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Cahiers antispécistes n°37 - [Livre] - Quels droits politiques pour les animaux ? - Introduction à Zoopolis

Épilogue

Un jour, une poule rousse est arrivée dans notre jardin. À la nuit tombée, elle s’est réfugiée dans le garage. La croyant égarée, le lendemain nous l’avons reconduite chez notre voisin, quelques cent cinquante mètres plus loin. Mais elle est revenue jour après jour. La nuit, elle s’installait pour dormir sur une étagère du garage dans une caisse contenant des chaussures, malgré les propositions de cartons mieux aménagés. Elle est vite devenue familière, accourant chercher de la compagnie ou des friandises dès que nous sortions. Nous avons fini par lui installer une cabane en bois garnie de paille à l’intérieur du garage pour qu’elle y soit vraiment chez elle. L’oiselle courait avec une démarche de dinosaure, s’invitait à la maison quand elle trouvait une porte entrouverte, était à l’aise avec tout le monde. Quand ses plumes arrachées ont repoussé, elle est devenue encore plus belle. Nous avons compris qu’elle avait quitté le poulailler du voisin, où elle était la dernière arrivée, parce que les autres poules la persécutaient. Suite à son déménagement, ses congénères sont venues une ou deux fois sur son nouveau territoire, puis on ne les a plus revues, sauf une petite poule blanche et vive qui est devenue la meilleure amie de Poulinda. Chaque matin, dès que le voisin ouvrait la porte de son poulailler, elle se précipitait chez nous. En arrivant, elle se perchait sur la fenêtre de la cuisine. Me voilà ! Puis elle passait la journée avec Poulinda. Elles étaient souvent à quelques centimètres l’une de l’autre, à s’intéresser à la même touffe d’herbe, à gratter le même carré de terre, à prendre un bain de poussière au même moment, à se mettre à l’abri ensemble quand il pleuvait, à se chamailler de temps à autre. Quand il y avait distribution de biscuits, Poulinda se présentait avec les chiens et prenait comme eux les morceaux dans la main, tandis que Blanquita attendait en trépignant d’impatience qu’on les lui lance à terre. Au crépuscule, Blanquita repartait d’un pas décidé vers son propre poulailler, chez le voisin, juste avant qu’il ne ferme la porte pour la nuit, et revenait dès le matin suivant.

Toutes les deux étaient à mes côtés ce jour de la fin juillet 2013 où j’ai commencé à lire Zoopolis. C’était un de ces moments parfaits où la vie est toute simple et splendide. Il faisait un temps radieux. Nous étions sur la pelouse. Le livre était captivant, et quand je levais les yeux, je voyais les poulettes, mon humain de compagnie, les chiens et une des chattes, qui étaient venus là eux aussi se dorer au soleil ou s’affairer mollement. Les uns et les autres passaient me visiter par moments. Nous avons un peu joué à la balle avec les chiens. Noumène, la chatte, a insisté pour que Milane lui lèche le postérieur, ce qu’elle a fait aimablement. C’était drôle de regarder Blanquita creuser un véritable cratère pour son bain de poussière. Elle avait un style bien à elle, assez éloigné de la technique réglementaire : lorsqu’elle pédalait avec beaucoup d’énergie, il lui arrivait de se retrouver les pattes en l’air.

Au cours des jours suivants, ce fut un plaisir de poursuivre la lecture. « Ils sont fort les auteurs de couvrir un sujet vaste, en apportant un souffle neuf ; et ils ont le charme des gens érudits qui savent écrire avec simplicité » me disais-je.

Il y a eu ce dimanche où Poulinda a été tellement agitée et indignée que nous démontions sa petite maison de bois pour la nettoyer et la désinfecter, puis s’est rassérénée quand tout a été remis en place. Elle-même avait besoin de soins aux pattes à cause de parasites. Elle se laissait placidement poser debout dans la bassine d’eau tiède, puis nous faisait toute confiance pour lui masser les pattes avec un produit.

Plus tard, en travaillant sur Zoopolis, j’ai souvent pensé à Poulinda et Blanquita, parce qu’elles faisaient partie du moment de paradis où j’ai ouvert le livre pour la première fois, et que deux semaines plus tard, un renard les a tuées à deux pas de la maison. C’était un événement improbable qu’il ou elle prenne le risque de s’aventurer là en plein jour. Des renardeaux à nourrir peut-être ? Des dizaines de scénarios où les poules ont la vie sauve vous passent par la tête ; on aurait certainement agi pour que l’un d’eux se réalise si on avait su remonter le temps. Pourtant, on sait qu’il ne pouvait pas y avoir de happy end. Mettons que Sami aurait été dans le jardin. Il se serait précipité sur le renard et l’aurait poursuivi à toutes pattes jusqu’à ce que celui-ci le sème en disparaissant dans les fourrés. Puis, le renard se serait rattrapé d’avoir raté les poules en chassant des mulots. Ou alors, il serait rentré bredouille au terrier et les renardeaux auraient eu faim. Dans tous les cas, l’histoire finit mal pour quelqu’un. Que vous voulez-vous tirer de ça ? Je n’ai pas de théorie pour dire qu’il serait plus juste que ce soit tel ou telle qui se retrouve avec le mistigri. Quand on se met à penser ainsi, on est facilement aspiré vers une sorte de nihilisme : à quoi bon se bouger puisque ça finira mal pour quelqu’un ; ça finira même mal pour tout le monde puisque « à long terme, nous serons tous morts » et le prélude à la mort est rarement exquis. Mais n’est-ce pas confondre sinistrose et lucidité ? Dans un film, le tout n’est pas le moment du mot « fin ». Le petit coin du monde où je me trouvais lorsque j’ai ouvert Zoopolis a bien existé. Il était beau pour nous tous, plumues, pelus ou cunus. Une grosse poule rousse et une petite poule blanche avaient contribué à le rendre ainsi. Il ne tient qu’à nous de faire en sorte que toute la province du vivant faite des sociétés humanimales lui ressemble.

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