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Cahiers antispécistes n°04 - juillet 1992

Lettre à la Comission Femmes de la Fédération Anarchiste

4 juillet 1992


par

Bonjour. Je vous écris pour enrichir vos travaux et suite à une attaque indirecte insinuant que j'ai eu des propos révisionnistes et machistes. Je précise que je ne suis pas membre de la F.A. [1].

Je m'appelle J-F L. et suis connu dans le milieu végétarien. Je suis végétalien par respect des animaux et ne porte ni cuir ni laine, ce qu'on peut appeler être « végan ». Je veux mettre fin à toute exploitation animale. Le mouvement socio-politique qui se rapproche le plus de mes idées est le mouvement de Libération Animale / des Droits des Animaux / ou Végétarien-végétalien Antivivisectionniste. Dans ce mouvement il n'est pas étonnant de trouver des antisexistes et des féministes pointilleux. J'en suis un.

Je suis donc allé vous rencontrer et participer à deux ateliers mixtes ouverts au public à la journée internationale anarchiste sur l'anarchoféminisme de mai 1992. Au deuxième atelier, avec environ 30 participant(e)s dont 7 hommes, j'ai exposé brièvement mes considérations sur la lutte antispéciste et le « féminisme végétalien ou antispéciste » qu'il serait peut-être préférable d'appeler « égalitaro-féminisme », « pointilleux-féminisme ! » ou autre chose pour ne pas définir les choses par l'alimentation. J'ai critiqué le viandisme [2] et le spécisme [3], valeurs inégalitaires, machistes, voire patriarcales pour certain(e)s, qui contribuent à asservir les pauvres, et qui devraient être combattues et dénoncées particulièrement par les anarchaféministes.

J'ai sans doute été un peu maladroit dans mon petit bout de discours car j'étais intimidé. En effet, comme quand on s'oppose au racisme, au sexisme ou à l'homophobie ordinaires, il est délicat de s'opposer au spécisme. Les spécistes déclarés adorent nous répliquer en souriant qu'ils ou elles aiment les animaux alors qu'ils ou elles les bouffent ou les traitent comme leurs serviteurs, « comme des chiens ». Et nous faisons alors trop souvent des concessions pour aboutir à un consensus plus confortable et conformiste. J'ai essayé d'expliquer le rapport et le soutien réciproque entre les fléaux culturels que sont le racisme, le sexisme et le spécisme. Dans chaque cas, pour une idée de supériorité, pour une valorisation de l'orgueil, des millions de victimes sont maltraité(e)s, exploité(e)s voire tué(e)s.

Voulant insister sur les victimes du spécisme - les animaux autres-que-humains - qui ne peuvent même pas s'organiser et dénoncer leur « génocide » ou leurs tortures, j'ai dit de façon maladroite « Le spécisme a fait sans doute plus de victimes que le sexisme, et le sexisme aussi plus de victimes que le racisme. » Je voulais plutôt dire ça : le spécisme est encore plus profondément ancré dans la culture dominante et dans les mentalités que le sexisme, et le sexisme encore plus que le racisme. Le racisme et le sexisme sont pourtant hors la loi. Vous avez vu combien de gens sont indifférents aux victimes du racisme ? Alors pas étonnant pour le sexisme, que des millions de femmes en France subissent des crimes ou des agressions sexistes. Et pas étonnant que des milliards de victimes du spécisme ne soient même pas défendues par plus de 0,0001% des gens en France. En gros, et ça mériterait d'être développé : plus une exclusion est « ancrée » et plus ça tue ou fait souffrir, et plus le contre-pouvoir est faible. Un traducteur qui m'avait pourtant classé comme militant des Droits des Animaux, m'a répliqué en colère quelque chose comme : « Et les millions de morts tués par les nazi(e)s, vous les négligez ? ». Bien sûr que non. Mais en général je parle du racisme ou du sexisme « au quotidien ». Par exemple, en 1943 les femmes en France n'avaient même pas encore le droit de vote. De toutes façons, les principes de la Libération Animale, plus ou moins bien exprimés par les militant(e)s comme moi, sont égalitaires. Et ils ont été structurés par Peter Singer, un philosophe autrichien juif ayant émigré en Australie pour fuir les nazi(e)s. Ces principes ne véhiculent pas d'idées révisionnistes ! Au contraire ! Ils insistent sur la cruauté et l'indifférence humaines. Pour moi l'extermination des juives, des juifs et des autres minoritaires par les nazi(e)s et leurs complices, et aussi les autres génocides colonialistes européens (et particulièrement celui des amérindien(ne)s avec l'expansion des « cow »-boys) sont très liés au viandisme européen. Je n'ai pas la phrase exacte sous la main, mais Marguerite Yourcenar a dit que si les gens avaient respecté la souffrance des animaux qu'ils et elles font envoyer à l'abattoir chaque jour dans des wagons plombés, la Shoah n'aurait pas pu se passer. Martin Gray l'a vécu et il milite lui aussi, entre autres, pour le végétarisme.

