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Cahiers antispécistes n°19 - octobre 2000

Toutes les flèches de notre arc

Traduit de l’italien par David Olivier

Mon propos dans cet article est d'analyser le problème de la compatibilité entre les argumentations scientifiques d'une part et éthiques de l'autre, dans le contexte des discussions sur les questions de libération animale et en particulier en référence à celle de la vivisection [1].

Les thèses que je m'apprête à exposer se trouvent au moins en partie en opposition avec les opinions de la rédaction des Cahiers antispécistes. Les collaborateurs de cette revue ont exprimé en différentes occasions leur perplexité quant à l'opportunité de demander l'abolition de la vivisection sur la base d'arguments d'ordre scientifique. Cette opinion critique est par ailleurs partagée par une partie du mouvement animaliste.

Par ailleurs, certains activistes antivivisectionnistes soutiennent qu'on ne peut espérer obtenir dans un avenir proche l'abolition de l'expérimentation animale en se battant sur le front éthique de cette guerre déjà longue, et ceci parce que, selon eux, on ne pourra jamais convaincre la majorité des personnes des thèses antispécistes.

Je suis convaincu que ces positions sont toutes deux souvent dues à un manque de considération a priori - et donc souvent à l'ignorance - des thèses opposées.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il me semble essentiel d'expliquer rapidement les thèses de l'antivivisectionnisme scientifique [2]. Je dispenserai par contre les lecteurs de l'analyse des argumentations éthiques de l'antispécisme, celles-ci étant amplement exposées dans tous les numéros des Cahiers.

Le dogme vivisectionniste (comment le qualifier autrement, vu la contiguïté inquiétante que la médecine moderne entretient avec la « religion scientiste » et avec le réductionnisme néopositiviste ?) se base sur la conviction qu'il serait possible d'utiliser des sujets de diverses espèces pour créer des « modèles expérimentaux » (ainsi qu'on appelle par euphémisme les animaux torturés dans les laboratoires) des pathologies humaines ou, du moins, des réactions de l'organisme humain à l'administration de substances chimiques. Suivant les vivisecteurs et vivisectionnistes, il serait ainsi possible :

1) de provoquer des pathologies dans l'organisme de certains animaux non humains, afin de simuler efficacement les pathologies humaines (modèles expérimentaux dans le domaine de l'étiopathogénèse et de la physiopathologie) ;

2) d'extrapoler à l'homme, directement ou à travers des modèles mathématiques, les données de toxicité (aiguë, chronique, cancérogénicité, génotoxicité, etc.), de modalité de métabolisation et d'éventuelle efficacité thérapeutique d'une substance administrée à un sujet d'une espèce différente (modèles expérimentaux dans le domaine de la toxicologie et de la pharmacologie).

Suivant leur opinion, il est certes nécessaire de tenir compte des différences indéniables inter species, mais ces dernières seraient surmontables en travaillant uniquement sur ces aspects de la physiologie de l'animal qui peuvent être utilisés pour simuler la physiologie (et la physiopathologie) de l'homme, en vertu de leurs ressemblances.

Les partisans de l'antivivisectionnisme (dont je suis) soutiennent au contraire que cette conviction est fondamentalement erronée, parce qu'elle repose sur une grave erreur méthodologique et épistémologique qui mine les bases mêmes du concept de « modèle expérimental animal », si le but d'un tel modèle est de permettre l'extrapolation de conclusions, ou, pire, la transposition des résultats inter species.

Cette erreur concerne le domaine épistémologique de la théorie darwinienne de l'évolution. Les animaux, quelle que soit leur espèce, sont des organismes fonctionnellement intégrés, c'est-à-dire sont constitués d'organes dont le fonctionnement ne peut être considéré en soi, indépendamment des interrelations étroites qu'ils ont entre eux. Un animal n'est pas la somme arithmétique de ses organes et de leurs fonctions, mais un organisme complexe dont les parties concourent à la production de fonctions et de caractéristiques nouvelles non réductibles au fonctionnement de chaque organe pris séparément.

