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Cahiers antispécistes n°01 - octobre 1991

Les poissons : une sensibilité hors de portée du pêcheur

Traduit de l’anglais par David Olivier

Cet article est paru dans la revue américaine Animals’ Agenda (numéro de juillet-août 1991), qui a aimablement donné l’autorisation de cette traduction.

Pour certains noms de poissons, il n’a pas été trouvé d’équivalent français. Ils ont, suivant le cas, été laissés en anglais, ou traduits littéralement avec le nom anglais entre crochets.

Blackie, poisson rouge de variété moor, pouvait à peine nager, en raison d'une grave déformation. Big Red, poisson rouge plus gros de type oranda, sentit sa détresse. Dès l'instant où Blackie avait été ajouté à son aquarium dans le magasin d'animaux, Big Red s'était mis à s'occuper de lui. « Big Red surveille sans relâche son copain malade, le soulève doucement sur son grand dos et le promène à travers l'aquarium », rapporta en 1985 un journal sud-africain. Chaque fois que de la nourriture était saupoudrée à la surface de l'eau, Big Red y portait Blackie pour qu'ensemble ils puissent y manger. Cela faisait un an que Big Red faisait ainsi preuve de « compassion », selon le propriétaire du magasin.

De la compassion envers les poissons, les humains, eux, en montrent généralement bien moins. Tragiquement et ironiquement, ils ne reconnaissent pas une sensibilité qui, à bien des égards, dépasse la leur.

Le monde perceptif des poissons

Les oreilles intérieures des poissons perçoivent tout un monde aquatique que les humains ne peuvent appréhender sans l'aide d'hydrophones. Sans avoir de cordes vocales, les poissons « parlent ». En comprimant leurs vessies natatoires, en faisant grincer leurs dents pharyngales, en frottant ensemble certaines de leurs arêtes, ils produisent des sons qui peuvent varier de bourdonnements et de clics à des glapissements et des sanglots. Selon les découvertes des spécialistes de la biologie marine, les « vocalisations » des poissons communiquent des états comme la cour, l'alarme ou la soumission, en même temps que l'espèce, la taille et l'identité individuelle du « locuteur ». Le satinfin shiner mâle, par exemple, ronronne lors de sa cour et émet des coups sourds quand il défend son territoire.

La ligne latérale, organe sensitif que la plupart des poissons possèdent de chaque côté du corps, formée d'une série de poils sensibles alignés de la tête à la queue, détecte elle aussi les vibrations. Pendant la nage, elle signale au poisson les objets proches grâce aux vibrations qu'ils renvoient, autorisant ainsi la navigation et la localisation précise des proies dans l'obscurité.

ImageMorphologie d'un poisson typique (téléolstéen). D'après J. Nicholls, dans Guide de la faune et de la flore littorales des mers d'Europe, éd. Delachaux & Niestlé, Paris, 1979.

La sensibilité des poissons à la lumière est supérieure à la nôtre. Beaucoup de poissons des profondeurs voient dans une pénombre où un chat ne voit rien. Les espèces d'eau peu profonde ont une vision à deux niveaux à l'aube, les cônes de la rétine, sensibles à la couleur, s'avancent, et les bâtonnets, sensibles à la lumière faible, se rétractent en profondeur ; au coucher du soleil, le processus s'inverse. Pendant la transition, de nombreux poissons bénéficient d'une aptitude à percevoir la lumière ultraviolette, qui suffit à leur indiquer la silhouette des insectes à la surface de l'eau. Une lumière vive soudaine, due par exemple à une lampe de poche, surprend et désoriente un poisson dont la vision s'est adaptée à la nuit. Il arrive alors qu'il fuie, ou qu'il se fige sur place, ou qu'il coule. La lumière peut aussi détruire des bâtonnets.

Chez la plupart des poissons, les papilles gustatives se répartissent non seulement dans la bouche et la gorge, mais aussi sur les lèvres et le museau. Beaucoup d'espèces qui se nourrissent sur le fond ont des récepteurs gustatifs aussi sur des extensions de leurs nageoires pelviennes ou sur des barbes sous leur menton, qui jouent le rôle de langues externes. Les poissons-chats, grâce à leurs centaines de milliers de récepteurs gustatifs, peuvent goûter la nourriture à une certaine distance.

