• en
  • fr
  • de
  • it
  • pt-pt
  • es
Cahiers antispécistes n°32 - Mars 2010

Le jaïnisme et les animaux

L’auteur de cet article remercie Nemu Chandaria , O.B.E, et Harshad Sanghrajka, respectivement vice-président et secrétaire général de l’Institute of Jainology [*], d’avoir bien voulu répondre à ses questions concernant le jaïnisme.

On a prétendu que les religions sont les pires ennemis des animaux. Ce n'est pas entièrement faux. Les sacrifices et les abattages rituels païens, brahmaniques, juifs, musulmans ou autres et les repas « traditionnels » (dinde, agneau, etc.) qui concluent, en dehors des lieux de culte et de contexte liturgique, les fêtes chrétiennes (Noël, Pâques), avec l'approbation enthousiaste des Églises, constituent une part très importante de la cruauté humaine générale envers les animaux.

On a voulu justifier cet état de choses en disant que « tuer dans un contexte sacrificiel n'est pas tuer [1] » ou que les animaux « furent jugés dignes de constituer la matière des sacrifices [2] ». Quel honneur alors pour l'animal de se faire tuer (souvent sans étourdissement préalable) et manger pour le bien « spirituel » des convives humains... Pourtant, les religions dites du Livre (juive, chrétienne, musulmane) savent bien qu'à l'origine le Dieu de la Bible avait ordonné le régime végétarien absolu pour tous, hommes et bêtes :

« Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture. À toutes les bêtes sauvages, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui rampe sur la terre et qui est animé de vie, je donne pour nourriture toute la verdure des plantes » et il en fut ainsi. (Genèse 1. 29,30)

Même les religions (ou traditions) asiatiques réputées plus favorables aux animaux (divers courants hindouistes, bouddhisme, taoïsme, etc.) n'ont pas su ou pas pu éviter la créophagie et la maltraitance animale. Certes, pour ces religions l'homme n'est pas la mesure de toute chose et il n'a pas à dominer la création. Néanmoins, elles ont succombé plus ou moins, selon le cas, à la « loi des poissons », ce que nous, occidentaux, appelons la « loi de la jungle » : le gros mange le petit [3].

En ce qui concerne les animaux, une seule de ces religions n'a pas succombé à la « loi des poissons » : le jaïnisme, la religion la plus petite (aujourd'hui) des principales religions de l'Inde [4]. Assurément, il y a toujours des bouddhistes, des hindous, des taoïstes végétariens et soucieux des animaux par conviction religieuse. (C'est le cas également de minuscules minorités juives, chrétiennes et musulmanes.) Cependant, seul le jaïnisme persiste à prescrire le végétarisme et la non-violence absolue envers les animaux. Les autres grandes doctrines asiatiques ont permis à des interprétations laxistes ou « pragmatiques » d'altérer le message favorable aux animaux qu'elles sont censées transmettre.

Cette résistance du jaïnisme, effective et persistante depuis des millénaires, a influencé de manière décisive deux géants de la pensée et de la morale agissante du XXe siècle, Mahatma Gandhi [5] et Albert Schweitzer, grands défenseurs des animaux.

Origine du jaïnisme

Jusqu'au milieu du XXe siècle, en Europe, les historiens des religions avaient tendance à considérer le jaïnisme comme une dissidence de l'hindouisme. Ils situaient son apparition tantôt au IXe siècle avant notre ère, avec l'enseignement de Parhvanatha, et tantôt (le plus souvent) au VIe siècle avant notre ère, avec l'enseignement de Mahâvira (le mot signifie grand héros), un contemporain plus âgé de Gautama Siddharta, le Bouddha historique. De nos jours, les historiens des religions commencent à accorder plus de crédit à la version traditionnelle jaïne. Celle-ci soutient que le jaïnisme n'est pas une dissidence de l'hindouisme. La justice indienne semble lui avoir donné raison : suite à l'appel civil n° 8595 de 2003, en 2006, la Cour Suprême de l'Inde a décidé que la religion jaïne n'est pas une part de la religion hindoue.