Si nous gardons ce résultat à l'esprit, il est clair que nous ne pouvons pas envisager, par exemple, d'utiliser un rat dans le domaine de la pharmacologie simplement parce que les hépatocytes qui composent son foie sont semblables aux hépatocytes qui composent le foie humain (en admettant que ce soit le cas, et il y a de bonnes raisons d'en douter). De fait, les différences profondes qui caractérisent inévitablement la physiologie du rat relativement à la physiologie humaine interagissent et influencent le fonctionnement d'organes et de processus qui, pris séparément, paraissent semblables, mais qui, saisis de façon unitaire dans le complexe de l'unité fonctionnelle de l'organisme, sont profondément différents. Ce raisonnement s'applique non seulement au niveau des différents organes mais aussi au niveau des propriétés d'un même organe, qui diffère selon les espèces par de nombreuses caractéristiques histologiques, ce qui infirme la possibilité de considérer les ressemblances comme prévalant sur les différences au niveau physiologique ou anatomique.

Les exemples pratiques des conséquences de ces différences sont légion mais ce n'est pas ici le lieu pour s'attarder sur les longues listes de produits pharmaceutiques inoffensifs pour les « modèles expérimentaux » mais toxiques pour l'homme ou vice versa [3].

Par conséquent, suivant les thèses de l'antivivisectionnisme scientifique, l'expérimentation animale est méthodologiquement fallacieuse et donc dépourvue des qualités requises pour être considérée comme une méthode de recherche fiable. Plus concrètement, ceci signifie qu'un médicament potentiel peut s'avérer inoffensif et efficace sur le modèle expérimental, mais toxique et inefficace chez l'homme (comme ce fut le cas par exemple pour la fialuridine, produit antiviral qui provoqua le décès de plusieurs personnes au cours de son expérimentation clinique, après s'être avéré inoffensif sur les animaux [4]) et, inversement, qu'une substance exclue de l'expérimentation clinique à cause de son inefficacité ou de sa toxicité excessive in vivo, pourrait s'avérer un médicament révolutionnaire si elle était expérimentée sur les êtres humains (comme ce fut le cas pour la pénicilline, létale pour les cobayes mais capable de sauver un grand nombre de vies humaines [5]). Dans cette perspective il ne s'agit absolument pas d'affirmer que toute expérience sur des non-humains produit des résultats différents de ceux que l'on obtiendrait sur l'espèce humaine, puisque, si c'était le cas, paradoxalement, l'expérimentation animale aurait au moins l'utilité d'exclure des effets possibles de la substance examinée sur l'homme ceux qu'on lui a trouvés sur les animaux.

Au contraire, ce qui est affirmé c'est que l'expérimentation animale fournit des résultats dont personne n'est a priori en mesure d'établir s'ils s'appliqueront ou non à l'homme, et qui, a posteriori, c'est-à-dire après l'expérimentation clinique, sont évidemment dépourvus d'intérêt, vu que leur fonction était justement d'établir si l'expérimentation d'un médicament sur l'homme était ou non à conseiller.

Jusqu'ici, je me suis limité à analyser, de manière nécessairement superficielle vu la complexité du sujet, les raisons de l'antivivisectionnisme scientifique, démontrant, je l'espère, que les arguments de celui-ci sont pour le moins plausibles et dignes d'être pris en considération. Il me semble par conséquent possible de soutenir, sur des bases purement scientifiques, que l'expérimentation animale est extrêmement problématique et caractérisée par d'importantes limitations qui ne permettent pas de la considérer comme une méthode de recherche prometteuse, indépendamment de toute considération d'ordre moral. Si cela est vrai, ces arguments, développés et défendus correctement dans les centres institutionnels et scientifiques appropriés, permettraient de soutenir la nécessité d'abolir ou au moins de limiter substantiellement ce type de recherche, dans un monde où les ressources qui peuvent être consacrées à la recherche biomédicale, dont dépend la sauvegarde de nombreuses vies humaines, sont limitées.