Quelle sensibilité les poissons ont-ils aux odeurs ? Les saumons peuvent parcourir des milliers de kilomètres au cours de leurs migrations, et, plusieurs années plus tard, reconnaître à l'odeur leur cours d'eau d'origine. Les anguilles américaines détectent l'alcool à une concentration d'un milliardième de goutte dans 90 m3 d'eau (le contenu d'une grande piscine). D'après sa seule odeur, certains poissons peuvent déterminer l'espèce, le genre, la réceptivité sexuelle, ou l'identité individuelle d'un autre poisson.

Les poissons réagissent fortement au fait d'être touchés. Lors de la cour, ils se frottent souvent doucement l'un contre l'autre. Des enregistrements effectués par le Narragansett Marine Laboratory ont révélé que le robin des mers [sea robin] ronronne quand on le caresse. Ricardo Mandojana, photographe sous-marin, gagna l'amitié d'un poisson-juif initialement méfiant en lui grattant légèrement le front. Au cours des mois suivants, le poisson, apparemment impatient de se faire caresser, venait à la rencontre du plongeur lors de ses tournées.

De nombreuses espèces de poissons ont des centaines de récepteurs électriques sur leur peau, qui leur permettent de détecter la forme du champ qu'ils produisent eux-mêmes. Un objet moins conducteur que l'eau, telle une roche, forme une ombre dans le champ ; un objet plus conducteur, telle une proie, apparaît comme un point brillant. L'image électrique que perçoit le poisson lui indique le lieu, la taille, la vitesse et la direction de déplacement de l'objet. Un poisson électrique peut aussi « lire » la décharge produite par un autre, laquelle dépend de la taille, de l'espèce, de l'identité individuelle et des intentions (qui peuvent être, par exemple, le défi ou la recherche d'un partenaire sexuel) de celui qui le produit. Le poisson-couteau rayé mâle affirme sa dominance par le moyen d'une série rapide d'impulsions ; son rival potentiel se soumet en cessant de « parler ».

Qu'ils produisent ou non eux-mêmes des signaux électriques, de nombreux poissons sont sensibles au champ électrique qu'engendre tout être vivant et peuvent ainsi détecter une proie cachée sous le sable ou le gravier. Theodore Bullock, spécialiste des systèmes nerveux, a noté que certains requins peuvent percevoir un champ électrique équivalent à celui que produit une pile de 1,5 V à 1500 km.

La capacité des poissons à souffrir

En accord avec leurs autres sensibilités, la capacité des poissons à ressentir le stress et la douleur ne fait pas de doute. Lorsqu'ils sont poursuivis, enfermés, ou menacés de toute autre manière, ils réagissent comme le font les humains face au stress par l'augmentation de leur fréquence cardiaque, de leur rythme respiratoire, et par une décharge hormonale d'adrénaline. La prolongation de conditions adverses, telles la trop grande promiscuité ou la pollution, les amène à souffrir de déficience immunitaire et de lésions organiques internes. Tant par sa biochimie que par sa structure, leur système nerveux central ressemble étroitement au nôtre. Chez les vertébrés, les terminaisons nerveuses libres enregistrent la douleur ; les poissons en possèdent en abondance. Leur système nerveux produit aussi des enképhalines et des endorphines, substances analogues aux opiacées et qui possèdent un rôle anti-douleur chez les humains. Quand ils sont blessés, les poissons se tordent, halètent, et exhibent d'autres signes de douleur.

Il est clair que les poissons ressentent la peur, qui joue un rôle dans l'acquisition du comportement d'évitement. Si un vairon a été une fois attaqué par un brochet, ou en a seulement vu d'autres se faire attaquer, l'odeur d'un brochet suffit à lui faire prendre la fuite. Des poissons qui ont subi l'attaque de jeunes brochets prennent la fuite lorsqu'ils entendent le grincement de dents de ces derniers. Le chercheur R.O. Anderson a montré que les perches à grande bouche apprennent rapidement à éviter les hameçons simplement en en voyant d'autres s'y faire prendre. Des centaines, voire des milliers, d'expériences ont été faites au cours desquelles des poissons ont été amenés à accomplir des tâches dans le but d'éviter des chocs électriques.