Selon la version traditionnelle, le jaïnisme « serait la religion la plus ancienne de l'Inde avec des origines pré-aryenne et pré-vedique. Des données archéologiques donnent à penser que la civilisation de la Vallée de l'Indus (qui va de 2500 à 1750 avant l'ère chrétienne) était une civilisation végétarienne basée sur le principe d'Ahimsa ou non-violence [6]. » Détail important : le jaïnisme suit la tradition ascétique et non pas la tradition sacerdotale et sacrificielle [7].

Selon la tradition, le jaïnisme s'est développé grâce aux enseignements des 24 Tirthankaras, ( « les faiseurs de gué », titre qui correspond à celui de prophète dans les autres religions) du présent cycle d'âges (dont l'avant dernier est Parhvanatha et le dernier est Mahâvira) « qui par leurs efforts basés sur un ascétisme extrême sont parvenus à l'illumination et à la libération (Moksha), c'est-à-dire à la libération du cycle des naissances et ont montré le chemin du salut [...] La doctrine jaïne, telle que nous la connaissons aujourd'hui, nous a été transmise presque sans changement depuis l'époque de Mahâvira (il y a 2500 ans). Le jaïnisme s'est répandu dans toute l'Inde et plusieurs rois et empereurs l'ont adopté comme religion officielle [8]. »

La doctrine jaïne

L'essentiel de la doctrine jaïne se résume dans l'Ayâram Gassuta, un texte jaïn datant probablement du IIIe ou IVe siècle avant notre ère qui proclame :

Tous les saints et les vénérables du passé, du présent et de l'avenir, tous disent, annoncent, proclament et déclarent : on ne doit tuer, ni maltraiter, ni injurier, ni tourmenter, ni pourchasser aucune sorte d'être vivant, aucune espèce d'animal, ni aucun être d'aucune sorte. Voilà le pur, éternel et constant précepte de la religion proclamé par les sages qui comprennent le monde [9].

La doctrine jaïne est très élaborée. Le mot jaïn signifie vainqueur, celui qui a vaincu ses ennemis intérieurs, ses mauvais penchants. Le jaïnisme ne croit pas à l'existence d'un Être Suprême, créateur de l'univers et omnipotent. Selon la doctrine jaïne, l'univers est incréé et n'a pas de fin. Les êtres célestes (devas) peuvent influencer les évènements de ce monde mais ils n'ont pas de pouvoir spirituel. Ils sont une forme de vie comme les autres et sont sujets, eux aussi, à la mort et à la réincarnation en n'importe quelle autre forme de vie.

La forme de vie humaine est privilégiée car ce n'est qu'à travers celle-ci – grâce à un comportement absolument non-violent et une vie strictement ascétique – que l'âme peut se libérer du cycle des naissances et atteindre la félicité.

On l'aura compris, le jaïnisme est une religion particulièrement ascétique avec un code moral incontournable.

Indiscutablement, le jaïnisme a des éléments communs avec les différents courants de l'hindouisme et avec le bouddhisme. Mais ces ressemblances paraissent culturelles et non philosophiques. Les jaïns ne croient pas à Brahma, l'unique réalité, ni à la Trimurti (la Trinité hindoue : Brahman, Vishnu et Shiva) et ne vénèrent pas les innombrables divinités du panthéon hindou, c'est ce qui les éloigne des adeptes de l'hindouisme.

Les jaïns croient à la permanence des phénomènes et à un continu et éternel retour cyclique des choses et cela les éloigne des bouddhistes.
La différence apparaît aussi lorsque l'on considère la suite des obligations strictes et indispensables, prescrites à tous les jaïns, ascètes et laïques. Une grande part des obligations est commune à ces deux catégories, la plus importante étant celle du végétarisme. Le jaïnisme est la seule religion importante où le végétarisme est obligatoire tout le temps pour tous les fidèles.

