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Cahiers antispécistes n°19 - octobre 2000

« L’homme est la mesure de toutes chose »

Je ne suis pas une nature primaire (au sens psychologique...) ; je veux dire par là que les événements ne provoquent pas habituellement chez moi de réactions immédiates, mais ont besoin d'être digérés avant de produire un effet.

Lorsque j'ai lu l'article du Vegetarian sur la végéferme (j'adopterai cette traduction pour leur expression « V-farm »), je l'ai simplement laissé de côté en éprouvant toutefois un certain malaise à voir ainsi accolés deux concepts que je ressens comme antinomiques : la ferme (qui reste le lieu-type de l'exploitation animale), et le végétarisme (qui cherche à éviter aux animaux des souffrances inutiles). Ma réaction différée, avec tout le côté excessif des réactions secondaires, a été de produire un article plutôt furibond dans Alliance Végétarienne [1], pour clamer que je ne me souvenais pas « d'avoir lu un texte qui soit, sous couvert de bien-être animal, aussi éloigné du végétarisme que je défends » (auto-citation).

Avec plus de recul, je voudrais ici expliquer pourquoi l'idée de cette végéferme m'apparaît lourde d'une casuistique spéciste visant à se donner bonne conscience tout en continuant d'utiliser l'animal comme le dernier des domestiques, et pourquoi cela vient en contradiction avec mon idéal du végétarisme. Pour cela, je laisserai de côté la discussion du fait lui-même, pour m'intéresser au concept que véhicule la végéferme.

Du point de vue du fait lui-même, la végéferme se veut en effet l'antithèse de l'élevage industriel et, compte tenu de ce qu'est actuellement l'élevage industriel, l'idée peut sembler une avancée intéressante ; si la seule alternative pour les animaux domestiques était la végéferme - la branche « douce » de l'alternative - ou la mort dans les conditions que l'on sait et après la vie que l'on sait - la branche « dure » - et si j'étais maître de cette alternative, alors je les enverrais avec empressement finir leurs jours dans une telle végéferme. Mais le point crucial n'est pas pour moi de discuter du fait que la branche « douce » d'une telle alternative sera toujours meilleure que la branche « dure » (tout le monde est d'accord là-dessus) ; elle est d'arriver à faire comprendre que ce type de branche « douce » est conceptuellement malsain, car il ne résout en rien la question de l'exploitation animale ou, ce qui est pire, ne la résout que cosmétiquement ; c'est à dire qu'il agit comme lorsqu'on applique une couche de fard sur un visage ridé : non seulement cela ne supprime pas l'existence des rides, mais cela permet de vivre avec en donnant l'illusion qu'elles n'existent pas.

Un constat très clair ...

Partons d'un constat : le point de départ de l'idée de végéferme, tel qu'il est explicité dans le Vegetarian, c'est la volonté de résoudre « le paradoxe inconfortable dans lequel de nombreux lacto-végétariens se sentent piégés ». À savoir que pour consommer du lait animal, il faut qu'il y ait des femelles productrices, que ces femelles doivent pour cela avoir régulièrement des petits, que les mâles parmi ces petits - n'étant par définition pas producteurs - sont majoritairement engraissés pour la boucherie, et que les femelles - une fois passée la période de productivité - sont elles-mêmes abattues pour être éventuellement recyclées en farines... On conçoit que l'on puisse se sentir « inconfortable » en consommant des produits laitiers, si l'on est bien sûr végétarien par souci des animaux. Et l'inconfort devient grandissant, lorsqu'on apprend que les petits sont en général retirés à leur mère au bout de quelques jours seulement, que les femelles laitières sont fécondées à répétition pour entretenir leur lactation, qu'elles sont traites même pendant leur grossesse et sans tenir compte de leur affaiblissement, et qu'elles sont abattues au bout de quelques années d'épuisement alors qu'elles pourraient vivre bien plus longtemps. Et l'on pourrait allonger encore la liste des détails et aggraver l'inconfort...

Même si l'accumulation de barbaries décrites ici est caractéristique de l'élevage industriel typique de la société de consommation, et même si des élevages un peu plus soucieux du bien-être de leurs animaux existent, il n'en reste pas moins que consommer des produits laitiers dans le contexte actuel, c'est - pour résumer - créer de la souffrance et envoyer des animaux à l'abattoir... ça, il faut le savoir ; l'industrie laitière est étroitement liée à l'industrie de la viande et une grande partie, si ce n'est la majorité, de la viande provient de races laitières. En effet, que les élevages soient industriels ou extensifs ou même « biologiques », ils sont soumis à des impératifs face auxquels les intérêts réels des animaux restent secondaires : les animaux ne sont pas là pour se faire dorloter, mais pour produire ; quand ils ne produisent plus, ils sont éliminés. Seuls des élevages familiaux et limités pourraient se permettre de produire du lait tout en gardant leurs animaux jusqu'à leur mort de vieillesse, mais est-ce vraiment le cas ? Et si ces raretés existent, où les trouver ?

Le constat est très clair : les lacto-végétariens, par leur consommation de produits laitiers, reprennent donc d'une main à l'animal une partie de ce que, par leur végétarisme, il lui avait accordé de l'autre : la possibilité de ne pas être tué pour nourrir les humains.

... mais une réponse féodale ...