De nombreux expérimentateurs ont reconnu avoir induit de la peur à des poissons. Parmi les « observations sur des comportements motivés par la peur chez les poissons rouges » faites par le psychiatre Quentin Regestein, on trouve : « Un poisson effrayé peut s'élancer en avant, ou battre en retraite, ou s'agiter sur place, ou tomber simplement flasque s'il est dépassé par la situation. »

Les poissons crient tant de douleur que de peur. Selon Michael Fine, biologiste de la mer, la plupart des poissons qui produisent des sons « vocalisent » quand on les touche, quand on les tient, et quand on les poursuit. Dans une série d'expériences, William Tavolga fit grogner des poissons-crapauds en leur infligeant des chocs électriques. Ils se mirent bientôt aussi à grogner à la simple vue des électrodes.

Les poissons comme « animaux familiers »

Même quand ne s'y ajoute pas la cruauté de l'expérimentation, la captivité des poissons en elle-même néglige leurs besoins les plus fondamentaux. Nerveux et fragiles, ils sont mal adaptés à la vie enfermée dans un aquarium ; pourtant, dans les seuls Etats-Unis, des centaines de millions de poissons y sont emprisonnés.

Les poissons sont plus sensibles à la température que ne l'est n'importe quel animal à sang chaud. Une variation brusque d'à peine quelques degrés peut tuer un poisson rouge. Pourtant, certains sont confinés dans des petits réservoirs dont la température peut fluctuer rapidement.

Les poissons d'aquarium n'ont aucun moyen d'échapper aux substancestoxiques qui pénètrent dans leur eau. De nombreux polluants domestiques peuvent leur nuire, parmi lesquels la fumée de cigarette, les vapeurs de peinture, et les retombées de vaporisateur. Dans un bocal ou un réservoir, l'ammoniaque qu'ils excrètent eux-mêmes peut s'accumuler et atteindre un niveau toxique. Le chlore même en très petites quantités peut, comme l'ammoniaque, induire des difficultés respiratoires et des spasmes nerveux. Le niveau de chlore dans l'eau du robinet peut facilement leur être fatal.

Les poissons en aquarium sont bombardés en permanence de scènes et de bruits d'humains. Le simple fait d'éclairer la lumière dans une pièce sombre peut les alarmer au point de les faire s'élancer contre les parois en verre, et se tuer. Les vibrations provenant d'une télévision, d'une chaîne stéréo, ou d'une porte qui claque peuvent aussi les alarmer et les blesser. Dans You and Your Aquarium, Dick Mills prévient que « n'importe quel choc ou tapotement sur le verre de l'aquarium peut facilement choquer et stresser les poissons ». Un chercheur, H. H. Reichenbach-Klinke, a découvert que les poissons fréquemment exposés à de la musique à forte puissance développent des lésions mortelles du foie.

Les poissons d'aquarium sont livrés à l'agression de l'artificiel, mais sont privés du naturel. Il leur est refusé de s'adonner à leurs activités comme la recherche de la nourriture à travers la vive diversité des récifs coralliens. A la place, ils n'ont à parcourir et à reparcourir que les mêmes dixièmes ou dizaines de litres, et à accepter passivement jour après jour la même nourriture du commerce. Selon Mills, les poissons d'aquarium souffrent souvent d'ennui.

Les poissons rouges et autres poissons sociaux ont besoin de la compagnie de membres de leur espèce ; faute de quoi, commente encore Mills, « il arrive qu'ils dépérissent ». Lorsqu'ils perdent un compagnon, on observe chez les poissons sociaux des signes de dépression, tels la léthargie, la pâleur ou les nageoires flasques. Le zoologiste George Romanes rapporte dans Animal Intelligence l'incident suivant : quand un propriétaire d'aquarium se défit d'un de ses deux ruff, celui qui restait cessa de manger pendant trois semaines jusqu'au jour où on ramena son compagnon.

