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Cahiers antispécistes n°02 - janvier 1992

Combien les animaux comptent-ils ? (1/2)

Traduit de l'italien par David Olivier

L’idée selon laquelle les intérêts des animaux comptent moins que les intérêts des humains est-elle moralement justifiable ? Depuis la publication de Animal Liberation de Peter Singer, la réponse positive ne peut plus être considérée comme allant de soi. Le débat lancé au début des années 1970, et dont sont présentées ici quelques-unes des voix les plus significatives, place la charge de la preuve sur les épaules de ceux qui défendent l’exploitation actuelle des non humains.

La seconde partie de cet article a été publiée dans le numéro 3 des Cahiers antispécistes.

Titre original : Quanto contano gli animali ?, éd. Animus, G. Mercandalli, Milan, 1991.

Un élément fondamental de toute théorie éthique est la définition de la communauté morale, c'est-à-dire le repérage de qui compte et de qui ne compte pas (de qui est passager et de qui est fret, selon l'expression d'Edward Johnson [1]. Au long de presque toute notre histoire culturelle, les animaux ont été placés au-delà de la frontière. Si peu sont avec Descartes allés jusqu'à dénier toute pertinence morale à la façon dont nous nous comportons envers eux, la thèse qui, de Thomas d'Aquin à Kant, a le plus longtemps prévalu n'attribue au traitement des non humains qu'une importance indirecte liée à ses répercussions possibles sur les humains, confirmant l'exclusion des animaux de la sphère de l'éthique.

La situation n'est aujourd'hui différente qu'en apparence. Il est vrai que pour la moralité courante, les animaux comptent pour quelque chose - ce sont donc des patients moraux - mais la distance qui nous en sépare est encore telle que nous estimons légitime d'en user de quelque façon que nous voulons. Nous les mangeons, nous expérimentons sur eux, et nous les tuons pour notre divertissement : nous les traitons donc d'une façon dont nous n'estimerions pas légitime de traiter des êtres humains. À cette différence de traitement correspond une différence de statut moral. Les animaux comptent, mais les humains comptent infiniment plus. Dans la communauté morale, à tous les êtres humains est assuré un statut moral spécial, et tous les animaux sont patients moraux de seconde catégorie.

En 1974, néanmoins, parut un article de Peter Singer, dont le titre même, « Tous les animaux sont égaux » [2], marque une transformation révolutionnaire dans notre tradition de pensée. Remettant en discussion l'idée selon laquelle le principe d'égalité pouvait être limité à l'espèce humaine, Singer donne le départ à la révision du statut moral des animaux qui est encore en cours. À partir de la parution de Animal Liberation [3], le principal travail de Singer sur ce thème, la moralité courante a en effet été attaquée depuis diverses perspectives. Je présenterai ici, après un mot rapide sur les thèses singeriennes maintenant relativement bien connues, quelques positions qui, outre qu'elles sont particulièrement articulées, ont en commun le refus de l'idée selon laquelle aux êtres humains revient un statut privilégié parmi les patients moraux, et que serait par conséquent moralement acceptable le traitement radicalement différent que nous réservons aux animaux.

Peter Singer
ou l'irrationalité
de la moralité courante

Même si la portée de l'attaque contre la moralité courante qu'il développe dans Animal Liberation dépasse toute théorie normative particulière, Singer, en tant qu'utilitariste, s'insère dans une perspective dans laquelle traditionnellement a pu trouver place une certaine forme de préoccupation pour les êtres non humains. Il cite avec approbation ce qu'écrivait Jeremy Bentham à propos des animaux : « La question n'est pas : peuvent-ils raisonner ?, ni : peuvent-ils parler ?, mais : peuvent-ils souffrir ? » [4]. Ce que Bentham effectue, et que Singer souligne, est un déplacement de la « ligne infranchissable » qui marque les limites d'une réelle considération morale [5].