Le Chemin de la Libération s'appuie sur trois « Joyaux » qui sont la Conduite Juste, l'Attitude Juste et la Connaissance Juste.
La Conduite Juste exige que cinq vœux soient prononcés qui sont :
1. Ahimsa, ou le vœu de ne pas tuer, blesser ou faire du mal intentionnellement à tout être vivant. Ce principe vaut pour les animaux et les plantes.
2. Satya, ou le vœu de dire la vérité [...].
3. Asteya, ou le vœu de ne pas voler, c'est à dire de ne pas prendre ce qui n'a pas été donné.
4. Brahmacharya, ou le vœu de chasteté.
5. Parigraha-tuaga, ou le vœu d'absence de possession et d'absence d'attachement émotionnel aux objets matériels.
Ceux qui cherchent de façon active à se libérer doivent suivre absolument les cinq vœux, renoncer au monde et vivre en tant que moines (et nonnes). Les personnes qui vivent dans le siècle, tout en cherchant à éliminer le mauvais karma et maximiser le bon karma pour améliorer tant leur bien-être pendant cette vie que leurs chances de renaître mieux peuvent interpréter les deux derniers vœux de façon souple. Les moines doivent en outre suivre des règles de conduite plus spécifiques qui exigent une maîtrise accrue des activités de la pensée, du corps et de la parole et une attention ininterrompue à chaque action et à chaque pensée même durant le sommeil. Ils doivent aussi s'adonner à la pénitence, à la méditation et aux austérités (tapas) pour se défaire du karma des vies antérieures [10].

Le commandement de l'Ahimsa est primordial. Toutes les autres obligations lui sont soumises. On peut même envisager de transgresser une ou plusieurs de ces dernières si cela permet de lui obéir. Il est à peine exagéré de dire que l'Ahimsa se trouve au centre de la spiritualité et de l'éthique jaïnes. C'est le soleil qui donne lumière et vie à tout l'édifice jaïn.

Il est plus que probable que le commandement de l'Ahimsa provient du jaïnisme et non du brahmanisme car, comme le fait remarquer Albert Schweitzer :

Les jaïnistes donnent dès l'abord une importance de premier ordre à l'ahimsa alors que dans les Upanishads ce commandement ne joue qu'un rôle tout à fait effacé. D'ailleurs comment serait-il concevable que l'idée d'interdire la mise à mort vint aux brahmanes dont l'une des occupations professionnelles est précisément d'immoler les victimes du sacrifice > ? Il y a donc bien des raisons de supposer que c'est le brahmanisme qui a emprunté au jaïnisme le commandement de l'ahimsa [11].

Selon le jaïnisme, la réalité est composée de deux principes éternels, jîva et ajîva (le non jîva) ou pugdala. Le jîva est constitué d'un nombre infini d'unités spirituelles identiques que l'on pourrait appeler « âmes ». L'ajîva est la matière mais une matière qui inclut le temps, l'espace, le mouvement et le repos.

Dans le monde, le karma maintient les âmes emprisonnées dans la matière. Toutes les âmes sont égales et peuvent être emprisonnées dans n'importe quel « corps ». Après la mort, l'âme qui n'a pas réussi à se « débarrasser » du karma se réincarnera en n'importe quelle forme de vie, suivant la qualité bonne ou mauvaise de son karma.

Harshad Sanghrajka, qui est jaïn lui-même et secrétaire général de l'Institute of Jainology, a bien voulu nous donner les éclaircissements suivants :

Dans l'ontologie jaïne l'univers est constitué de jîva (âme) et d'ajîva (non-âme).
La philosophie jaïne classifie les âmes en deux catégories principales. Il y a les âmes emprisonnées dans la matière et les âmes libérées […]. Les âmes non-libérées existent en formes incarnées dans les quatre règnes : le règne des êtres humains, celui des demi-dieux, celui des êtres infernaux, celui des êtres « sous les humains » (animaux, insectes, végétaux).
La première écriture prêchée par le Seigneur Mahâvira, il y a 2500 ans, classe les êtres de ce monde en six catégories : Terre, Eau, Air, Feu, Végétaux et Mobiles ayant deux ou plusieurs sens. Par conséquent, tous les éléments de la nature sont considérés comme vie. Ceci est la vraie signification de la protection de l'environnement.
Les êtres des cinq premières catégories possèdent un seul sens (le toucher) et constituent les formes de vie inférieures.
Tous les êtres veulent vivre : aucun ne veut mourir.
Les êtres vivants peuvent survivre uniquement en mangeant des vies. Par conséquent, nous devons manger et, sous cette conjoncture, le jaïnisme autorise à manger les végétaux qui appartiennent à la forme de vie la plus inférieure. Certes, c'est contre Ahimsa mais c'est une himsa [12] (violence) nécessaire qui doit être faite. C'est pourquoi les jaïns ne sont autorisés qu'à prélever le strict nécessaire. Il est interdit de gaspiller la nourriture. L'usage devra être fait quand c'est nécessaire en évitant la pollution, la surconsommation et les abus [13].