Le mal que les aquariophiles infligent aux poissons dépasse largement leur aquarium. Innombrables sont ceux qui meurent avant d'arriver chez le détaillant, au cours du transport depuis leur lieu de capture, ou depuis la « ferme à poissons » (qui voit naître actuellement 80% des poissons dits « ornementaux » des Etats-Unis). La capture à elle seule en tue ou blesse des millions. Ils sont immobilisés à l'aide d'anesthésiants, de dynamite ou de cyanure, puis prélevés à la main ou au filet. William McLarney, biologiste de la pêche, a observé une capture à la bombe au cyanure :

Une douzaine de poissons-écureuils rouge vif quittent en trombe leur demeure corallienne à huit mètres sous l'eau et se lancent, suffoquant et gigotant, vers la surface. Leur élan les porte jusqu'à trente centimètres en l'air, d'où ils retombent avec de petits bruits mats, et pour enfin flotter, épuisés, en tournant faiblement en rond. Sous eux, un mérou de trois livres tousse violemment, les branchies en feu. Il tente de nager mais ce faisant se renverse, puis flotte sans bruit comme une sinistre bouée.

Entre-temps, sur le fond, des poissons trop « ternes » pour intéresser les clients « se convulsent ou gisent sans mouvement ».

La pêche commerciale

La pêche commerciale elle aussi décime les poissons, en en tuant d'innombrables milliards chaque année. En général, pour eux, la mort n'est ni rapide ni indolore.

ImageSeine tournante et enveloppante. La partie inférieure du filet est refermée au moyen d'une corde coulissante.

Dans la pêche à la seine tournante et enveloppante, le bateau encercle un banc de poissons avec un filet (seine), qui est ensuite resserré, puis hissé et généralement vidé dans de la saumure liquide maintenue sous 0°C. Ceux qui ne meurent pas écrasés ou étouffés sont victimes de choc thermique. Cette méthode, employée pour pêcher les thon à nageoires jaunes, a provoqué une tempête de protestations en faveur des dauphins qui nagent au-dessus des thons et se prennent dans le filet avec eux. Mais peu de voix se sont élevées contre la mort qui est administrée aux thons eux-mêmes. Et les thons sont eux aussi des animaux sensibles aux vibrations, dont il est clair qu'ils sont eux aussi terrorisés et blessés par les canots à moteur et les explosions sous-marines qui rassemblent les dauphins en un lieu. L'onde de pression d'une détonation sous-marine peut rompre la vessie natatoire d'un poisson.

ImagePêche au chalut à panneaux. Une chaîne précède le bord inférieur du filet, et racle le fond de la mer pour en déloger les animaux.

Dans la pêche au chalut, un bateau se déplace en traînant derrière lui à travers l'eau un énorme filet. Tous les poissons qui y entrent sont poussés par le mouvement de traction en direction de son extrémité en cul de sac effilé. Pendant un temps qui peut durer de une à quatre heures, les poissons pris sont tirés et pressés à hue et à dia les uns contre les autres, ensemble avec divers débris et cailloux que ramasse le filet sur le fond. Dans Distant Water : The Fate of the North Atlantic Fisherman, William Warner écrit d'une capture : « le frottement des poissons les uns contre les autres du à l'agitation et à la compression prolongées dans le filet leur avait usé les écailles acérées ». « Les frottements, en fait, leur avaient complètement mis les flancs à vif. »

La décompression que subissent les poissons devient insoutenable dès lors que leur remontée forcée a lieu depuis une certaine profondeur. La chute de la pression provoque une dilatation du gaz enfermé dans leur vessie natatoire, qui ne peut pas être compensée assez rapidement par une absorption dans la circulation sanguine. Il arrive souvent que la pression interne qui en résulte fasse éclater la vessie natatoire, ou sortir les yeux de leurs orbites, ou l'oesophage et l'estomac par la bouche. « Beaucoup parmi eux n'avaient que des trous vides là où auraient dû se trouver les yeux », rapporte Warner d'une de ses observations sur un chalutier. Une autre fois, il remarqua lors de la remontée du filet « une grande écume de bulles... provenant des milliers de vessies natatoires rompues [1]. »

Les poissons relativement petits tels les flets sont d'ordinaire déversés sur de la glace pilée ; la plupart y meurent d'étouffement ou écrasés par les couches suivantes. Les poissons plus grands tels aiglefins ou morues sont vidés sur le pont. William MacLeish décrit la méthode de tri qu'il a vue pratiquer : l'équipage larde les poissons de coups au moyen de courtes tiges pointues, « jetant ici les morues, là les aiglefins, là-bas encore les queue-jaunes » [Yellowtail]. Ensuite, on leur coupe la gorge et le ventre (pas nécessairement dans cet ordre). Entre-temps, les poissons non désirés ( « déchets »), qui représentent parfois la majorité de la prise, sont rejetés par dessus bord, parfois à la fourche.