Je comprends donc que des végétariens soucieux d'éthique veuillent supprimer les conséquences inconfortables du contexte actuel dans lequel : produits laitiers= souffrance + mort. La question est louable, mais la réponse apportée par la végéferme est moralement défectueuse, car les promoteurs de cette idée ne semblent pas avoir eu (ou ne semblent pas avoir fait l'effort d'avoir) une appréciation exacte du concept d'exploitation des individus. Manifestement, le concept d'exploitation qu'ils utilisent est purement économique et se réduit au domaine de l'intensif et de l'industriel. Du moment que leurs élevages ne ressortissent pas à la logique de l'intensif ou de l'industriel, ils considèrent que leurs animaux ne sont pas exploités et que de ce fait les relations entre humains et animaux sont de nature coopérative. L'image qui est présentée (et l'emploi du terme de « symbiose » est caractéristique) est celle d'un équilibre entre les droits et les devoirs de chacun. Les uns ont le devoir de fournir leur énergie (de leur vivant comme de leur mort), mais le droit de recevoir protection de la part des autres ; les autres ont le devoir de garantir vie et bien-être, mais le droit de faire travailler les uns et de s'approprier leurs productions. Apparemment, chacun doit y trouver son compte... En réalité, il n'y a pas d'équilibre. Pas plus qu'il n'y avait d'équilibre en pratique dans la structure féodale des relations entre individus de classes différentes. Pourtant, de façon théorique, les relations entre un seigneur et ses serfs peuvent se décrire d'après les droits et devoirs énoncés ci-dessus : le seigneur se doit d'assurer bien-être et protection à ses serfs ; en contrepartie, ceux-ci se doivent de travailler pour lui. (Bien que la féodalité ait un sens plus large que ce seul aspect des choses, il est typique de la notion de féodalité).

Si nous sortions à peine du XIXe siècle, des premières ligues de protection animale et des premières interrogations sur le statut de l'animal, je pense que nous pourrions ressentir l'idée de la végéferme comme une avancée. Car la formulation de droits et de devoirs humains vis-à-vis des animaux est évidemment préférable à un état où l'animal n'est conçu que comme un mobilier parmi d'autres ; établir des droits et des devoirs pour des animaux en relation avec des humains est le premier pas nécessaire dans le passage de l'animal d'un statut d'objet incapable de perception à un statut de sujet sensible. Dans un système féodal, reconnaître qu'un serf a droit à protection de la part de son seigneur est certainement une avancée morale par rapport à l'esclavage pur et simple. Cela n'empêche pas que le serf reste exploité dans une relation totalement inégalitaire où les droits et les devoirs sont fixés de façon unilatérale et où le subordonné n'est pas pensé comme pouvant vouloir autre chose que ce qui lui est accordé.

Parce que nous ne sortons pas à peine des interrogations du XIXe siècle, nous avons le devoir de penser un peu plus profondément. C'est pourquoi je trouve qu'au-delà de l'aspect irénique superficiel de la végéferme, il y a un effort impératif de réflexion à faire pour prendre conscience du caractère féodal de ce qui est proposé. Ne pas faire cet effort, c'est courir le risque de passer à côté de l'essentialité de cette proposition : le fait que la végéferme constitue une entreprise (que j'espère inconsciente) de sacralisation des relations homme-animal sous une forme paternaliste où les animaux ne voient respectée non pas leur vie propre, mais leur vie... une fois coulée dans le moule de la nôtre. En effet, ce n'est pas l'utilisation de l'animal par l'homme qui est questionnée, c'est simplement une certaine forme d'utilisation qui est rejetée ; mais l'utilisation en soi n'est pas remise en question, elle est considérée comme un fait d'ordre naturel, allant de soi : comment peut-on imaginer que les animaux ne soient pas sur Terre pour être utilisés d'une manière ou d'une autre ? Quand ces animaux sont effectivement utilisés dans les conditions d'un élevage intensif, industrialisé et mercantiliste, l'esclavage auquel ils sont soumis - par son côté de barbarie absurde - suscite des réactions de rejet, ainsi que des avancées morales lorsque ces réactions ne restent pas simplement épidermiques mais sont argumentées au nom d'une éthique.

Mais la perversité de la forme féodale d'exploitation réside en ce qu'elle se présente sous le voile d'un échange : parce que je te protège, il est légitime que tu me donnes ; puisque tu me donnes, il est de mon devoir de te protéger. (Les conceptions primitives de la divinité instituent par exemple une relation féodale entre le dieu et ses serviteurs. La prostitution et le proxénétisme sont un autre type de relation féodale ; mais si celle-ci dure depuis si longtemps, c'est parce que d'autres acteurs sont en jeu...) Cet échange, qui plus est, est empreint d'un caractère sacré : il est censé exprimer un état de fait relevant de l'ordre des lois de la nature en tant qu'elles expriment une volonté divine. (Pour en revenir aux deux exemples précédents, c'est plutôt évident en ce qui concerne la religiosité primitive ; quant à la prostitution et son corrélat le proxénétisme, elle a aussi tendance à être considérée comme une loi de la nature, et la prostitution sacrée a bel et bien existé.) La malignité de cette forme d'exploitation est donc qu'elle apparaît naturelle, dans l'ordre des choses, légitime, équitable et juste. C'est dire qu'elle est difficilement questionnable si l'on ne fait pas l'effort d'une pensée iconoclaste.

Le féodalisme paternaliste que je décris ici était typique des sociétés européennes jusqu'à ce que les révolutions du début du XXe siècle viennent chercher à renverser les soi-disant « lois de la nature d'essence divine » qui régissaient le monde du travail. Pourtant, combien de patrons ne se seraient-ils pas récriés avec indignation contre l'affirmation que les ouvriers dont ils assuraient le bien-être étaient quand même exploités ? C'est que l'exploitation n'est pas qu'un concept économique ; c'est un concept moral. Il peut y avoir des exploitations « dures » et des exploitations « douces », mais on ne progressera pas en morale tant qu'on n'aura pas remis en question le concept même d'exploitation. Pour dire cela d'une autre manière, on peut exploiter des gens en les obligeant à travailler pendant x années sans leur demander leur avis, et en les jetant à la rue ensuite ; on peut aussi les exploiter en les obligeant à travailler pendant x années sans leur demander leur avis, puis en leur assurant une retraite paisible dans une petite maison avec un jardin. Dans les deux cas, on les aura traités comme du matériel, au lieu de personnes douées de sentiments, d'émotions, de désirs, et de capacités à jouir en propre de leur vie, selon leurs propres choix et leurs propres responsabilités.