À cet atelier, il y avait un autre antisexiste, lui aussi végétalien, que je n'avais jamais rencontré auparavant. Il est membre de la F.A. et a parlé aussi de l'importance de l'antiviandisme et de l'antispécisme pour l'anarchoféminisme. Visiblement des participant(e)s n'ont pas apprécié nos interventions. Le traducteur et certain(e)s membres de la F.A. présent(e)s essaieraient à présent de le faire exclure de la F.A. pour machisme fascisant et propos révisionnistes (de la Shoah) ! Pendant et depuis cet atelier, je n'ai pourtant entendu aucun propos machiste ou révisionniste de sa part, bien au contraire ! Je me sens aussi visé par cette attaque contre lui, car c'est moi qui ai le plus parlé. Moi révisionniste ? Je ne néglige aucune souffrance d'aucun être, passées, présentes ou futures. J'ai le courage de m'opposer à tous les massacres. Ceux des racistes aussi bien que ceux des viandistes. Les atrocités faites aux juifs et aux juives en 1943 et celles d'aujourd'hui faites aux nonhumain(e)s dans les laboratoires de vivisection, dans les fermes industrielles, dans les basses-cours « bio-écologiques-artisanales » et sur les bateaux sont des crimes spécistes et découlent de la même logique de domination de certaines personnes et multinationales, et de l'indifférence et de la complicité des gens. Je ne veux surtout pas qu'on oublie la Shoah qui montre jusqu'où peut aller la cruauté de certains humains. Rien que pas mes actes de propagande végétarienne antispéciste, je suis déjà à l'opposé du révisionnisme ! Pour en revenir à l'anarchiste végétalien, je pense que son antispécisme a été mal compris. Si cela est exact, c'est une injustice. On peut concilier la lutte pour la libération et pour l'égalité animales et l'anarchisme. Depuis longtemps, il y a des anarchistes qui sont opposé(e)s au viandisme et à la hiérarchie que font les humains parmi les animaux. On peut lutter à la fois dans le « mouvement anarchiste », si on peut dire qu'il y en a un, et dans le mouvement de libération animale.

En ce qui concerne notre prétendu machisme, ce qui a choqué des gens ignorant le mouvement de libération animale, c'était que je parle des rapports étroits entre les luttes en faveur des femmes directement victimes du sexisme imprégnant la culture dominante, et celles en faveur des nonhumain(e)s victimes du spécisme. Réactions scandalisées : « Nous sommes rabaissées au rang des animaux ! », sous-entendu probable dans leur esprit : nous relevons pour lui de la protection animale. Mais le protectionnisme animal n'a rien à voir avec la Libération Animale, qui est aussi la libération des animaux humains, car il ne remet en cause ni l'anthropocentrisme ni le spécisme. De plus il faut avoir le courage de dire qu'on est un animal, même si cette identité est associée à une image culturelle d'une négativité et d'une incompréhension immenses. Au temps de l'esclavage européen, il fallait le même type de courage pour prendre la défense des esclaves.Les esclavagistes rétorquaient en jouant sur l'orgueil « Quoi, tu ne vas pas prendre la défense de ces sales esclaves, tu ne vas pas te rabaisser à leur condition et expression qui n'est que laideur, saleté, stupidité, faiblesse, soumission, etc. Tu es un blanc oui ou non ? ». Ces mêmes critères de négativité sont utilisés contre les autres groupes d'opprimé(e)s, y compris les animaux nonhumains. C'est ainsi tellement plus facile d'exploiter les humains et aussi de manger et de jeter à la poubelle les nonhumains ! C'est cet orgueil d'être un(e) Humain(e), un(e) maître de l'univers, que je combats, comme je combats l'orgueil et les privilèges d'être un humain mâle. Certaines personnes concernées par l'éthique des Droits des Animaux sont des punks, qui portent parfois un collier de chien ou des chaînes et du cuir d'esclave, des bijoux de femme, etc., et qui affichent parfois au maximum la laideur, la saleté, les extravagances et toutes les autres choses possibles perçues comme négatives par la moralité et la culture qu'on nous impose.

Je pense que c'est extrêmement important que les féministes comprennent le « féminisme végétalien », et encore plus les anarchaféministes. Carol Adams aux Etats-Unis, a écrit The Sexual Politics of Meat. A Feminist-Vegetarian Critical Theory (aux Etats-Unis « vegetarian » signifie plutôt végétalien) et il existe l'association Feminists for Animal Right. Mais je tiens à vous donner ma perception du « féminisme végétalien » :

Fixer un prix et utiliser un être qui peut souffrir pour son profit personnel, est inévitablement lié au viol, à l'exploitation, aux mutilations, aux privations, et à la cruauté envers cet être ou ses parents. Être partisan(e) de la viande, être viandiste, est de la cruauté. Si l'on est rationnel(le), les frontières à la considération à donner aux êtres impliqués dans un conflit d'intérêts ne doivent être basées que sur la capacité de ces êtres à souffrir. Les animaux autres-que-humains comptent donc autant pour moi que les humains, qui ne sont en fait que des grands singes. Les autres frontières comme la nation, la race, le sexe ou l'espèce sont donc habilement restrictives mais injustes.

