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Cahiers antispécistes n°02 - janvier 1992

Mélange de genres

Dans Animals' Agenda, novembre 1991 :

Selon Jared Diamond, professeur de physiologie au California Medical School à Los Angeles, « Les humains ne constituent pas une famille distincte, ni même un genre, mais appartiennent au même genre que le chimpanzé commun et le chimpanzé nain ». Diamond détaille les données génétiques qui soutiennent sa thèse dans son nouveau livre, The Rise and Fall of the Third Chimpanzee.

Il s'agit d'une question de classification, de rangement dans des cases. Actuellement, les zoologistes mettent l'espèce humaine, appelée Homo sapiens, dans une case à elle toute seule, le genre Homo. Dans le système utilisé pour classer les espèces vivantes, les genres sont les cases de premier niveau, et sont eux-mêmes regroupés en familles, puis en ordres (ici : les primates), en classes (les mammifères), en embranchements (les vertébrés [1]), et enfin en règnes (les animaux). On y ajoute parfois des niveaux intermédiaires, comme dans le cas présent la superfamille, qui regroupe quelques familles.

Dans la classification actuelle, comme on le voit dans le tableau suivant, l'espèce humaine a droit non seulement à un genre, mais aussi à une famille entière pour elle toute seule, ce qui est inhabituel sans être exceptionnel.

La classification actuelle : Ce qu'elle pourrait devenir :
Superfamille : Hominoidés, avec 3 familles :

Famille des Hylobatidés = gibbons...
Famille des Pongidés, 3 genres :

Genre Pongo = orangs-outans, 3 espèces
Genre Pan = chimpanzé, 2 espèces :

Pan troglodytes = chimpanzé commun
Pan paniscus = chimpanzé nain

Genre Gorilla, 1 espèce

Famille des Hominidés, 1 genre :

Genre : Homo, 1 espèce :

Homo sapiens = humain

Superfamille : Pongoidés, avec 2 familles :

Famille des Hylobatidés = gibbons...
Famille des Pongidés, 3 genres :

Genre Pongo = orangs-outans, 3 espèces
Genre Homo, ou Pan, 3 espèces :

Homo, ou Pan, troglodytes
Homo, ou Pan, paniscus
Homo, ou Pan, sapiens

Genre Gorilla, 1 espèce

Une histoire de noms

La modification proposée par Diamond impliquerait de supprimer non seulement notre famille (beaucoup de zoologistes sont d'accord), mais aussi notre genre. L'espèce humaine serait relogée dans le même genre que les chimpanzés.

Là où le bât blesse l'arrogance humaine, c'est s'agit non seulement de cases, mais aussi de noms. Nous sommes fiers de nous appeler Homo, « être humain » en latin, et nous sommes le seul Homo, qui plus est sapiens, « sage » en latin. Or dans ce système linnéen, chaque espèce est appelée par son nom de genre - un substantif, donc, qui veut dire ce que nous sommes - suivi d'un adjectif, pour dire comment nous le sommes. Nous mettre dans le même genre que les chimpanzés, ce sera nous obliger à porter le même nom substantif qu'eux, avec seulement une qualification différente.

Ainsi, si on donne au nouveau genre commun le nom Homo, notre nom resterait Homo sapiens, mais les deux espèces de chimpanzés s'appelleraient : Homo troglodytes et Homo paniscus ; cela suggérerait que dans leurs laboratoires les humains mutilent et tuent quotidiennement à leur profit d'autres humains. Si au contraire on garde le nom Pan, nous serions Pan sapiens, ce qui semblerait dire que nous sommes, en substance, des chimpanzés - qui en vivisectons d'autres, parce que cela nous arrange et que nous sommes plus forts qu'eux.

Seulement une histoire de noms ?

Je n'ai pas lu le livre de Diamond. Selon Animals' Agenda, sa thèse s'appuie sur des données génétiques. Cela peut sembler lui donner un cachet d'objectivité, mais il ne faut pas se leurrer : il n'existe pas aujourd'hui de critères objectifs universellement reconnus pour justifier de réunir ou non deux espèces dans une même case. Le problème à ce niveau réside non dans la détermination des différences entre espèces, qu'elles soient génétiques, anatomiques, comportementales ou autres, mais dans l'importance à donner à chacune d'entre elles. J'ai ainsi lu, dans un livre sérieux, un biologiste sérieux [2] proposer sérieusement de non seulement donner à l'être humain une famille pour lui tout seul, mais de créer aussi pour lui un ordre, et une classe - nous ne serions plus des mammifères comme les cochons - et encore un embranchement à part, et, plus encore que cela, nous serions, selon lui, l'unique représentant d'un règne, le règne humain, et ceci, non pas à côté des règnes animal et végétal, mais plus loin encore, dans un superrègne à nous, celui des Noobiontes, des êtres vivants qui pensent [3]. Et cette extravagance - qui va plus loin encore que l'usage courant de la langue qui classe les humains à part des animaux - se baserait, pour ce biologiste, sur le fait que les humains « savent qu'ils savent », alors que les animaux, piteusement, tout au plus savent, mais, dit-il, ne savent pas qu'ils savent.