Comme nous l'avons vu cependant, une partie des antivivisectionnistes soutiennent que ce type d'approche serait inopportun pour diverses raisons, et que les arguments à utiliser pour exiger l'abolition de la vivisection sont ceux qui se placent sur le plan exclusivement éthique.

Ce n'est qu'ainsi, soutiennent ces personnes, que l'on peut espérer parvenir à renverser le paradigme spéciste et humaniste qui relègue les non-humains au rang de simples objets (ou guère plus) et légitime leur utilisation comme biens au service de l'homme. Suivant les partisans de l'antivivisectionnisme éthique, concentrer l'attention sur des arguments scientifiques par ailleurs non partagés par la majorité des chercheurs, sert seulement à détourner l'attention du vrai problème : le préjugé spéciste et anthropocentrique.

Personnellement, je suis pleinement convaincu que le spécisme est un préjugé discriminatoire qui doit être réfuté et abattu pour que l'on puisse arriver à la reconnaissance d'un statut moral aux non-humains, et que ce statut représente une condition nécessaire pour la libération animale. Ainsi, je suis convaincu que, puisque la perspective spéciste repose sur des convictions morales, elle est à combattre avec des arguments du même type. Je suis cependant en désaccord quant à l'inopportunité d'employer des arguments d'ordre purement empirique-factuel (par exemple, l'inutilité de l'expérimentation animale) pour arriver à des résultats pour le moins compatibles avec les buts des antispécistes (par exemple, l'abolition de ladite pratique).

Le fait d'établir que l'expérimentation animale est ou non utile pour l'homme n'a en soi absolument rien à voir avec le fait d'établir que la vivisection est ou non moralement admissible, exactement comme le fait d'établir que l'expérimentation nocive sur des humains non consentants est ou n'est pas scientifiquement utile n'a rien à voir avec le jugement à porter sur la légitimité des camps de concentration nazis.

Je considère qu'une analyse correcte de la solidité des deux domaines argumentatifs (le domaine empirique et le domaine moral) doit se faire nécessairement sans référence aux interactions entre eux. C'est-à-dire qu'il est clair que la pertinence scientifique d'une méthode n'est pas susceptible d'être invalidée par son irrecevabilité morale, tout comme les implications morales d'une action sont indépendantes de sa capacité effective d'atteindre le but voulu par l'agent. Devrions-nous, en effet, absoudre quelqu'un qui a tenté de tuer sa femme, simplement parce qu'il a utilisé un poison inadapté à cette fin ? Et inversement, allons nous nier que l'eau déminéralisée est un mauvais poison quand on veut tuer sa femme, au motif que tuer est moralement inacceptable ?

En d'autres termes, l'utilité présumée ou réelle d'une action déterminée constitue simplement un des présupposés de l'action elle-même, mais n'est pas pertinente quant à la détermination du présupposé de sa légitimité morale. Si l'holocauste nazi avait été potentiellement utile pour l'humanité, aurait-ce été là une condition atténuante dans la condamnation des crimes nazis ?

Dans ce contexte, il importe d'éviter l'erreur consistant à confondre l'hypothèse que j'ai faite ci-dessus avec la question de la justification morale de la légitime défense. Dans ce cas, en fait, la légitimité de l'action violente ne provient pas de son utilité pour le sujet qui se défend (elle resterait légitime même si l'action violente de défense s'avérait inutile ou même contre-productive), mais du fait que l'on considère que l'usage de la force pour contrecarrer la violence injustifiable d'autrui est un moindre mal, et qu'il est donc acceptable.