Si la réflexion morale sur l'humain a bien avancé, si l'on est capable de différencier aujourd'hui le paternalisme de type féodal d'une véritable égalité des responsabilités, on en est toujours à balbutier au sujet des animaux en répétant les mêmes schémas de pensée : comment faire pour les traiter plus humainement ? Sans se rendre compte que la question réelle ne porte plus maintenant sur une humanisation de leur traitement, mais bien sur l'existence de ce traitement lui-même, sur sa justification et sa nécessité, et sur les intérêts qui ont motivé son existence. C'est ce genre de question iconoclaste qui peut être un facteur d'évolution éthique ; et non pas le fait de continuer à se demander comment se servir des mêmes outils animaux tout en reconnaissant qu'il y a un devoir moral à en prendre davantage soin, ce qui est typiquement l'approche féodale et paternaliste de la végéferme. En ce sens la végéferme relève d'une vision passéiste et rétrograde des responsabilités des humains envers les animaux non-humains.

... face à de sincères interrogations

Je ne suis pas pour autant insensible à l'inconfort de nombreux lacto-végétariens et je suis tout-à-fait persuadé que leur inconfort est sincère. Lorsque je suis moi-même devenu végétarien, ma démarche s'est trouvée motivée par le refus de la seule forme de violence envers les animaux dont j'étais alors conscient : celle qui consiste à les tuer. Le reste - les autres motivations du végétarisme, la santé, la pollution, le gaspillage alimentaire, les conditions de vie des animaux d'élevage, etc. - m'était quasiment inconnu. J'étais un grand amateur de fromage et ne me débattais dans aucun « paradoxe inconfortable ». Lorsque je suis devenu conscient de la violence implicite de l'industrie laitière, l'inconfort est apparu parce que mon esprit était imprégné de l'idée que les produits laitiers sont indispensables à une bonne santé. N'est-ce pas ce que la société nous matraque sous couvert d'avis médicaux autorisés ? À un moment donné, j'aurais pu me satisfaire de la vision idyllique de la végéferme et conserver mes habitudes alimentaires sans m'interroger plus avant, si de telles structures avaient existé ; heureusement, (pour moi, c'est vraiment heureusement) elles n'existaient pas.

Finalement, cela m'a donné la chance d'être obligé de réfléchir plus en profondeur au sens de notre domination sur le monde animal, au fait que les animaux sont de toutes façons à notre merci et que nous pouvons juger parfaitement arbitrairement de ce que nous appelons leur bien-être ; au fait que nous ne pouvons pas les interroger sur ce que serait leur bien-être réel et que cela nous permet d'être satisfaits de nous-mêmes à peu de frais, dès que nous nous persuadons - avec une déconcertante facilité - que nous les caressons bien dans le sens du poil et qu'ils sont heureux de participer à la satisfaction de nos besoins. Tout comme le seigneur dans son château, je suppose, n'imaginait pas que les serfs puissent ne pas être satisfaits de sa bienveillante protection...

Dans cette question des produits laitiers, j'ai trouvé que tous les intérêts en jeu étaient du côté de l'humain, dans ses traditions gustatives, dans son désir de ne pas modifier ses habitudes, dans sa crainte de manquer de nutriments nécessaires, dans sa paresse à chercher des produits de remplacement, etc. Je n'ai trouvé aucun intérêt du côté de l'animal, à part le fait que tant que des races laitières existeront, il faudra bien les traire, sous peine de les faire souffrir. En définitive, j'ai arrêté les produits laitiers (encore que je ne contrôle pas tout ce que je mange) et je suis bien plus satisfait de ce choix que d'une compromission sur l'éventualité d'élevages respectueux des animaux.

Je comprends donc ce que peut être l'inconfort de nombreux lacto-végétariens lorsqu'ils découvrent une situation qui contredit leur éthique végétarienne, mais je trouve que c'est leur faire un mauvais cadeau que de leur apporter une solution qui bloque ce qui devrait être une interrogation de fond, une remise en cause des habitudes assoupissantes de l'esprit : pourquoi restons-nous persuadés que nous devons continuer à utiliser des animaux pour satisfaire à nos besoins ?

Domestication et aliénation

Si nous ne répondons pas à cette question, nous irons benoîtement de projets de végéferme en projets de fermes pédagogiques, où des familles réjouies se feront promener le dimanche dans des carrioles tirées par des boeufs ou des chevaux, où des enfants extasiés caresseront des lapins ou des chèvres, sans se rendre compte que tous ces animaux étaient à l'origine des êtres vivants autonomes, mais qu'ils ont été domestiqués, croisés, sélectionnés et pliés à des desiderata extérieurs à eux, pour aboutir à des individus qui ne s'appartiennent plus en propre, qui n'ont plus aucune existence propre, qui n'existent plus qu'en fonction de conditions extérieures définies par l'humain et pour l'humain.

Au-delà des caresses sur le mufle ou sur le poil, au-delà des béates remarques sur ces animaux qui travaillent la patte dans la main avec nous, au-delà du fait qu'ils sont protégés, soignés et appelés par leur nom, il existe une autre réalité. La réalité, c'est que le seul et unique but de la domestication des espèces animales a été de satisfaire aux plaisirs et aux désirs des humains. C'est-à-dire que dans les relations homme-animal qui se sont mises en place au cours de l'histoire humaine, l'humain est passé d'abord, a imposé ses critères à lui, et l'animal a dû suivre derrière, être docile et toujours conçu sans pensée, sans vouloir, sans personnalité, simplement destiné à servir et à se satisfaire du traitement offert par l'homme. C'est ce que les penseurs marxistes appellent l' « aliénation », un état d'être dans lequel les individus cessent de s'appartenir pour devenir esclaves de conditions extérieures sur lesquelles ils sont sans prise. L'histoire de la domestication animale est celle d'une aliénation du non-humain au profit de l'humain.