En un seule après-midi, les pêcheurs peuvent poser jusqu'à 60000km de filets maillants, qui, dans les hautes eaux du Pacifique, sont surtout des filets dérivants, mais qui peuvent être aussi dans les eaux côtières des filets amarrés. Ce sont des filets en plastique munis de flotteurs sur un bord et lestés de l'autre, qui pendent comme des rideaux sous la surface, généralement jusqu'à une profondeur de 10m. En plus de la mort non intentionnelle de plus d'un million de mammifères, de tortues et d'oiseaux chaque année, ces filets infligent une souffrance énorme aux poissons.

Ceux-ci ne voient pas le filet et nagent droit dedans. Si leur taille est trop grande pour qu'ils passent à travers, ils se coincent la tête dans une maille. Ils tentent alors de reculer, mais la maille les prend par les opercules des branchies ou par les nageoires. Beaucoup d'entre eux vont alors mourir étouffés. D'autres luttent si désespérément dans les mailles coupantes que souvent ils saignent et meurent vidés de leur sang, qu'ils aient ou non réussi à se libérer. Beaucoup de pêcheurs ne remontent pas leurs filets tous les jours, et la mort peut mettre plusieurs jours à venir. Dans Sports Illustrated (16 mai 1988), le journaliste Clive Gammon décrit les morues ramenées après deux jours. Beaucoup d'entre elles étaient « sans yeux, sans nageoires, sans écailles » ; de nombreuses autres avaient été dévorées par des puces de mer. Les poissons immobilisés sont une proie sans défense (les prédateurs qu'ils attirent se prennent souvent eux aussi dans les filets). Quand le filet est remonté, les poissons sont extraits au crochet.

Certains pêcheurs commerciaux prennent encore les poissons les plus gros et précieux (les espadons, les thons et les requins) au harpon, ou les crochètent individuellement. Mais bien plus souvent ils les prennent par palangres flottantes (ou « longues lignes »). Cette méthode, également employée pour des poissons plus petits, consiste à dérouler une grande longueur de fil (jusqu'à 50km) portant des centaines ou des milliers de hameçons munis d'appâts.

La pêche de loisir

Environ 40 millions d'habitants des Etats-Unis - 16% - maltraitent les poissons par « sport ». Beaucoup d'adeptes de la pêche de loisir affirment que leurs victimes ne souffrent pas. Toutes les données connues indiquent le contraire.

Le chercheur John Verheijen et ses collaborateurs étudièrent la réaction des carpes au hameçon sur un fil. Lorsqu'elles sont prises, les carpes agitent la tête, crachent comme si elles tentaient de recracher de la nourriture, se lancent en avant et plongent. On obtient la même réaction initiale en leur administrant des chocs électriques au palais. Quand elles sont prises et tenues sur une ligne tendue pendant un temps d'au moins plusieurs minutes, elles crachent le gaz de leur vessie natatoire ; lorsque la ligne est relâchée, elles coulent. Elles font exactement de même lorsqu'elles subissent un choc électrique intense et prolongé. De façon frappante, elles réagissent de la même façon quand on leur fait peur en les confinant dans un espace réduit ou en leur faisant sentir l'odeur d'un membre de leur espèce blessé. Les expérimentateurs en conclurent que le hameçon suspendu sur un fil provoque une certaine combinaison de terreur et de douleur.

ImageDans la pêche à la ligne, le contraste est grand entre l'apparence d'un côté, c'est-à-dire l'air débonnaire et calme du pêcheur (ci-dessus), et la réalité meurtrière de la violence commise (ci-dessous). Les deux images sont tirées de La Pêche, éd. Larousse, 1968.