Naturellement, ce qui a été dit ici n'implique nullement qu'il ne doit y avoir aucun point de contact entre l'éthique et la science. Il est sans aucun doute nécessaire de poser le problème de l'interaction entre les arguments éthiques et contingents (ou scientifiques), mais on doit le poser après avoir analysé séparément la validité de chaque type d'arguments, au moment où l'agent doit concrètement décider quelles actions accomplir en fonction tant de leur utilité que de leur éventuel coût moral.

En l'occurrence, il existe à mon avis d'excellentes raisons scientifiques et morales qui, même prises séparément, suffiraient à faire considérer qu'il est indispensable d'abolir l'expérimentation animale. Il résulte de ceci que, mis ensemble, ces deux domaines argumentatifs fournissent à la thèse abolitionniste une force extraordinaire, qui se trouverait inutilement réduite si l'on décidait arbitrairement et de façon contre-productive d'ignorer l'une ou l'autre.

Mais est-ce que ces deux domaines argumentatifs sont réellement parallèles, compatibles et complémentaires ?

Nous allons maintenant nous tourner vers l'analyse de quelques objections à mon raisonnement.

Certains ont affirmé que le fait de souligner les différences entre la physiologie animale et humaine pourrait être contre-productif, parce que cela porterait à conclure que les humains et les non-humains sont trop différents, y compris pour que l'on puisse considérer que ces derniers ont une quelconque ressemblance avec les premiers y compris du point de vue des caractéristiques moralement pertinentes. L'antivivisectionnisme scientifique risquerait donc de nous ramener à la conception cartésienne de l'animal-automate, ou pour le moins d'éloigner indûment l'homme des animaux, au point de rendre impossible de les placer sur un même plan dans quelque domaine que ce soit.

Selon cette objection, s'il est vrai que nous ne pouvons prévoir la pharmacodynamique d'une substance dans l'organisme humain sur la base des expériences sur un non-humain, de façon analogue nous n'aurons aucun moyen pour savoir si un non-humain est sensible et conscient - pour prendre les deux caractéristiques généralement considérées comme moralement pertinentes dans une perspective antispéciste - d'une façon au moins comparable à un humain.

Cette objection fondée sur l'argument de la pente glissante n'atteint pas son but, parce que les études éthologiques ont démontré au-delà de tout doute raisonnable que, du point de vue des caractéristiques moralement pertinentes (c'est-à-dire, justement, en premier lieu, la capacité à éprouver consciemment du plaisir et de la douleur), au moins tous les mammifères sont assez similaires à l'homme, même si cela ne les empêche pas de réagir souvent différemment à l'administration d'un produit pharmaceutique.

L'étude du comportement des mammifères non humains a mis en lumière des ressemblances comportementales très fortes tant aux niveaux les plus élémentaires (par exemple, l'évitement des stimuli douloureux) qu'aux niveaux plus complexes (comme la manifestation d'affection, de jalousie ou de colère, la capacité à tromper, etc.), ressemblances qui, en l'absence d'éléments tendant à montrer le contraire, doivent être considérées comme dues à la possession de caractéristiques communes fondamentales, dont la capacité à interagir avec le monde environnant de manière (auto)consciente [6].

Cette hypothèse peut être justifiée également sur la base de la théorie de l'évolution des espèces : ainsi, il apparaît hautement improbable que des espèces animales phylogénétiquement proches aient développé des caractéristiques comportementales complexes, qui empiriquement (du point de vue éthologique) paraissent assez semblables, mais qui sont causées par des processus biologiques complètement différents. Par conséquent, en l'absence totale de preuves susceptibles d'étayer la thèse opposée, et du fait de l'abondance des comptes rendus empiriques attestant des ressemblances comportementales entre les espèces, nous ne pouvons que conclure, en utilisant avec sagesse le rasoir d'Occam, que les facteurs causaux du comportement animal (et en premier lieu les structures mentales qui sont à la base de la conscience) sont fondamentalement les mêmes que les facteurs causaux du comportement humain.