Le fait que ces choses se soient produites ne les justifie pas ; le fait qu'elles aient pu être nécessaires dans des conditions socio-historiques données ne les rend pas actuellement légitimes ; mais si nous n'arrivons pas à les remettre en question, si nous nous satisfaisons de ce qui est en essayant simplement de le gérer au mieux, alors nous les tiendrons pour justes, allant de soi et naturelles. Nous bloquerons notre réflexion. Nous considèrerons que tirer notre calcium de vaches laitières est tout ce qu'il y a de plus naturel ; ou que tondre des moutons pour nous habiller est une activité des plus naturelles ; ou qu'utiliser des boeufs pour le labour est un moyen parfaitement naturel et écologique... Nous nous laisserons éblouir par la vision d'une vie naturelle et bucolique à la Virgile et nous en deviendrons aveugles au fait qu'il n'y a pas de boeufs dans la nature. Car le boeuf est d'abord un bovin que l'homme a sélectionné pour le faire servir à son usage exclusif, sans se préoccuper de savoir si les manipulations génétiques par croisements interposés étaient bénéfiques ou non aux individus ainsi trafiqués ; ensuite un animal que l'homme a castré pour le faire encore mieux servir à des usages spécifiques, sans chercher à savoir quelles pourraient en être les conséquences sur l'animal et s'il y allait de son intérêt. Et il n'y a pas non plus dans la nature de vaches laitières produisant leurs milliers de litres de lait par an, ni de moutons produisant spontanément plus de laine qu'ils n'en ont besoin...

La domestication n'a pas conduit à un partage des tâches et des responsabilités entre l'homme et l'animal ; elle n'a pas créé un paradis symbiotique où chacun tire en coopération du sein de la nature le profit qui lui est dû et qu'il n'aurait pu obtenir tout seul ; elle a conduit à créer au seul profit de l'humain des variétés animales constituées d'individus génétiquement modifiés ! Et pas par les moyens naturels de l'évolution Darwinienne... Si l'on passe à côté de ces questions, si l'on ne voit pas que l'humain, dans son histoire, n'a fait qu'aliéner l'animal en le contraignant dans un état de dépendance, alors on ne franchira pas l'étape éthique fondamentale qui consiste à reconnaître dans les autres formes de vie des valeurs individuelles non destinées, par essence, à nous servir. Et l'on en restera au point de vue naturaliste selon lequel la nature a mis les animaux à notre disposition pour que nous en usions, avec tout de même le devoir de le faire humainement.

Le cercle vicieux de la bonne conscience

Mais je ne me lasserai pas de répéter que si l'usage en lui-même d'un animal peut ne pas être abusif, l'abus se situe en amont, selon ce qui a été fait pour obtenir ce type d'animal. L'abus ne réside pas forcément dans la façon dont on gère ce que l'on a produit (car on peut toujours gérer cela avec beaucoup de gentillesse et d'humanité), mais dans la manipulation même des êtres vivants en vue d'intérêts totalement étrangers à eux-mêmes, et surtout dans la perpétuation de cet état de fait. Si la manipulation en vue de produire des animaux domestiques avec telle ou telle caractéristique avait eu pour but de soulager des insuffisances, des souffrances, des handicaps rencontrés chez certains animaux sauvages, elle aurait été éthiquement justifiée, et l'existence de ces animaux ainsi que leur emploi conformément à leur transformation serait légitime. Mais cela n'a pas été le cas, et il importe d'avoir cette pensée présente à l'esprit pour éviter de juger à tort et à travers.

En effet, si on limite sa pensée au traitement humanitaire des animaux dans l'ici et maintenant, on se borne à raisonner dans le domaine de la « protection » animale, qui est celui de la végéferme dont un des arguments est d'ailleurs que « les animaux seraient protégés tout au long de leur vie ». Cela reste cosmétique, cela ne s'attaque pas à la source de l'immoralité du comportement humain à l'égard des non-humains, à savoir la manipulation même des animaux en notre seule et unique faveur, ce qui revient à utiliser notre pouvoir sur les êtres sensibles pour les couler de force dans le moule de nos intérêts à nous. Évidemment, une fois que nous avons déterminé ce que doit être leur vie (produire du lait, tirer des charrues, promener des visiteurs, fournir de la laine, procurer du cuir, ou servir d'animaux de compagnie) rien n'empêche de les traiter avec bienveillance et de nous sentir respectueux à leur égard. Mais cette attitude est fallacieuse - bien que la bienveillance soit nécessaire pour pallier dans l'immédiat aux graves insuffisances de notre comportement vis-à-vis des animaux - car il ne s'agit nullement de respect, mais de bonne conscience.