Finalement, je pense que la meilleure façon de lutter pour l'éradication du sexisme, c'est de lutter aussi : pour défendre ce principe d'égalité de considération et surtout pour que le végétalisme se propage encore plus vite chez les humain(e)s. Il explose actuellement en Grande-Bretagne où un(e) jeune sur deux est ou veut être végétarien(ne) par égalité animale.

Et pour cela, le meilleur moyen selon moi, c'est d'être végan : végétalien(ne), ne pas utiliser de produits de beauté ou d'hygiène testés sur les animaux, ne pas porter de cuir, de laine, s'opposer « au quotidien » non seulement au racisme et au sexisme mais aussi au spécisme. C'est donc lutter là où s'affirme trois fois par jour, l'injustice et le mépris de la différence et de la sensibilité : dans l'assiette, mais aussi dans les vêtements, aux étalages de boucherie et de chaussures, dans les propos, etc. Ce n'est pas rajouter de la culpabilité aux masses humaines opprimées, c'est ajouter dans le camp des opprimé(e)s des milliards d'êtres, que l'on croit d'aucune aide pour changer les choses. Etre au moins végétarien(ne), ce n'est pas de l'angélisme, de la vertu, du spiritualisme ou toutes les images fausses que nos ennemis se plaisent à entretenir, c'est une solidarité et une cohérence puissante, active et mobilisatrice contre l'injustice et le mépris. De plus être végétalien(ne) apporte plus d'autonomie : indépendance vis à vis de plus d'humains, meilleure santé et force physique, économie de temps et d'argent, et de nombreux autres avantages et plaisirs.

Trois autres points :

1. Je pense avoir trouvé des éléments de définition au mot « anarchoféminisme ». Pour moi, être anarchoféministe, c'est être un(e) anarchiste très concerné(e) par le féminisme ou être un(e) militant(e) féministe très concerné(e) par l'anarchisme, comme il y a des écolo-féministes ou des « végé- ou égalitaro-féministes » (ce dernier terme n'est pas encore fixé en français). C'est un(e) féministe qui considère le féminisme à travers la culture anarchiste ou l'inverse. C'est donc un(e) féministe égalitariste, antisexiste, séparatiste ou non, qui cherche à comprendre, à remettre en cause, à lutter contre toutes les formes de pouvoir, d'aliénation et d'oppression, y compris le pouvoir des habitudes. Le mot « anarchoféministe » pourrait désigner ce qui est relatif à l'espace commun entre féminisme et anarchisme. Par exemple, créer un centre autogéré de cours gratuits de karaté féminin serait une action anarchoféministe.

2. Les mères végétaliennes qui préfèrent travailler plutôt que d'allaiter ont le choix de donner au bébé du lait végétal adapté (disponible en pharmacie pour les intolérant(e)s au lactose) plutôt que le lait destiné aux veaux et qui lui est nocif (composition différente, concentration de métaux lourds...). De plus, des études nord-américaines montrent que dans le lait de femme on trouve des concentrations en pesticides de plus en plus inquiétantes.

3. Je suis évidemment pour la liberté de disposer de son corps. J'ai déjà manifesté en faveur de la défense des droits des femmes en matière d'IVG et de pilule, et suis écoeuré par les actes de nos opposant(e)s.

J'aurais dû vous écrire et vous informer du « féminisme végétalien » avant cette journée. Mais je n'en ai pas eu le temps. Merci d'informer de ces idées les participantes de cet atelier, notamment les italiennes.Je fais aussi partie d'un groupe de réflexion non-mixte d'hommes anti-sexistes et/ou féministes, je vous enverrai nos publications si il y en a.

Ci-joint un tract d'une association végétalienne où vous pouvez m'écrire, la Société Végan, 12 allée Becker, 93300 Aubervilliers, et le n.3 des Cahiers antispécistes lyonnais qui contient l'article « Anima, animus, animal » de Carol J. Adams. L'adresse de Feminists for Animal Rights : FAR, Box 10017, North Berkeley Station, Berkeley, CA 94709, États-Unis.

Avec mon attention, pour un monde sans cruauté.

[1] Fédération Anarchiste, 145 rue Amelot, 75011 Paris.

[2] Viandiste = partisan(e) de la consommation de la viande.

[3] Spéciste = partisan(e) de la supériorité et de la domination des individu(e)s de son espèce, ici l'espèce humaine, sur celles et ceux des autres espèces

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