La moralité traditionnelle trace cette ligne parallèlement aux frontières de l'espèce humaine, et la justifie en invoquant la possession par ses membres de caractéristiques déterminées : la rationalité, la capacité linguistique, l'autonomie, etc. Elle applique ensuite le principe d'égalité à tous les humains - et aux humains seulement [6].

Singer argumente que cette position est irrationnelle. L'application du principe d'égalité, qui est interprété dans la perspective utilitariste comme prescrivant l'égale considération des intérêts, ne peut cesser que là où cessent les intérêts. Etendre la sphère de l'égalité au-delà de cette limite est absurde, la restreindre en-deçà serait automatiquement arbitraire [7].

La condition nécessaire et suffisante pour avoir des intérêts est, en schématisant beaucoup, la sensibilité, entendue comme capacité à souffrir et à jouir. Si un être est sensible, c'est-à-dire en mesure d'éprouver de la peine et du plaisir, alors il a des intérêts, et s'il a des intérêts, il a accès à la sphère de l'égalité, et ses intérêts doivent êtres évalués sur la même balance que les intérêts analogues de tout autre être [8]. L'appartenance à une espèce plutôt qu'à une autre ne peut peser dans cette évaluation, parce que l'espèce en elle-même n'est pas moralement pertinente. C'est déjà cela que nous impliquons, observe Singer, quand nous affirmons, malgré les évidentes différences de fait entre les humains, qu'ils sont tous égaux. Lorsque nous soutenons l'absence de pertinence morale de la couleur de la peau, nous reconnaissons implicitement l'absence de pertinence morale, pour reprendre l'exemple célèbre de Bentham, du nombre des pattes ou de la façon dont se termine le sacrum.

Attribuer un poids à de telles caractéristiques est, affirme Singer, du « spécisme » - une discrimination sur la base de l'espèce - tout comme en attribuer à la couleur de la peau est du racisme. « Les racistes violent le principe d'égalité en accordant plus de poids aux intérêts des membres de leur propre race quand ces intérêts sont en conflit avec ceux de membres d'une autre race. (...) De même, les spécistes permettent aux intérêts des membres de leur propre espèce de prévaloir sur des intérêts supérieurs de membres d'autres espèces [9]. »

On ne peut non plus faire face à l'attaque de Singer en tentant de déplacer le poids de la justification de la discrimination entre humains et animaux, en le plaçant non plus sur les caractéristiques biologiques qui définissent l'espèce, mais sur l'ensemble des caractéristiques supposées particulières à ses membres, telles la rationalité, la capacité linguistique ou l'autonomie [10]. En effet, Singer observe que ces caractéristiques ne sont pas possédées par tous les humains - que certains membres de notre espèce, comme les retardés mentaux graves, en sont privés - et que malgré cela, nous ne ressentons pas comme légitime de les traiter comme nous traitons les non humains. Le fait que nous n'utilisons pas ces humains comme moyens pour nos fins indique que nous n'attribuons pas réellement une signification morale décisive à la rationalité, au langage ou à l'autonomie.

Même si l'égale considération des intérêts n'implique pas traitement égal [11], l'abolition du privilège de l'espèce détruit la justification des pratiques actuelles qui exploitent les animaux, comme l'élevage pour la nourriture et l'expérimentation dans les laboratoires, pratiques traditionnellement basées sur le sacrifice des intérêts fondamentaux des animaux au profit d'intérêts inférieurs des êtres humains [12].

Ainsi, la simple idée qu'aux intérêts égaux des êtres sensibles doit être attribué le même poids, indépendamment de leur appartenance d'espèce, a des implications drastiques au niveau pratique. Du point de vue théorique, elle manifeste un dépassement radical de l'anthropocentrisme moral par la rationalisation de l'emploi d'une des notions de base de la tradition libérale occidentale - le concept d'égalité.