Quel respect peut-il y avoir en effet lorsque la fabrication de races particulières d'animaux conduit à l'aberration où le traitement le plus « humain » consiste justement à les faire travailler pour nous, car sans cela ces animaux ne seraient pas heureux ? Prenez l'exemple de ces chiens de traîneau auxquels leurs propriétaires, lorsqu'ils les promènent en forêt, attachent des tronçons de bois au bout d'une corde car ces chiens ne sont heureux que lorsqu'ils ont quelque chose à traîner... Ceux qui élèvent ces chiens en montagne pour le plaisir passager des touristes hivernaux en mal de Grand Nord vous diront que leurs animaux ne sont jamais aussi contents que lorsqu'ils sont attachés à un traîneau. Là est leur plaisir... car ils ont été fabriqués pour cela. J'ai vu personnellement cela de près, et j'ai vu aussi le comportement de ces chiens entre eux, leurs luttes féroces d'influence, les blessures qu'ils s'infligent, et leur propriétaire être obligé de les séparer à coup de pelle ! Apparemment, les sélectionneurs de ces races ne se sont pas préoccupés de leur convivialité ; ils ne se sont préoccupés que de faire des animaux à la mesure de ce qu'ils en attendaient... Mais quel touriste de passage se pose ce genre de questions ? Ces animaux sont adorés de leurs éleveurs, ils sont protégés tout au long de leur vie, alors où est le problème ? Le problème est que l'inhumanité consisterait en fait à ne pas les utiliser, car ils sont justement faits pour être utilisés ; ils sont faits pour ressentir du plaisir à être utilisés dans des conditions dures, et leurs intérêts ont tellement été pervertis en fonction des nôtres que le meilleur moyen de ne pas les faire souffrir est justement de les mettre dans les conditions dures pour lesquelles ils ont été sélectionnés ! Si cela ne s'appelle pas le cercle vicieux de la bonne conscience, comment cela s'appelle-t-il ?

Imaginez qu'on laisse les percherons s'ennuyer dans leurs étables, au lieu de leur faire tirer les lourdes charges pour lesquelles ils ont été sélectionnés ; ou qu'on laisse les pur-sang piaffer dans leurs boxes, au lieu de les lancer dans les courses à fond de train pour lesquelles ils ont été sélectionnés ; ou qu'on laisse les vaches laitières se débrouiller avec les milliers de litres annuels pour lesquels elles ont été sélectionnées. Cela serait inhumain, n'est-ce pas ? Mais si nous en restons à cette bonne conscience qui consiste à choyer des animaux une fois fabriqués à notre mesure, nous passons à côté de l'interrogation essentielle : même si nous avions eu le droit de les plier à notre mesure pour assurer dans le passé notre survie en tant qu'espèce, qu'est-ce qui nous donne le droit de perpétuer cet état de fait en le considérant comme tout naturel ?

On aura compris que pour moi, la végéferme procède de cette démarche de naturalité d'un état de fait qui ne remet absolument pas en question la subordination de l'animal à l'homme, et qu'il m'importe non pas de critiquer les quelques améliorations évidentes qu'elle peut apporter au statut présent des animaux domestiques, mais bien de protester contre la bonne conscience dont elle est porteuse, contre l'impasse dans laquelle elle clôt la réflexion et contre l'obstacle qu'elle constitue au progrès moral de l'esprit humain. Pour moi, elle n'est définitivement pas une solution à développer.

Passons au végétarisme...

En définitive, la végéferme est loin de se réduire à la simple question d'une récupération éthiquement acceptable des produits laitiers, et ce n'est pas sur ce sujet qu'il importe de se focaliser. La véritable question qu'elle pose à la conscience végétarienne est celle de la perpétuation de la domesticité animale et de sa récupération à d'autres fins que celle de l'alimentation humaine. Est-ce éthiquement acceptable dans une perspective végétarienne ?

Dans la végéferme, en effet, les animaux ne sont pas laissés à couler des jours heureux en attendant leur belle mort (ce qui serait une solution éthique indiscutable) ; ils sont employés à des travaux agricoles ou utilisés à des fins récréatives ; ils sont ensuite récupérés commercialement par l'usage de leur peau (transformée en cuir) et de leur chair (transformée en aliments pour chiens et chats). La vie dont ils seraient privés par leur mort à des fins alimentaires humaines ne leur est donc pas sauvée pour qu'ils en reprennent possession comme d'un bien n'appartenant qu'à eux ; cette vie leur est bien sauvée mais reste possession humaine et subordonnée à des intérêts humains : à une certaine conception du travail agricole et de la détente dominicale, à une certaine idée de l'habillement, à une certaine façon d'entretenir des animaux familiers. Et ces intérêts répondent à une double motivation. D'une part une motivation commerciale : c'est le regain d'attirance pour les activités naturelles et les produits biologiques qui ferait de cette ferme « un créneau d'énormes potentialités ». D'autre part une motivation sentimentale : c'est l'idée que l'être humain ne sait plus vivre en symbiose avec la nature qui permettrait à cette ferme de satisfaire ceux « qui remettent en question leurs rapports avec la nature, ses êtres vivants et sa biodiversité ». Le végétarisme peut-il trouver là-dedans son compte ? Peut-il se satisfaire d'une vision sentimentaledes animaux et réduire son but au fait de ne pas les tuer ?

Car cette double motivation implique que ni l'existence ni la reproduction d'une domesticité animale au service des humains ne sont remises en question par le concept de végéferme ; au contraire, cette domesticité est tenue pour acquise et moralement permise car présentée comme essentiellement naturelle. Or, pour moi, j'estime que tout végétarien soucieux du respect de la vie animale devrait au moins se poser la question de savoir si l'utilisation d'animaux à des fins domestiques n'est pas antinomique avec le respect qu'il est censé leur porter.

La résolution apparente du « paradoxe inconfortable » des lacto-végétariens ne peut donc pas mettre le point final à la discussion sur le pour ou le contre ce que véhicule le concept de végéferme ; cet aspect n'en constitue au contraire que le point de départ ; s'en tenir là serait évacuer à bon compte la question latente qui se dissimule sous des voiles humanitaires et sous la criante nécessité de s'attaquer aux « méfaits de l'agriculture intensive en termes d'environnement et de protection animale » (comme il est dit). Car l'interrogation fondamentale que renvoie l'idée de végéferme à la face de tout végétarien est en effet aussi simple qu'abrupte : « pourquoi es-tu végétarien ? ».