Au cours de la lutte que mène le poisson accroché au hameçon, son glycogène musculaire (forme de stockage du glucose) s'épuise, tandis que l'acide lactique s'accumule rapidement dans son sang. En quelques minutes, la moitié des réserves en glycogène d'une truite arc-en-ciel sont épuisées par l'effort violent qu'elle fournit. Dans le numéro de mai 1990 de Field and Stream, le chroniqueur Bob Stearns reconnaît que l'acide lactique peut « immobiliser » un poisson « de façon bien plus rapide et intense que ne le font les crampes et autres douleurs musculaires que nous autres humains éprouvons quand nous exerçons trop fortement nos muscles. » Plus longtemps le poisson lutte, plus grande est l'accumulation d'acide lactique. Néanmoins, les pêcheurs prennent plaisir à « travailler » durement leur prise. Dans le numéro de juillet 1990, Stearns exalte un « petit bout de femme de pêcheur » qui mena un espadon pendant près de cinq heures : « Chaque fois que le poisson ralentissait, elle saisissait l'occasion : en pompant, en le pressant, en le forçant à dépenser ses propres réserves d'énergie, en ne lui accordant jamais un instant de repos. » Avant d'être tirés de l'eau, de nombreux poissons meurent d'épuisement.

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Pour bien d'autres, la pire des souffrances est encore à venir. Typiquement, le pêcheur tire à bord les poissons moyens ou gros en les crochetant à l'aide d'une gaffe. Parfois, ils sont écorchés vifs. De nombreux pêcheurs ont l'habitude d'accrocher leurs prises encore vivantes sur une corde ou une chaîne qu'ils laissent traîner des heures durant dans l'eau. S'il s'agit d'une corde, elle est enfilée à travers chaque poisson, généralement par la bouche et ressortant par une ouverture branchiale. S'il s'agit d'une chaîne, elle est munie d'attaches semblables à d'énormes épingles de sûreté et qui servent à empaler les poissons, généralement à travers la mâchoire. La plupart des poissons victimes de la pêche de loisir meurent de suffocation. Même hors de l'eau, leur mort peut être lente. Dans l'édition d'octobre 1980 de Field and Stream, Ken Schultz décrit une perche après une heure hors de l'eau : elle avait les nageoires et les branchies rougies et « continuait à suffoquer ».

La pêche dans laquelle le pêcheur relâche ses prises inflige, au minimum, de la terreur, de la douleur, et une incapacité temporaire, ou, souvent, permanente ou fatale. L'éditeur adjoint de Field and Stream, Jim Bashline, admit dans un article du numéro de mai 1990 qu'il est fréquent de voir le poisson « se débattre si violemment quand le pêcheur lui ôte le hameçon, qu'il s'échappe et heurte brutalement le fond du bateau ou le sol rocheux. » Les chutes, la manipulation au filet ou à la main et d'autres agressions encore entament la peau superficielle délicate et transparente du poisson. Cette couche muqueuse externe le protège contre les infections, et protège les tissus sous-jacents contre l'entrée ou la sortie excessives d'eau ; toutes conditions qui peuvent être fatales. Des expériences ont aussi été faites qui confirment que les poissons peuvent mourir d'empoisonnement à l'acide lactique plusieurs heures après avoir été surmenés, et entre-temps rester complètement paralysés. Le hameçon lui-même est toujours source de blessure. Le poisson dont la bouche est gravement lacérée peut devenir incapable de s'alimenter. De nombreux poissons sont relâchés avec le hameçon encore accroché aux branchies ou à des organes internes s'ils l'ont avalé.

La pêche constitue aussi une torture infligée à ceux qui sont employés comme appâts. Les petits poissons comme les vairons qui sont utilisés à cette fin, sont habituellement crochetés au travers du dos, des lèvres, voire des yeux. Puisque les blessures tendent à attirer les espèces prédatrices qui sont recherchées, certains pêcheurs en infligent encore d'autres à leurs appâts, en leur coupant les nageoires ou en leur brisant le dos.