Nous avons dit plus haut qu'en ce qui concerne les animaux, le jaïnisme a résisté toujours avec succès à la « loi des poissons ». Harshad Sanghrajka nous dit qu'en ce qui concerne les végétaux, le jaïnisme obéit à la loi de nécessité et autorise ses adeptes à manger des végétaux tout en reconnaissant que c'est contre l'Ahimsa. Mais que faire d'autre ? Il faut manger pour vivre et les jaïns mangent des végétaux qui sont, selon eux, les seuls « comestibles » parmi les formes de vie « immobiles » et ayant un seul sens, celui du toucher. Cela laisserait entendre que les végétaux souffrent moins que les formes de vie « mobiles » (hommes, animaux, insectes selon la classification jaïne) qui possèdent plusieurs sens.

Les jaïns sont conscients du fait qu'il s'agit d'un manquement au commandement de l'Ahimsa. C'est pourquoi ils veulent atténuer le « mal » qu'ils font aux végétaux en les mangeant. D'abord en faisant attention à ne pas gaspiller la nourriture. Ensuite en jeûnant.
Beaucoup de jaïns s'abstiennent de manger un jour par semaine. D'ailleurs le jeûne (pas toujours total) joue un grand rôle dans la vie spirituelle et morale des adeptes de cette religion. Il est pratiqué souvent, notamment lors de diverses fêtes religieuses.

La forme la plus extrême du jeûne jaïn s'appelle « sallekhana » ou « santhara » et selon certains s'apparente au suicide. Quand une personne décide de l'entreprendre, elle doit suivre le rituel adéquat. Elle cesse alors graduellement de manger et de boire. Cette réduction graduelle de nourriture et de boisson peut durer jusqu'à douze ans.

Le « sallekhana » semble donner raison à Albert Schweitzer qui disait que pour un adepte sincère d'une doctrine prônant la négation du monde (comme le font les doctrines indiennes) la seule suite logique serait son départ volontaire de cette vie [14].

La signification jaïne du karma est particulière. Pour le jaïnisme, le karma est une chose matérielle (karmapaudgalan) qui provoque des conditions tout comme un médicament qui produit des effets. Certes, il provient des actions bonnes ou mauvaises, mais pour les jaïns « toutes les actions sont transférées sur des super microparticules de karma ; le karma s'attache à l'âme, se mêle à elle et la modifie. La matière karmique dégrade l'état pur de l'âme qui devient souillée et qui va de cycle en cycle de naissance et de souffrance [15]. »

Le karma, substance invisible, s'infiltre dans l'organisme et adhère à l'âme, déterminant sa prochaine réincarnation. En fonction de son karma, l'âme non libérée renaîtra en être céleste, ou être infernal, ou être humain, ou animal, etc. « L'impureté de l'âme est une donnée existentielle. La souffrance ne cesse que lorsque l'enchaînement des naissances successives est rompu. Le but ultime est de briser l'enchaînement des naissances et de parvenir à l'état de libération appelé Moksha ; lorsque l'âme jouit de la Félicité et de la Connaissance Parfaite [16]. »

Le seul état divin reconnu par le jaïnisme est celui des âmes libres jouissant – au « paradis » – de la Félicité et de la Connaissance Parfaite. Grâce à une vie ascétique, pieuse et non violente, l'être humain peut « détruire » son karma et se libérer du cycle des réincarnations ou, au moins, « améliorer » son karma afin de renaître en une forme de vie plus favorable à son avancement spirituel.

Non-violence envers les animaux et jaïnisme contemporain

En ce qui concerne la non-violence envers les animaux, il est certain qu'aucune religion importante n'est allée aussi loin que le jaïnisme :

Conformément à l'ahimsa, les jaïnistes rejettent les sacrifices sanglants, l'usage de la viande, la chasse (et la pêche) et les combats d'animaux. Ils se font aussi un devoir de veiller à ne pas écraser en marchant des insectes ou des bêtes rampantes. Les moines jaïnistes vont si loin qu'ils attachent un linge devant la bouche pour éviter d'avaler, en respirant, les bestioles qui peuvent se trouver dans l'air. Le jaïnisme se voit aussi contraint de réprouver l'agriculture, parce que le sol ne peut être labouré sans qu'il en résulte blessure et souffrance pour les êtres qui l'habitent [17].