Tom Regan
ou l'incohérence
de la moralité courante

Une autre notion fondamentale de cette tradition se trouve au coeur de l'attaque de Tom Regan contre l'anthropocentrisme : le concept de droits. À la différence de Singer, qui approfondit une perspective déjà présente dans l'utilitarisme, Regan doit défier le cadre même au sein duquel il travaille, étant donné que la théorie des droits a été depuis sa naissance même marquée par l' « humanisme ».

Ce défi s'articule en deux phases. Dans la première, qui pourrait être définie comme phase « hypothétique », Regan soutient que si tous les humains ont des droits, alors certains animaux aussi ont des droits. La seconde, qu'on pourrait qualifier de version « catégorique », pose le fondement des droits humains et animaux (des droits animaux, au sens large). Au centre de ces deux phases se trouve l'idée de l'incohérence d'une position qui attribue des droits moraux (interprétés, dans le sillage de Feinberg, comme prétentions valides à quelque chose et à l'encontre de quelqu'un) à tous les humains sans les attribuer aussi à certains animaux.

Cette incohérence se cristallise en particulier autour d'une situation-test : celle de ceux que l'on appelle « humains marginaux », c'est-à-dire de ceux qui, en raison par exemple de lésions cérébrales graves, ne possèdent pas les caractéristiques paradigmatiques de notre espèce. Dans la première phase, soulignant que pour éviter l'incohérence la moralité courante recourt à l'arbitraire basé sur la préférence d'espèce, Regan demande, sur la base du principe formel de justice, que soient attribués des droits moraux aussi à certains animaux [13]. L'argument des cas marginaux se rencontre aussi chez d'autres auteurs (nous l'avons déjà vu chez Singer) : mais dans l'approche de Regan, il assume un rôle clef, un rôle si important qu'il détermine la transition à la seconde phase.

Il serait en fait possible d'éviter l'incohérence et l'arbitraire en abaissant la condition des humains marginaux. Mais Regan, ne prenant même pas en considération cette éventualité, revendique la profondeur de l'intuition selon laquelle les humains gravement retardés ont des droits moraux et, partant de là, développe une théorie des droits non spéciste [14].

Comment peut-on attribuer des droits moraux à un être ? Regan argumente que cela ne peut se faire qu'en postulant l'existence, et la possession de la part de cet être, d'une valeur inhérente [15], d'une valeur indépendante de, et non commensurable à, toute expérience que cet être peut avoir (la polémique antiutilitariste est ici évidente), ou toute valeur instrumentale qu'il peut revêtir pour autrui. Quant au critère sur la base de laquelle doit s'attribuer la valeur inhérente, Regan, repoussant les critères traditionnels (la rationalité, l'autonomie, le langage, etc.) qui excluent tous les humains marginaux, se réfère au fait d'être sujet-d'une-vie (de posséder des croyances, des désirs, des perceptions, une mémoire, un sens du futur, etc., c'est-à-dire de faire l'expérience d'une vie qui se déroule bien ou mal [16]. Mais sont sujets-d'une-vie aussi les membres de certaines autres espèces - en premier lieu, les mammifères.

L'impératif kantien de traiter toujours comme fin et non uniquement comme moyen est donc rapporté aussi à des êtres qui ne sont pas humains. Regan se concentre en fait sur un droit fondamental, le droit à un traitement respectueux [17]. Ce droit est possédé dans une mesure égale par tous les individus dotés de valeur inhérente, parce que la valeur inhérente n'admet pas de degrés - et la valeur inhérente n'admet pas de degrés parce que cela pourrait ouvrir la voie à une théorie perfectionniste de la justice [18], que Regan refuse comme inacceptable.

Si certains animaux, comme les humains marginaux, possèdent le droit à un traitement respectueux, ils ne peuvent être utilisés comme moyens. Les pratiques comme l'élevage pour la nourriture et l'expérimentation dans les laboratoires, dans lesquels ils sont simplement des instruments, doivent être abolies [19]. Refuser de faire cela implique de violer non seulement les droits animaux, mais aussi le principe fondamental de justice.

.../...