Qu'est-ce que cela change ? En principe, rien. Nous nous battons pour que la prise en compte des intérêts de tel ou tel être ne dépende pas du nombre de ses pattes, ni de sa capacité à savoir qu'il sait, ni du genre ou du règne où il est classé, ni du nom qui lui est donné.

Il ne s'agit pas pour moi de dire que les différences entre les humains et les autres animaux sont sans importance. Je crois que le développement des capacités intellectuelles des humains a abouti, pour la première fois dans l'histoire de la terre, au dépassement d'un certain seuil critique permettant l'explosion de la culture, cette explosion étant un phénomène naturel mais unique à ce jour. Cette culture nous a permis, au moins sur certains points, d'améliorer notre propre sort. Mais ce qui importe surtout est que nous avons de ce fait acquis une responsabilité sans précédant, individuelle et collective, envers tous les êtres sensibles, que cela nous plaise ou non. Nous ne sommes pas substantiellement différents des autres animaux ; ce qui fait notre vie, nos plaisirs et nos souffrances, nos désirs et nos peines, bien d'autres que les humains les éprouvent. Mais nous avons la responsabilité, non seulement de cesser l'exploitation brutale que nous imposons aux autres êtres, mais aussi de leur faire bénéficier de nos capacités, sans nous enfermer dans cet apartheid des espèces, ce développement séparé que réclament la plupart des écologistes (l'apartheid n'excluant d'ailleurs pas en fait l'exploitation).

Le parfum de l'espèce

Que peuvent donc changer ces histoires de classification et de dénomination ? Eh bien, il est vrai que sous un autre nom, la rose n'a pas le même parfum. Et puisque nous avons une responsabilité vis-à-vis des autres êtres sensibles, ce n'est pas en nous classant le plus loin possible à part d'eux que nous nous apprêterons à l'assumer.

Si le racisme est une erreur, ce n'est pas parce que tous les humains se classent dans la même espèce ; pourtant, la question a été chaudement débattue au XIXe siècle. Aujourd'hui, on met les humains dans la même espèce parce qu'ils sont interféconds. Cela n'a pas en soi fait disparaître le racisme, tout comme la thèse de Diamond, si elle est reconnue, n'est pas une baguette magique contre le spécisme. Néanmoins, la volonté qu'ont eue les racistes de mettre certains le plus loin possible à part d'eux ressemble bien à celle qu'ont eue les spécistes de nous éloigner, au sein de la classification dite scientifique, de cette « parenté honteuse » que représentent pour eux les autres animaux et les autres singes en particulier. Et le fait de changer les noms, de nous nommer chimpanzés ou de nommer les chimpanzés humains, ferait certainement grincer bien des dents, et surtout, rendra peut-être un peu plus difficile encore de soutenir que nos intérêts doivent compter infiniment plus que ceux de quiconque n'est pas humain [4].

[1] Plus exactement, l'embranchement des cordés - mais les cordés sont presque tous vertébrés.

[2] Georges Pasteur, article intitulé « Le foisonnement du vivant », dans Histoire des êtres vivants : le monde animal, dir. Jean Dorst, Hachette, 1985.

[3] Les deux superrègnes sont classiquement les procariotes (bactéries) et les eucariotes (plantes, animaux, champignons et protozoaires) ; pour G. Pasteur, il semble que la distance entre une vache et un humain soit aussi importante que la distance entre une bactérie et une vache.

[4] « Les animaux - dont nous avons fait nos esclaves - nous n'aimons pas les considérer nos égaux. Les propriétaires d'esclaves ne désirent-ils pas faire de l'homme noir un autre genre (kind) ? » Charles Darwin, cité dans « Darwin Unbuttoned », J.R. Durrant, The New York Review of Books, 28 avril 1988.

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