Quelques remarques sur le végétarisme

Je gage que la plupart des personnes que l'on interrogerait sur ce que signifie le végétarisme répondraient que cela signifie ne pas manger de viande. Fort bien ; mais si les végétariens ne mangent pas de viande simplement pour ne pas tuer d'animaux, alors rien ne devrait les empêcher de consommer la viande d'animaux morts naturellement (et en bonne santé, évidemment). Or la végéferme « suivrait les règles de l'agriculture biologique », les animaux « seraient protégés tout au long de leur vie naturelle », et les relations entre les hommes et les animaux seraient fondées « sur la protection et l'entraide mutuelle ». Nous avons donc là des animaux nourris aux produits sains et naturels, dont le bien-être est respecté au point qu'ils ne sont pas abattus même lorsqu'ils deviennent improductifs, et qui meurent doucement dans leur litière... Là, franchement, je dirais que pour un végétarien concerné par l'aspect de protection animale, la situation est idéale... pour pouvoir manger de la viande en toute tranquillité de conscience. Je dirais même, que cela devient un gâchis de réserver cette viande à la fabrication de boîtes alimentaires pour animaux domestiques. Alors, pourquoi ne pas la consommer soi-même ? L'ennui toutefois, c'est qu'un végétarien, comme on l'a vu, n'est pas supposé par définition manger de la viande.

Donc, normalement, on ne devrait pas être végétarien simplement pour ne pas tuer d'animaux, car les animaux meurent comme tout le monde, et une fois qu'ils ont vécu et sont morts dans des conditions ne leur ayant pas causé de souffrances, il devrait être loisible de les manger. Après tout, dans la végéferme, on récupère bien leur peau pour la mettre sur notre dos, et leur chair pour la mettre dans le ventre de nos chiens et chats. On peut donc être végétarien en faisant de la récupération sur des animaux morts ; la frontière n'est pas là. Serait-elle au niveau de l'acte d'ingérer ? Les végétariens pourraient-ils se définir en disant : « permission en deçà de la bouche, interdiction au-delà » ?

C'est bien en effet cela : on est végétarien parce qu'on ne veut pas manger d'animaux. C'est une affaire de volonté particulière. Je ne veux pas faire un cours sur le végétarisme et passer en revue les raisons de cette volonté, qui sont extrêmement nombreuses, allant du point de vue plutôt étriqué de ceux qui ne supportent tout simplement pas la vue du sang, jusqu'à de grandes envolées spiritualistes sur les conséquences rétributives du meurtre des animaux, en passant évidemment par la santé personnelle, les questions écologiques et environnementales, ou le respect de la vie animale. Ce que je voudrais par contre faire remarquer, c'est que - dans ces conditions larges - on peut parfaitement être végétarien tout en pratiquant la chasse (dans la mesure où l'on ne mange pas les animaux que l'on tue), ou bien tout en se passionnant pour la corrida (dans la mesure où l'on ne mange pas la viande du taureau qui est tué à la fin), ou bien encore tout en s'appelant Adolf Hitler, par exemple (puisqu'on peut tout à la fois manger des légumes et signer des décrets d'extermination).

On peut donc parfaitement être végétarien tout en entretenant des animaux domestiques à des fins de satisfaction humaine et, si l'on s'en tient à la définition du végétarisme comme volonté de ne pas manger de viande, le concept de végéferme est tout à fait approuvable et compatible avec cette définition extensive. Il reste par contre condamnable, toujours au nom du végétarisme, selon la conception que l'on a de ce végétarisme. Et c'est pourquoi je vais rapidement dire quelques mots de ce que je place sous ce vocable, pour faire comprendre en quoi c'est au nom d'un certain végétarisme que je condamne la végéferme selon toute l'argumentation présentée dans les chapitres qui précèdent.

Un végétarisme comme conception du monde

C'est un truisme de dire que l'histoire humaine se caractérise par un besoin impérieux d'extension dans l'espace. Ce n'est pas la nature qui a horreur du vide, c'est l'homme. Partout où il n'est pas, il faut qu'il aille. Mais ce faisant, il ne se contente pas d'occuper de l'espace, il prend aussi possession des choses que l'espace contient, comme si elles lui étaient par avance destinées et n'avaient fait qu'attendre sa venue. Il en prend possession et les modifie en fonction de ses intérêts, avec toute la bonne foi et la bonne conscience du légitime propriétaire. Évidemment, les intérêts de ce qu'il rencontre au cours de sa mainmise sur l'espace... n'ont aucun intérêt pour lui. La question de sa propre nuisance ne rentre pas dans son champ de réflexion. Les êtres vivants qu'il qualifie de « nuisibles » le sont ainsi parce qu'ils portent atteinte à ses intérêts à lui. L'idée qu'il puisse lui-même se comporter comme un parasite ne l'effleure pas. Force est de constater que, de façon générale, l'être humain n'a aucun sens du respect de la vie, même pas d'ailleurs de la sienne.

En opposition à cela, ce que j'appelle l' « éthique végétariste » voudrait être à la base d'une conception du monde dans laquelle le respect de la vie constitue le fondement des raisons d'agir. J'emploie « végétariste » pour pallier les insuffisances éthiques du mot « végétarien ». Être végétarien, on l'a vu, c'est faire acte de refus de manger de la viande ; ce qui chapeaute les diverses motivations pouvant conduire à ce refus, c'est la vision du végétarisme en tant qu'option alimentaire. Mais cette option peut ne pas avoir grand-chose à voir avec le respect de la vie animale bien que, la plupart du temps, elle soit motivée par un réel souci des animaux. Être végétariste, par contre, c'est se référer au végétarisme en tant que déontologie, fondée sur un principe accordant une valeur en soi intemporelle aux individus, humains comme non-humains.