La gestion des poissons
pour la pêche de loisir

Afin d'assurer la stabilité du nombre des prises, les aleviniers des Etats-Unis relâchent chaque année dans les cours d'eau des centaines de millions de poissons, principalement des saumons et des truites. Ted Williams, qui se décrit lui-même comme un « ancien chien de garde des gestionnaires », a qualifié les aleviniers d' « épaves génétiques ». Dans un article paru en septembre 1987 dans Audubon, il écrit : « Après des années de reproduction consanguine, les truites des aleviniers tendent à devenir déformées. Les opercules branchiaux ne ferment plus, les mâchoires sont tordues, les queues sont pincées. » Certaines mutations nuisibles sont cultivées intentionnellement ; ainsi, l'agence gouvernementale de gestion de la faune sauvage de l'Etat de l'Utah a produit massivement des albinos, sensibles à la lumière, pour servir de proies faciles à repérer.

Williams déplore les conditions d'élevage des truites dans les aleviniers, et parle d' « auges en béton infectes et surpeuplées, qui éliment les écailles et les nageoires des poissons. » Il ajoute que ces poissons sont mal armés pour la vie sauvage. Alors qu'habituellement les truites fuient lorsqu'elles sentent un mouvement au-dessus d'elles, celles qui viennent des aleviniers restent là, attendant d'être nourries (les pêcheurs ne s'en plaignent pas). Williams, lui-même passionné de pêche à la ligne, ouvrit le ventre d'une truite d'alevinier, et y trouva nombre de mégots de cigarette que le poisson, habitué à manger des granulés, avait avalés.

Mark Sosin, adepte de la pêche de loisir, et John Clarke, biologiste de la pêche, ont écrit un livre à l'intention des pêcheurs à la ligne, Through the Fish's Eye : An Angler's Guide to Gamefish Behaviour ( « A travers l'oeil du poisson : un guide pour pêcheur à la ligne du comportement des poissons »), dans lequel ils définissent naïvement le but de la gestion des poissons : « fournir le meilleur poisson pour le plaisir du pêcheur ». Dans le but de réduire la population des petits poissons qui ne les intéressent pas, et d'augmenter la clareté de l'eau, les gestionnaires vident souvent partiellement certains lacs et étangs, laissant ainsi les espèces non désirées souffrir de manque de nourriture, de couverture d'eau, et d'espace pour éviter les prédateurs. Froidement, Sosin et Clarke conseillent : « Quand un lac ou un étang devient fortement peuplé d'espèces indésirables, la meilleure solution peut être d'annihiler tous les poissons et de recommencer à neuf. On y parvient généralement soit en asséchant le lac, soit en les empoisonnant (...). Une fois tous les poissons tués, le bassin peut être rempli à nouveau et peuplé selon la combinaison désirée d'espèces prédatrices et proies. » La combinaison désirée est, faut-il comprendre, celle que désirent les pêcheurs à la ligne et les « gestionnaires de la faune » dont les salaires proviennent en grande partie des taxes sur les permis.

La plupart des humains ne ressentent que peu d'empathie pour les poissons. Parce qu'ils les voient comme une masse, ou comme identiques à travers l'espèce, les gens négligent facilement les poissons en tant qu'individus. Et parce que leur monde est un monde aquatique et que leurs moyens de communication échappent à nos sens, parce que leur apparence physique diffère tant de la nôtre, beaucoup d'humains ne reconnaissent pas leur caractère sensible. Le résultat est qu'un mauvaise traitement de masse est socialement accepté. Au fur et à mesure que croîtra le nombre de personnes conscientes de la sensibilité des poissons, ceux-ci commenceront à recevoir la compassion et le respect qui leur revient.

Dans le domaine des sentiments, Big Red a encore beaucoup à nous apprendre.

[1]

« Les poissons de grande consommation - thons, harengs ou cabillauds - sont tous pêchés entre la surface et environ 800 mètres de profondeur. Mais, concurrence et raréfaction des bancs obligent, les chalutiers plongent leurs filets de plus en plus bas. Résultat, des poissons jusque-là ignorés arrivent sur les marchés. Comme le grenadier, qui vit par 1400 mètres de fond. »

« Pour répondre aux besoins de ces nouvelles pêches, un sondeur vient d'être mis au point par Micrel, une société bretonne, en collaboration avec l'Ifremer (Institut français de la recherche et de l'exploitation de la mer). »

Libération, 16 octobre 1991 ; NdT.

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