause », rappelle le chercheur Daniel Guémené, grand spécialiste de la question à l'INRA. « Ca s'est un peu calmé mais je reste inquiet ».

Manuel Armand, « Controverses autour du gavage des oies et des canards – La France fidèle à son foie gras », La Montagne, 4 décembre 2005, page 15, souligné par nous

La prégnance d'une culture zootechnique « à l'ancienne » chez une fraction influente des scientifiques de l'INRA constitue un problème en soi, qui s'ajoute aux biais imputables aux facteurs financiers. Déterminer les conditions du bien-être dans les élevages suppose de connaître et de prêter attention aux animaux en tant qu'êtres sensibles. Or, la question se trouve largement sous l'emprise de chercheurs dont la spécialité professionnelle consiste à optimiser l'utilisation d'animaux considérés comme matériaux de production. De plus, les liens noués de longue date par leurs unités de recherche avec des partenaires industriels et agricoles portent naturellement ces chercheurs à se sentir solidaires des objectifs et des valeurs de ces derniers.

Ainsi, l'évaluation du bien-être animal se trouve pour une part non négligeable entre les mains de scientifiques chez qui la motivation nécessaire pour améliorer les conditions d'existence des animaux fait défaut.

La confusion entre le rôle d'expert en bien-être animal et celui de chercheur au service des filières

Pour des raisons historiques et institutionnelles, la culture zootechnique est donc très influente à l'INRA. Tous les chercheurs n'en sont cependant pas imprégnés au point de ne voir dans un animal qu'une machine à produire. Mais ceux qui travaillent dans les départements dits de « productions animales » se trouvent, à l'image des spécialistes du foie gras, dans un environnement où les intérêts économiques des filières concernées sont omniprésents. Interrogé par un directeur scientifique de l'INRA sur la manière dont les chercheurs de cet institut gèrent les conflits d'intérêts lorsqu'ils travaillent sur les questions de bien-être des animaux, l'un d'eux fournit une réponse exprimant une position largement partagée [10] :

Comment gérez-vous les conflits d'intérêt (exemple du foie gras) ?

Réponse : Il faut apporter un avis le plus objectif possible et distinguer citoyen et scientifique. Quand on intervient dans une filière, il faut essayer de concilier bien-être et productivité.

La Lettre n°22 de l'AGRI Bien-Être Animal [11], décembre 2005

Cette réponse juxtapose deux positions difficilement compatibles. La première – « il faut apporter un avis le plus objectif possible et distinguer citoyen et scientifique » – affirme que le chercheur n'est là que pour apporter des informations objectives, tandis que les décisions et jugements de valeur appartiennent aux citoyens dans leur ensemble. La seconde – « quand on intervient dans une filière, il faut essayer de concilier bien-être et productivité » – indique que, de fait, les chercheurs ont intégré que ce qu'il leur est permis de dire à propos du bien-être se situe dans les limites étroites de ce qui ne nuit pas, ou très peu, à la productivité. Par conséquent, un jugement de valeur sur l'arbitrage à faire entre intérêts des animaux et intérêts économiques constitue un ingrédient de base de leurs travaux.

Lorsqu'un scientifique est chargé d'évaluer la nocivité d'une pratique d'élevage sur les animaux qui la subissent, les intérêts économiques des filières concernées ne devraient aucunement entrer en ligne de compte dans l'évaluation elle-même. Que la vente des œufs d'une poule se trouve être profitable ne change rien à son degré de frustration d'être détenue dans une cage de batterie.

L'arbitrage entre les intérêts des divers individus concernés (animaux, producteurs, consommateurs, etc.) doit avoir lieu dans la sphère politique, à l'occasion d'un débat public que les études scientifiques doivent alimenter d'informations factuelles aussi complètes que possible. Si dans ce débat un courant soutient, par exemple, qu'il faut continuer à refuser aux poules une existence décente minimale pour préserver l'activité d'une filière de production industrielle ou pour fournir de la viande bon marché, le choix de faire perdurer la souffrance des poules doit apparaître pour ce qu'il est : la volonté de favoriser les intérêts des uns au prix du malheur des autres.