Ce tableau idyllique doit, tout de même, être quelque peu atténué. Et le premier qui le reconnaît c'est Schweitzer lui-même, qui fait remarquer que le commandement de l'Ahimsa provient non de la pitié mais du désir de rester pur de la souillure du monde [18], ce qui fait penser à une compassion passive et non pas active.

Quelques décennies plus tard, en Inde, Maneka Gandhi [19], importante femme politique et grand défenseur des animaux, qui n'est pas jaïne de religion mais qui est adepte de l'Ahimsa et végétalienne, semble partager l'avis d'Albert Schweitzer. À plusieurs reprises, elle a fait appel aux jaïns en leur demandant d'être des défenseurs des animaux plus actifs. Elle leur dit notamment ceci :

Je ne crois pas que l'idéal du végétarisme se limite à ne pas manger de la viande. Tous les chemins obscurs par lesquels les jaïns sont amenés à être impliqués dans la consommation de l'animal (chaussures de cuir, ceintures de cuir, dentifrices produits en utilisant des animaux, tablettes de vitamines) doivent être abandonnés si les jaïns veulent être de vrais végétariens. D'ailleurs, je ne pense pas que suivre l'Ahimsa signifie seulement être végétarien, mais beaucoup plus.
Ahimsa ne signifie pas vivre et laisser vivre, mais vivre et aider à vivre. En effet, aller de l'avant en aidant les animaux est une expression beaucoup plus positive de l'Ahimsa. Mon expérience avec les jaïns a montré qu'ils sont beaucoup plus enclins à faire des dons pour financer l'édification de temples ou des cérémonies rituelles qu'à faire preuve de compassion active envers les animaux. En Inde, très peu de jeunes jaïns ont conscience que le jaïnisme est la philosophie la plus puissante et la plus profonde au monde. Le jaïnisme est également une philosophie économique très moderne. Il est réducteur de n'y voir qu'un végétarisme religieux [20].

Dans la même interview donnée au journal de l'Ahimsa Foundation, Maneka Gandhi fait remarquer que la plupart des jaïns d'âge mûr ne comprennent pas le pouvoir que possèdent les bases sociologique et écologique du jaïnisme. Selon elle, ils ne comprennent pas non plus que s'ils voulaient, ils pourraient changer la face de l'Inde. Elle dit aussi qu'en Inde, beaucoup de jaïns ignorent le degré auquel les produits animaux sont utilisés pour la fabrication des articles de ménage. Elle prône donc une campagne d'information, visant les jaïns, sur l'utilisation des animaux par l'économie productiviste. Il semble que dans une certaine mesure, ce vœu ait été exaucé, car l'Institute of Jainology et d'autres organisations jaïnes fournissent aujourd'hui ces informations par l'intermédiaire de leurs sites Internet et autrement.

En somme, Maneka Gandhi voudrait que le jaïnisme, une des plus vieilles religions du monde, se transforme en idéologie moderne, antiproductiviste, sociale, écologique, végétalienne et protectrice des animaux. L'idée est séduisante mais comment réaliser cette métamorphose ?

Quoi qu'il en soit, pour le moment, le jaïnisme reste une religion et, comme toutes les religions, il souffre, lui aussi, d'une force d'inertie. Cependant, il serait injuste de lui faire un procès alors que l'on constate que ses moines et nonnes doivent être végétaliens et que ses simples fidèles doivent être végétariens. Et ça c'est la norme ! Quelle autre religion importante pourrait en dire autant ? Même le bouddhisme, qui pour l'Occidental moyen paraît la quintessence de la religion non violente, ne rejette pas d'une façon absolue la créophagie. Bouddha en certains cas considérait comme légitime, l'usage de la viande [21].