[1] « Treating the Dirt », Edward Johnson, dans Earthbound, dirigé par T. Regan, éd. Temple University Press, Philadelphie, 1984, p. 337.

[2] « All Animals are Equal », Peter Singer, dans Philosophic Exchange, 1 (5), été 1974, pp. 103 à 116. En réalité, la parution de cet essai est postérieure à celle de l'article de Singer intitulé « Animal Liberation » dans le New York Review of Books (5 avril 1973). Cet article, à ne pas confondre avec le livre de même nom, faisait le compte-rendu de la sortie américaine de Animals, Men and Morals, dirigé par Roslind et Stanley Godlovitch et John Harris, paru auparavant en Angleterre. Comme le reconnaît Singer, ce furent les directeurs de ce livre, et en particulier Roslind Godlovitch, élève comme lui de Hare, qui attirèrent son attention sur la question.

[3] Animal Liberation, P. Singer, éd. New York Review of Books, New York, 1975. Pour mes citations, je me réfère à l'édition revue de 1990 (aussi éd. Jonathan Cape, Londres). La traduction française doit paraître fin 1992 (éd. Grasset, Paris).

[4] Introduction to the Principles of Morals and Legislation, J. Bentham, ch. 17.

[5] Animal Liberation, op. cit., p. 7. De façon générale, voir aussi Practical Ethics, P. Singer, Cambridge University Press, Cambridge, 1979, pp. 48 à 71.

[6] Ibid., p. 19.

[7] Ibid., p. 8.

[8] Ibid., p. 8.

[9] Ibid., p. 9.

[10] Ibid., pp. 237 et suiv. Voir aussi « Ethics and the New Animal Liberation Movement », dans In Defense of Animals, dir. P. Singer, éd. basil Blackwell, Oxford, 1985, p. 6.

[11] Animal Liberation, op. cit., p. 15. Voir aussi « Ethics and the New Animal Liberation Movement », op. cit., pp. 6 et 7.

[12] L'argumentation considérée ici concerne le fait d'infliger la souffrance. Pour ce qui est d'une approche non spéciste du problème de tuer, voir ibid., pp. 17 et suiv. ; Practical Ethics, op. cit., pp. 93 et suiv. ; « Killing Humans and Killing Animals », dans Inquiry, 22 (1-2), 1979, pp. 145 à 156 ; « Animals and the Value of Life », dans Matters of Life and Death, dir. T. Regan, éd. Temple University Press, Philadelphie, 1980, pp. 218 à 259.

[13] Voir « The Moral Basis of Vegetarism », dans Canadian Journal of Philosophy, 5 (2), octobre 1975, pp. 181 à 214 ; « An Examination and Defense of One Argument Concerning Animal Rights », dans Inquiry, 22 (1-2), 1979, pp. 189 à 219 ; et « Utilitarism, Vegetarianism, and Animal Rights », dans Philosophy and Public Affairs, 9 (4), été 1980, pp. 305 à 324.

[14] L'argumentation commence à prendre cette tournure dans « Animal Rights, Human Wrongs », dans Environmental Ethics, 2 (2), 1980, pp. 99 à 120. Le texte fondamental dans ce sens est toutefois The Case for Animal Rights, University of California Press, Berkeley, 1983.

[15] La notion de « valeur inhérente », apparue dans quelques articles avant d'être employée dans The Case for Animal Rights, est clairement distinguée de la « valeur intrinsèque » dans All That Dwell Therein, University of California Press, Berkeley, 1982, p. 115.

[16] The Case for Animal Rights, op. cit., pp. 243 à 248. Ce critère exclut néanmoins une catégorie particulière d'humains marginaux : ceux qui sont atteints d'un coma irréversible. Voir à ce propos ibid., p. 246 ; et « An Examination and Defense », op. cit., pp. 214 et suiv.

[17] Ibid., pp. 248 à 260.

[18] Ibid., pp. 233 à 235.

[19] Sur les implications pratiques de la théorie des droits, voir le dernier chapitre de The Case for Animal Rights, op. cit.

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