Ce principe de respect de la vie n'est nullement une notion dogmatique envisageant la vie comme un concept à adorer, assortie d'un grand « V » ; car le respect dont il est question est celui des individus, c'est à dire des unités concrètes et sensibles qui constituent la matière de la vie. En pratique - et sans vouloir m'étendre plus avant - c'est au nom d'un tel principe que je suis opposé à l'expérimentation sur les animaux, mais non aux biotechnologies ; opposé à l'eugénisme obligatoire, mais non au droit à l'avortement ; opposé à l'élevage, mais non à la domestication spontanée. Ces exemples montrent que ce végétarisme déontologique se veut être une philosophie de vie à laquelle rien de ce qui touche à des êtres sensibles ne peut rester étranger ; et par exemple, dans le désordre : le devenir des animaux domestiques, l'énergie nucléaire, la santé par la nutrition, le service militaire, le contrôle des naissances, la déforestation, les problèmes de la faim, le droit des animaux, etc. Un tel végétarisme acquiert forcément un caractère politique ; il implique de repenser l'organisation de la société. Mais parce que cette réorganisation est fondée sur la notion de respect de la vie, cela en fait essentiellement un système politico-éthique. C'est - de façon résumée - une morale de la transformation du monde, et non plus une morale de la gestion du monde, à laquelle conduit trop souvent le fait d'être simplement végétarien. En ce sens, être végétariste, c'est envisager le végétarisme comme une nouvelle conception du monde.

Dans les situations courantes, mettre en oeuvre ce principe de respect de la vie revient à prendre une attitude bien particulière à l'égard des individus, celle qui consiste à choisir de ne pas leur nuire et, si jamais on doit quand même s'y résoudre, faire en sorte que la nuisance impliquée soit la plus faible possible en fonctions des moyens et des connaissances dont on dispose. Concrètement, la notion de nuisance renvoie à celle d'intérêt : on peut dire qu'un individu à intérêt à quelque chose lorsque l'absence de cette chose est susceptible d'être ressentie par lui comme une nuisance. Typiquement, un animal non humain n'aurait aucun intérêt à se voir généreusement attribuer des droits tels que le droit de vote ; il a par contre tout intérêt à se voir attribuer le droit à mener la vie qui lui convient, dans la limite du même droit également attribué aux autres. Il a intérêt à être possesseur de lui-même, à s'appartenir en propre, dans la mesure où cela n'implique pas que d'autres cessent de s'appartenir. Pour reprendre un terme de philosophie politique, il a intérêt à ne pas subir d'aliénation ; en quoi d'ailleurs ses intérêts rejoignent ceux de tout être humain. Pour ne pas causer de nuisance à un individu, la moindre des choses est donc de se soucier de ses intérêts propres.

Le végétarisme déontologique est donc incompatible avec tout racisme, sexisme, spécisme ou autre « discriminisme », car ces attitudes aliènent les droits des individus concernés à voir leurs intérêts pris en considération. Mais l'attitude végétariste ne se réduit pas à la question des intérêts. Elle ne se résume pas à équilibrer des bilans en prenant en compte les intérêts des uns et des autres, ni à quantifier des nuisances globales en additionnant des nuisances individuelles. Car une approche de type « mathématique » reste illusoire. L'esprit humain fonctionne subjectivement. Et malheureusement, l'espèce humaine apparaît être la seule (du moins sur Terre) à produire de l'éthique, c'est-à-dire une réflexion sur les catégories du bien et du mal traduisible en termes de droits et de devoirs. Cela fait que nous sommes bien obligés de chercher à l'intérieur de nous-mêmes des contre-pouvoirs à notre pouvoir sur le non-humain, selon notre bonne volonté, ce qui ne rend pas la partie facile aux non-humains qui, eux, n'ont rien à nous opposer... Pour ma part, j'estime probable que nous pensions souvent nous soucier des intérêts d'autrui, alors que c'est nous-mêmes qui avons défini quels sont ces intérêts, et cela, en fonction des nôtres.

C'est pourquoi je n'accorde pas une place dominante à la notion d'intérêt, même si elle se trouve être en pratique très souvent utile. J'estime que le respect de la vie peut aussi bien partir d'un sentiment d'humilité : l'humilité d'une conception du monde où, parce que nous avons - nous, êtres humains - le pouvoir de traiter les autres êtres en inférieurs, nous choisissons délibérément de les traiter en égaux. En ce sens, l'approche végétariste constitue une protestation concrète contre un aveuglement typique de l'esprit humain : l'aveuglement qui conduit l'humain à se penser supérieur au non-humain parce qu'il est plus puissant que lui, et à confondre les nuisances qu'il cause au non-humain avec l'exercice de prérogatives légitimes parce qu'il se pense supérieur à lui.

Végétarisme déontologique et végéferme

Dans l'optique végétariste, si la végéferme est condamnable, c'est parce que l'élevage lui-même est incompatible avec le respect de la vie, dans la mesure où les animaux qui sont élevés résultent d'une domestication et d'une sélection forcées. Si, dans l'histoire humaine, une valeur en soi avait été accordée aux non-humains, on n'aurait jamais sélectionné de races spécialisées pour une tâche particulière, qu'il s'agisse de produire du lait, de la laine ou de la viande ; qu'il s'agisse de tirer des charrues, de gagner des courses ou de nous divertir (n'empêchant pas que des animaux eussent pu se « domestiquer » eux-mêmes, s'ils y avaient trouvé avantage). On aurait au contraire fait l'effort de partager le monde de façon égalitaire, en ne prenant pas les animaux pour des « frères cadets » ou « inférieurs » nous implorant de les prendre à notre service, encore moins pour des choses destinées à notre service, mais en les pensant comme des entités adultes et sensibles pourvues du même droit à la vie autonome que nous.