Le problème est que les conditions ne sont pas remplies pour que le « scientifique » fournisse au « citoyen » une estimation aussi exacte que possible des conséquences des alternatives en présence pour chacune des parties concernées. Lorsque l'expert a intégré dès le départ qu'il s'agit de « concilier bien-être et productivité », et que de surcroît cela n'est pas clairement perçu et affiché comme une décision politique, le risque est grand que le diagnostic en termes de mal-être soit biaisé. Ce diagnostic a alors toutes les chances de ne pointer que des facteurs secondaires sur lesquels il est possible d'agir à un coût très faible, sans remettre en cause la pratique – ou le système d'élevage – qui se trouve être la cause principale de ce mal-être (cf. encadré suivant et Des bouts de ficelle
pour occuper les dindes
).

Avis d'experts en cages

Face à l'interdiction des cages individuelles de gavage, nous avons vu que les chercheurs de l'INRA ne considèrent comme alternative possible qu'une autre forme de cage, la cage collective (cf. chapitre 17). Ils rejettent dès le départ toute autre solution – y compris le parc pourtant traditionnellement utilisé pour cette production – qui ne permet pas des cadences de gavage aussi intenses que la cage. Ce choix les amène à conclure, en tant qu'experts, qu' « il n'y a aucune preuve scientifique qu'elle [la cage individuelle] a des conséquences négatives pour les canards ». Cette affirmation semble dire que le canard ne se sent pas plus mal en cage individuelle que dans un environnement plus spacieux ; elle signifie en fait que la cage individuelle n'est pas pire que les autres solutions d'enfermement extrême que les producteurs de foie gras industriels – qui financent leurs études – veulent bien considérer.

Une stratégie analogue est mise en œuvre pour défendre les cages actuellement utilisées pour les poules pondeuses :

La cage est surtout critiquée pour le manque d'espace disponible et l'absence de litière. Ces deux facteurs ne semblent cependant pas essentiels pour la poule. La cage présente en tous cas l'avantage de réduire les risques de cannibalisme (et donc de supprimer la nécessité du débecquage) ainsi que les risques sanitaires.

J-M. Faure, A.D. Mills, op. cit.

Cet « avantage » des cages est évidemment très relatif puisque le cannibalisme est lui-même provoqué par les conditions d'élevage intensives… qu'il n'est pas question pour eux de remettre en cause.

Philippe Roqueplo rappelle que tout scientifique intervenant comme expert dans un débat de société exprime nécessairement aussi (pour des raisons mentionnées au chapitre 18) « des convictions qui vont bien au-delà de [son] savoir » :

[...] intervenant comme expert dans un domaine complexe, un scientifique fonctionne toujours, consciemment ou non, comme l'avocat d'une certaine cause, et cela d'autant plus qu'il considère comme importants les enjeux de la décision à prendre et par conséquent ceux de sa propre expertise. La logique de l'expertise la prédispose donc à être spontanément biaisée. […]

L'expertise exige des scientifiques qu'ils expriment des convictions qui vont bien au-delà de leur savoir.

Philippe Roqueplo, Entre savoir et décision, l'expertise scientifique, INRA Éditions, collection « Sciences en questions », 1997, pages 46 et 48

Dans le cas des chercheurs de l'INRA qui travaillent sur le bien-être animal, une conviction largement partagée – et donc sous-jacente à leurs travaux en ce domaine – est qu'ils ne doivent pas remettre en cause les « dispositifs (d'élevage industriel) qui ont fait leurs preuves jusqu'à un certain point et qui ont été retenus pour leur efficacité » économique. Leurs thèmes de recherche, leurs préconisations et leurs prises de positions publiques semblent tous intégrer, consciemment ou non, ce choix éminemment politique dès le départ. Nous sommes dans une logique qui fausse à la base le constat de l'existant et le diagnostic porté sur les causes de mal-être des animaux dans les élevages. Imaginons que les chercheurs chargés d'étudier les effets de la consommation d'alcool sur la santé aient intégré que leur mission consiste à concilier santé publique et prospérité des sociétés viticoles. Seraient-ils en position de fournir l'avis « le plus objectif possible » permettant d'éclairer le débat citoyen autour d'une éventuelle réglementation de la vente d'alcool ?

[8] Jean-Claude Blum a été le premier président du Comité scientifique national des palmipèdes à foie gras (cf. Daniel Rousselot-Pailley, Archorales-INRA, tome 7, 2002, page 18).

[10] La citation provient du compte rendu d'une réunion – où ce chercheur est intervenu – qui se présente comme rapportant les principaux points de discussion abordés. Il est donc possible que cette citation ne soit pas totalement fidèle à la pensée de ce chercheur. Nous citons néanmoins ce passage car il est représentatif du discours de nombreux scientifiques impliqués dans la recherche sur le bien-être animal à l'INRA.

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