Conformément à la tradition, des temples de religions indiennes avaient souvent en annexe un hôpital (ou hospice) pour des êtres humains et un hôpital (ou refuge) pour des animaux. Les temples jaïns avaient une tradition particulière concernant ces refuges (panjrapoles). Certains disent que cette coutume n'est plus ce qu'elle était. Selon Maneka Gandhi, des hôpitaux jaïns pour animaux n'existent plus ou, lorsqu'ils existent, ils manquent de l'expertise nécessaire pour soigner des animaux malades, âgés ou mourants. D'après une courte enquête que nous avons effectuée, il apparaît malgré tout qu'aujourd'hui beaucoup de jaïns s'efforcent de ne pas être que des végétariens passifs. Si on prend en considération que l'Inde a une superficie de 3 268 000 km2 et plus d'un milliard d'habitants et que les jaïns ne représentent qu'un pour cent - au maximum - de la population de ce grand pays, on peut dire que, proportionnellement, les jaïns sont le groupe religieux le plus actif dans le domaine de la protection animale. Selon Joellen Secondo, une amie américaine des animaux qui connaît l'Inde, pratiquement tous les refuges pour vaches sont tenus ou soutenus par des jaïns [22].

Une population (relativement) importante de jaïns vit dans l'Etat de Gujerat, dans le nord-ouest de l'Inde. En 1980, lors de la famine, des jaïns y ont organisé une opération de sauvetage d'animaux à grande échelle. En 2008, les jaïns y ont obtenu une décision de justice qui ordonnait la fermeture des abattoirs locaux pendant la durée d'un de leurs jeûnes religieux. Cette décision provoqua la colère des supporteurs de l'exploitation animale en Inde et à l'étranger.

D'autre part, d'après nos informations, dans ce même État de Gujerat, il y a au moins trois hôpitaux/refuges pour animaux opérationnels jaïns. Nos interlocuteurs [23], à travers divers courriels échangés en juillet 2009, nous signalent l'existence de plusieurs autres refuges dans le reste de l'Inde, tenus par des jaïns seuls ou en association avec d'autres. Dans les États de Gujerat (50 millions d'habitants) et de Maharashta (96 millions d'habitants), l'organisation Samast Mahajan coordonne un grand réseau d'informateurs et renseigne efficacement la police sur les violations de la loi concernant le transport des animaux. Au sein de cette organisation, les jaïns auraient un rôle prépondérant.

Nemu Chandaria nous informe qu'au Royaume Uni (où il vit) des jaïns soutiennent financièrement plusieurs refuges. Il nous dit aussi que le président de Young Indian Vegetarians (Jeunes indiens végétariens) est un jaïn, M. Nitin Mehta, M.B.E, promoteur très actif du végétalisme et de l'Ahimsa.

Nous ne pouvons clore ce sujet sans mentionner le grand hôpital jaïn pour oiseaux de Delhi. Cet hôpital a été fondé en 1956 par des jaïns à Chadni Chowk (Delhi) et est situé près d'un temple. Il s'agit d'un bâtiment de trois étages qui peut accueillir jusqu'à 10 000 oiseaux. Tous les jours il reçoit 60 à 70 oiseaux malades ou blessés. Le taux de guérison est de 75%. Ceux qui ont amené un oiseau peuvent, s'ils le veulent, aller prier pour sa guérison au temple voisin. Cet hôpital pour oiseaux dispose d'une unité de soins intensifs ainsi que d'un laboratoire de recherche [24].

Une doctrine méconnue
et porteuse d'avenir ?

La doctrine jaïne est généralement ignorée de la pensée européenne. Schopenhauer – admirateur des doctrines indiennes et défenseur des animaux – parle surtout des Vedas, des Upanishads, de brahmanisme et de bouddhisme. Il est vrai qu'à son époque on considérait le jaïnisme comme une sous-école du bouddhisme [25].

À notre connaissance, le seul philosophe européen de renom réellement influencé par le jaïnisme est Albert Schweitzer, dont non seulement la pensée mais aussi l'action sur le terrain doivent beaucoup à celui-ci. Il est intéressant d'observer que Schweitzer, sans le proclamer tout haut, avait tenu à établir, à côté de son hôpital de Lambaréné au Gabon, un hôpital/refuge pour animaux [26]. Ce schéma (pasteur et médecin ; hôpital pour êtres humains et hôpital/refuge pour animaux) est conforme à la philosophie jaïne.