Les capacités humaines sont indéniablement particulières, mais il n'y a pas de lien logique entre cette constatation et le fait d'utiliser des animaux pour les faire s'exprimer. La cuisine, l'agriculture, l'urbanisation, l'industrialisation, la recherche scientifique sont des domaines évidents où l'humanité fait montre de ses capacités à se différencier de l'animalité. Il n'est pas question de dénigrer ces capacités ni de les diaboliser. Mais de faire prendre conscience que leur expression n'oblige pas à ce que l'animal y soit nécessairement impliqué ; que l'animal n'est pas déterminé à servir l'expression de la différence humaine. Les humains auraient pu choisir d'assumer eux-mêmes la responsabilité de leur différence. D'ailleurs, qu'auraient-ils fait si les animaux n'avaient pas été présents pour leur servir d'objets à tout faire ? Certes, on pourra rétorquer que nous n'en serions pas à notre niveau de développement si les animaux n'avaient pas été là pour nous faciliter la tâche dans les stades antérieurs de notre évolution ; en nous servant de nourriture, de factotum, de divertissements, etc. Mais cette façon de supposer est purement oiseuse, car il est facile de répondre - sans d'ailleurs plus de preuve - que nous en serions nécessairement ailleurs... et peut-être bien mieux si nous n'avions pas, tout au long de notre histoire, utilisé des béquilles animales en tout genre au lieu de faire fonctionner notre esprit pour trouver à nos problèmes nos propres solutions. Dira-t-on que l'esclavagisme a été bénéfique à l'humanité parce qu'il a permis d'exploiter la terre sur une plus grande superficie ? En quoi l'exploitation de la terre sur une plus grande superficie était-elle une nécessité en soi ? Dira-t-on que l'alimentation carnée a été bénéfique à l'humanité parce qu'elle lui a permis de se répandre partout ? En quoi l'envahissement de la terre par l'humanité était-elle une nécessité en soi ?

Ce genre de vision déterministe est inadmissible dans une perspective de respect de la vie. Car elle présuppose une hiérarchie dans les êtres où celui qui juge se juge par principe au-dessus des autres (et c'est toujours l'humain qui juge). Elle véhicule une conception religieuse du monde dans lequel l'être humain (ou un certain sous-ensemble d'êtres humains) existe parce qu'il a été spécialement voulu. Déjà, cela implique que l'être humain (ou le sous-ensemble en question) ne s'appartient plus ; il vit, pense et agit en fonction d'un but qui le dépasse. Comment pourrait-il alors concevoir que des non-humains puissent s'appartenir ?

Le végétarisme déontologique ne véhicule pas une vision religieuse du monde ; il ne dit pas que l'être humain est né pour une mission ; il constate qu'il a évolué d'une façon particulière et que cela lui donne essentiellement des devoirs et des responsabilités ; il accepte que, la prise de conscience de ces responsabilités ne se faisant que de façon évolutive, l'être humain ait pu, dans le passé, utiliser l'espace et les individus qui le peuplaient à son seul profit ; mais il refuse de considérer cet état de fait inégalitaire comme foncièrement bon ; il prône au contraire une philosophie du respect de la vie qui implique de considérer chaque individu sensible en lui-même, comme une unité a priori égale à une autre ; il milite donc pour une transformation du monde où tous les états d'aliénation auront disparu. Autant dire qu'il n'accepte pas la perpétuation de l'élevage des animaux mais souhaite sa disparition, ce qui revient à considérer de son point de vue la végéferme comme une véritable aberration mentale, puisqu'elle n'est autre chose qu'un nouveau moyen d'entretenir ce qui n'aurait jamais dû être.

Pour conclure...

Pour conclure, je répéterai encore une fois que le fait que nous traitions les animaux comme des objets (même des objets dont il faut prendre soin restent des objets) n'est qu'une affaire d'habitudes, de traditions, et de refus de changer ses modes de pensées. Nous n'avons pas choisi les étapes de notre évolution (c'est-à-dire que nous sommes devenus des homo sapiens sans une volonté a priori de le devenir) et une de ces étapes a bien été l'utilisation des animaux sous toutes leurs formes..., ainsi que leur « mise en forme » quand nous nous donnions des besoins spécifiques (que ce soit pour l'agriculture, la chasse, la guerre, le jeu, etc.) ; c'était peut-être un insurmontable déterminisme..., mais qu'importe ? Notre évolution nous a aussi conduits à de plus grandes libertés de choix ; nous avons gagné en degrés de liberté pour notre évolution future. Et maintenant, nous savons que nous pourrions nous passer d'exploiter les animaux si nous le voulions. Nous pourrions utiliser d'autres sources d'énergie que l'animal, car les pollutions causées par les machines ne sont pas une fatalité. Utiliser d'autres sources alimentaires que l'animal, car physiologiquement ni la viande ni les oeufs ni les produits laitiers ne nous sont indispensables. Utiliser d'autres sources vestimentaires que l'animal, car nous n'avons plus besoin de cuirs, de fourrures, de soies ou de plumes. Nous pourrions entrer dans une nouvelle étape de pensée basée sur le respect de la vie. Et surtout, nous pourrions facilement le faire dans les conditions du développement occidental.

Alors, de grâce, que l'on nous épargne les végéfermes et autres façons déguisées de tirer toujours profit des animaux ; que l'on nous dispense des pensées sclérosées se cramponnant à des traditions soi-disant « naturelles », mais en réalité justifiées par l'orgueil d'une supériorité auto-accordée pour laquelle l'homme reste - selon la radicale formule de Protagoras (-Ve siècle) - « la mesure de toutes choses ». Et que l'on ne nous présente pas - surtout en Europe - comme un progrès moral, ce qui n'est ni plus ni moins qu'une régression.

[1] Revue de l'association du même nom ; suppl. au n°58. Disponible à Alliance Végétarienne, Beauregard, 85240 St-Hilaire-des-Loges, France ; email : avf@ivu.org ; Web : www.ivu.org/avf.

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