En d'autres termes, les ressemblances indubitables que l'on trouve dans tout mammifère indépendamment de son espèce sont certainement suffisantes pour que l'on puisse conclure que tous les mammifères, au moins, sont des sujets conscients et sensibles, capables d'éprouver la douleur et le plaisir consciemmment et de manière substantiellement semblable à l'homme, alors que ces ressemblances sont loin d'être suffisantes pour considérer les non-humains comme de bons modèles expérimentaux pour des phénomènes hautement complexes et spécifiques comme les modalités et la vitesse de métabolisation d'un produit pharmaceutique ou l'étiologie d'une pathologie dégénérative. En somme, l'animal-automate cartésien est mort depuis longtemps, enterré par la connaissance de la nature, par le bon sens et par la lente agonie de l'anthropocentrisme.

On a aussi remarqué qu'il n'existe pas une coïncidence totale entre les argumentations éthiques et scientifiques du point de vue des conséquences pratiques qu'elles auraient si elles étaient acceptées par la majorité des chercheurs. On a noté par exemple que l'antivivisectionnisme scientifique n'est pas en mesure de s'opposer efficacement à l'expérimentation nocive sur des êtres humains non consentants (laquelle serait certainement très utile scientifiquement), ni à certains usages spécifiques des animaux dans le domaine médical, à savoir ceux où on les emploie non comme modèles expérimentaux mais comme instruments de production de substances telle l'insuline ou les anticorps monoclonaux.

Même s'il est clairement impossible sur la seule base des argumentations scientifiques d'exclure un nouvel Auschwitz tout comme d'éliminer totalement les souffrances imposées à certains animaux utilisés dans le domaine de la médecine, il ne me semble pas que cette objection puisse démontrer l'inutilité de l'antivivisectionnisme scientifique. La raison en est plutôt évidente : le fait qu'une certaine argumentation puisse contribuer efficacement à soutenir une thèse donnée qui, malgré cela, a besoin d'autres arguments pour être soutenue complètement, n'est en rien une raison pour considérer cette argumentation comme inutile ou contre-productive, vu qu'elle permet en tout cas de renforcer une part (par ailleurs assez significative) de la thèse soutenue. Cette objection provient sans doute d'une erreur de fond, à savoir que l'antivivisectionnisme scientifique serait incompatible avec l'antivivisectionnisme éthique, et que le fait de choisir un niveau d'argumentation donné implique d'exclure toute référence à tout autre niveau, alors qu'au contraire les deux niveaux sont absolument complémentaires ou au moins en mesure de se renforcer l'un l'autre.

Une autre objection aux argumentations de l'antivivisection scientifique est que le fait de déplacer la discussion sur ce plan peut comporter deux risques :

1) celui de faire passer l'expérimentation animale pour moralement justifiée dès lors qu'on en aurait démontré l'utilité dans le domaine de la recherche biomédicale, ou pour le moins de détourner l'attention du vrai problème fondamental : celui du statut moral des non-humains ;

2) celui de concentrer les efforts du mouvement antivivisectionniste sur des arguments qui ont bien peu de chances de convaincre la plupart des gens, vu que la majorité des chercheurs est favorable à la vivisection et que les gens tendent a priori à croire aux opinions les plus orthodoxes.

Ces deux objections me semblent plutôt faibles.

Tout d'abord, il faut noter que toutes deux se situent non sur le plan théorique mais sur un autre plan que je qualifierai de purement psychosociologique. C'est-à-dire qu'elles ne visent pas à mettre en cause la légitimité théorique ou épistémologique de l'approche scientifique antivivisectionniste, mais, au plus, l'opportunité de cette approche, en en critiquant l'efficacité pratique.