Maneka Gandhi et Nitin Mehta (le président de Young Indian Vegetarians) ont raison de vouloir promouvoir le jaïnisme comme doctrine capable de donner des réponses philosophiques, économiques, sociales et écologiques aux graves questions qui se posent au monde actuel. Déjà Mahatma Gandhi, avec sa doctrine de résistance non-violente (Satya Graha) inspirée de l'Ahimsa, a révolutionné l'action politique moderne. Qui nous dit qu'un autre Indien de génie, inspiré par le jaïnisme, ne pourrait pas faire davantage pour le bien de tous les êtres vivants de cette planète ?

_____

Notes

[*] L'Institute of Jainology est une organisation jaïne qui œuvre pour l'étude et la promotion du jaïnisme ; www.jainology.org

[1] Sur cette question cf. Jacques Scheuer, « L'homme et l'animal selon la tradition de l'Inde » in « Les animaux dans les religions », Lumen Vitae, Revue internationale de catéchèse et de pastorale, Bruxelles, septembre 1999, p. 322.

[2] Vocabulaire de Théologie biblique, Éditions du Cerf, Paris, 1991, p. 67.

[3] Cf. Scheuer, op.cit., p. 318

[4] Il y a eu une période pendant laquelle le jaïnisme fut très répandu. Actuellement, il y aurait 4 à 12 millions de Jaïns, selon les sources. Ils sont très influents socialement, culturellement et politiquement.

[5] Sa mère était jaïne. Le premier maître spirituel de Gandhi fut l'ascète jaïn Shrimad Rajchantra.

[6] Exposé de Gira Gratier, représentante de la communauté jaïne, in Les animaux ont-ils une âme ?, Actes du colloque organisé le 18 avril 2001, à Auderghem (Bruxelles) par l'association Planète Vie RNS, avec le soutien du gouvernement Bruxelles-Capitale, dans le cadre du cycle de conférences sur le thème de « L'Économie et le Vivant ».

[7] Gira Gratier, op. cit.

[8] Gira Gratier, op. cit.

[9] Cf. Albert Schweitzer, Les grands penseurs de l'Inde, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1962, p. 65.

[10] Gira Gratier, op. cit.

[11] Schweitzer, op.cit., p. 65.

[12] « Hims est la forme désidérative de la racine verbale han (tuer, léser). Ce verbe signifie donc vouloir tuer, vouloir nuire. » (Schweitzer, op.cit., p. 64)

[13] Courriel de Harshad Sanghrajka, daté du 15 juillet 2009, adressé à l'auteur.

[14] Cf. Schweitzer, op. cit., p. 15.

[15] Gira Gratier, op. cit.

[16] Gira Gratier, op. cit.

[17] Schweitzer, op. cit., p.66.

[18] Schweitzer, op. cit., p.64.

[19] Maneka Gandhi est la veuve de Sanjay Gandhi, fils d'Indira Gandhi. Elle est députée et a été plusieurs fois ministre : une fois ministre de l'environnement, deux fois en charge de la protection animale. Maneka Gandhi est une des principales figures de la protection animale en Inde mais aussi au niveau mondial.

[20] Interview de Maneka Gandhi, s.d, propos recueillis par Ashwin Mehta pour le journal d'Ahimsa Foundation, http://www.jainsamaj.org/literature...

[21] Sur cette question cf. Schweitzer, op.cit., pp. 79-80.

[22] Cf. INDIA New England on line, 6 août 2007, http://www.indianewengland.com

[23] MM. N. Chandaria et Jaysuka, de l'Institute of Jainology et Girish Shah, de l'organisation Samast Mahajan, que nous tenons à remercier ici.

[24] Cf. Wildlife Worldwide, http://www.wildlifeextra.com/go/wor...

[25] Cf. Schopenhauer, Sur la religion, traduction, présentation, notes, par Étienne Osier, GF-Flammarion, Paris, 1996, note 196, pp. 177-178.

[26] Cf. Daniel Halévy, « Connaissance d'Albert Schweitzer » in R. Amadou (dir.), Albert Schweitzer, Études et Témoignages, Édition de la Main Jetée, 1951, p. 290. Voir aussi, Jean Nakos, « Albert Schweitzer et l'éthique envers les animaux » in Cahiers antispécistes n° 29, février 2008, p. 66-68, http://www.cahiers-antispecistes.or...

Share and Enjoy !

0Shares
0 0