Il est évident, à mon avis, qu'une analyse théorique sérieuse de la validité d'une argumentation doit faire abstraction de questions telles que le risque que cette argumentation soit mal comprise par l'interlocuteur peu attentif, ou que celui-ci admette à tort que l'on présuppose ou accepte quoi que ce soit. Ainsi, l'analyse de la solidité ou de la légitimité théorique de l'antivivisectionnisme scientifique doit faire abstraction du risque que la plupart des gens puissent préférer continuer obstinément à croire ce que disent les représentants de l'orthodoxie dans le domaine médical, plutôt que de réfléchir par eux-mêmes à la valeur des arguments développés. Renoncer à élaborer une thèse reposant sur de solides bases argumentatives simplement parce que dans la situation actuelle, contingente, elle risque d'être comprise de travers ou pas du tout me semble une position peu sage.

Mais les objections mentionnées sont-elles défendables sur le plan psychosociologique ?

Personnellement, je suis plutôt convaincu qu'il n'est pas réaliste de penser convaincre une part importante de la population dans un futur proche qu'un rat a la même valeur morale et le même droit à la vie et à ne pas être torturé qu'un être humain. Le spécisme est enraciné dans les convictions de beaucoup, au point de faire paraître ridicule une position radicalement antispéciste. Soutenir que vivisectionner un rat est une action criminelle même si elle pouvait servir à sauver la vie d'un milliard d'enfants cancéreux est certainement cohérent avec la pensée antispéciste, mais est tout aussi certainement une folie pour une immense majorité des gens dits « de bon sens ». Je doute, par conséquent, qu'insister, aujourd'hui, uniquement sur une position radicalement antispéciste et égalitariste soit tactiquement opportun, vu que cela comporte le grave risque de faire apparaître l'antispécisme comme une thèse extrémiste qui, en tant que telle, serait facile à ridiculiser en faisant appel au prétendu « bon sens ». Cela ne signifie naturellement pas du tout qu'il faille renoncer à revendiquer avec force nos convictions antispécistes dans tous les cas où il est possible et opportun de le faire. Cela signifie seulement que, tactiquement, il peut être préférable d'adjoindre aux thèses antispécistes sur le plan moral les thèses antivivisectionnistes sur le plan scientifique, ces dernières pouvant n'être rien de plus que des arguments ad abundantiam.

À condition d'établir au préalable de la façon la plus claire que dans notre perspective antispéciste la vivisection devrait impérativement être abolie même si elle était indispensable à la recherche médicale, je ne vois aucun motif pour renoncer à l'utilisation des raisons de l'antivivisectionnisme scientifique de façon correcte et intellectuellement honnête. Je ne vois ainsi aucune raison pour renoncer à utiliser toutes les flèches de notre arc sans en épargner aucune, si notre cible est l'abolition de la vivisection

[1] Pour éviter de rallonger ou de compliquer excessivement mon intervention, j'ai préféré ne pas aborder le problème du végétarisme et des argumentations qui peuvent être utilisées pour le soutenir. Je suis cependant convaincu qu'il est possible d'utiliser des arguments en grande partie analogues pour soutenir l'opportunité de défendre ce choix alimentaire tant du point de vue éthique que du point de vue scientifique (c'est-à-dire, sanitaire).

[2] Je conseille à ceux qui voudraient approfondir cette question la lecture de The Cruel Deception de R. Sharpe, éd. Thorsons Publ., 1988, et de Brute Science, H. LaFollette & N. Shanks, Routledge, 1996. Ce dernier livre constitue une critique épistémologique très intéressante et assez convaincante du concept de modèle expérimental animal.

[3] Un livre instructif sur cette question est Science on Trial : The Human Cost of Animal Experiments, Robert Sharpe, 1994, éd. Awareness Books.

[4] N. Touchette, Journal of NIH Research, Vol.5/93 ; « IOM Clears NIH Researchers in FIAU Trial Deaths », The Journal of NIH Research 7:30-32 (1995), cité dans Science on Trial.

[5] H. Florey, Conquest, janvier 1953, cité dans The Cruel Deception, op. cit.

[6] Voir à ce propos Animal Minds, J.R. Searle, Etica & Animali n°9 (1998), éd. Animus, Milan.

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