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Cahiers antispécistes n°38 - juin 2016

Des productions animales sans exploitation des animaux ?

Un extrait de Zoopolis

Traduit de l’anglais (Canada) par Estiva Reus

Zoopolis – A Political Theory of Animal Rights de Sue Donaldon et Will Kymlicka est paru aux éditions Oxford University Press en novembre 2011. Nous remercions les auteurs d’avoir permis aux Cahiers antispécistes de traduire et de publier l’extrait (pages 134-142) ci-après. Il appartient au chapitre 5 « Citoyenneté des animaux domestiques ». Pour une vue d’ensemble de l’analyse de Donaldson et Kymlicka, se reporter au numéro 37, hors série, des Cahiers antispécistes qui leur est entièrement consacré. Ou mieux : lire Zoopolis.
La Rédaction.

 

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Usage de produits animaux

Comme on l'a vu au chapitre 4, plusieurs théoriciens des droits des animaux ont tenté de distinguer les « utilisations » (légitimes) des animaux de leur « exploitation » (illégitime). Comme le notent à juste titre ces auteurs, entre humains, il nous arrive souvent d'utiliser autrui de diverses manières pour satisfaire nos besoins et désirs, et cela n'est pas forcément problématique sur le plan moral. Dans les sociétés humaines, les exemples d'utilisations inoffensives sont légion, que ce soit dans les transactions économiques ou d'autres formes d'échange, y compris s'agissant de produits corporels tels que le sang ou les cheveux. La question est de savoir à quel moment on bascule vers l'exploitation.
Nous avons expliqué que cette distinction, bien que valable, ne peut être faite qu'à la lumière de la théorie sous-jacente de l'appartenance sociale [membership]. Considérons par exemple la question de savoir ce qui constitue une exploitation des immigrés. On ne peut pas y répondre simplement en se demandant si les migrants sont mieux qu'ils ne l'auraient été dans leur pays d'origine. (Pour des réfugiés fuyant la famine ou la guerre civile, pratiquement toute forme d'existence, y compris l'esclavage, peut constituer un mieux.) De même, on ne peut pas déterminer ce qui relève de l'exploitation des enfants simplement en se demandant s'ils sont mieux que s'ils n'étaient pas venus au monde. (Là encore, il se pourrait que même une vie de totale servitude soit préférable à ne pas naître du tout.) On doit plutôt se demander quelles formes d'utilisation des personnes sont compatibles avec l'appartenance pleine et entière à la société, et quelles autres les condamnent au statut permanent de classe ou caste subordonnée.
Dans le cas humain, nous disposons d'un certain nombre de repères et lignes directrices pour établir cette distinction. Par exemple, les enfants ou les immigrés peuvent temporairement ne pas accéder à l'intégralité des droits des citoyens (le temps qu'ils mûrissent ou s'intègrent dans une nouvelle société), mais pas en être écartés de façon permanente. À un moment donné, chaque citoyen doit avoir la liberté de faire des choix pour sa propre vie (où il habite, travaille, noue des relations sociales, etc.) et de déterminer lui-même comment il sera « utilisé » par d'autres. En d'autres termes, le fait d'avoir des alternatives et d'être libre de sortir des situations abusives constitue un rempart majeur contre l'exploitation. Il se peut que nous amenions des enfants ou des migrants à entrer dans la communauté avec l'attente de tirer avantage de leur présence. Mais une fois qu'ils sont là, ils sont des membres à part entière de la société, avec tous les droits afférents. On peut tirer avantage de leur travail, mais pas planifier unilatéralement le déroulement de leur vie, ni restreindre leur accès à la pleine citoyenneté.
Nous pensons qu'il doit en être de même pour les animaux domestiques. Il est légitime d'utiliser les autres si les termes de la relation établie avec eux reflète et soutient le statut de membre à part entière de la société des deux parties, plutôt que de subordonner en permanence l'une à l'autre, et ceci requiert à son tour (dans la mesure du possible) de respecter l'agentivité et les choix de chacun. Parce que les animaux domestiques sont fortement dépendants des humains tout au long de leur vie, ils sont particulièrement vulnérables à l'exploitation. Il est très difficile pour des animaux d'exercer un doit de sortie [right of exit], ou d'opposer une résistance efficace à l'exploitation. Les humains ont une propension aiguë à ignorer l'agentivité animale – à « garder la main sur tout », selon les mots de Zamir (2007). Comme ils sont fortement intéressés par l'utilisation des animaux, le risque est grand qu'ils se représentent leurs besoins et préférences de la manière qui les arrange. C'est pourquoi nous avons insisté sur la nécessité de reconnaître l'agentivité animale et de permettre son exercice. Nous avons la responsabilité de chercher à comprendre ce que les animaux parviennent à exprimer de leurs besoins et préférences, et de faciliter la réalisation de leurs projets de vie.
Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas utiliser les animaux, ou tirer profit d'eux, mais que nous ne pouvons le faire que dans des conditions compatibles avec leur agentivité et leur qualité de membres de la société. Examinons pour commencer des utilisations qui entrent dans la catégorie des usages inoffensifs. Bien des gens ont grand plaisir à regarder des chiens jouer et courir librement dans un parc. En un sens, ils les utilisent pour leur plaisir, mais cet usage n'impose rien aux chiens et ne leur porte nullement préjudice. Il ne fait pas non plus peser sur une eux une conception purement instrumentale : le fait que nous tirions plaisir d'eux ne signifie pas que « les chiens n'existent que pour donner du plaisir aux humains ». Que des humains partagent leur vie avec des chiens pour le plaisir (et pour la compagnie, l'amour et l'inspiration) est compatible avec le fait que les chiens existent pour eux-mêmes (tout comme c'est le cas des humains qui vivent avec nous).
Maintenant, considérons un cas où il est plus évident qu'il y a utilisation. Imaginez que dans la commune d'Ovinville, les moutons sont membres à part entière de la communauté qu'ils forment avec les humains. Leurs droits fondamentaux sont protégés. Ils jouissent de tous les attributs de la citoyenneté. Ils vaquent librement dans de vastes prairies abondamment pourvues en abris et offrant une alimentation variée, sous l'œil vigilant des humains qui les protègent des prédateurs, prennent soin de leur santé et apportent les suppléments adéquats à leur alimentation. Les humains bénéficient de la compagnie des moutons mais en tirent aussi profit d'autres manières. À certaines périodes de l'année, les moutons parcourent les parcs publics et y maintiennent l'herbe rase. Ou, comme dans l'île danoise de Samso, ils broutent dans les champs couverts de panneaux solaires et empêchent l'herbe de pousser trop haut et d'obscurcir les panneaux. Ou encore, comme dans de nombreux endroits d'Europe, ils aident en broutant à maintenir des zones pastorales ouvertes qui abritent une faune et une flore diversifiées (Frazer, 2009 ; Lund et Olsson, 2006). Les humains tirent aussi profit de la présence des moutons en collectant leurs excréments et en les employant pour fertiliser leurs jardins d'agrément ou leurs potagers. Ces utilisations semblent totalement inoffensives : les moutons font simplement ce que font les moutons, et les humains bénéficient de cette activité non contrainte.
Considérons maintenant un cas plus délicat. Les humains d'Ovinville devraient-ils utiliser la laine des moutons ? L'exploitation commerciale de la laine porte préjudice aux moutons à maints égards. Elle les soumet à des traitement douloureux et effrayants afin que la collecte de la laine soit une activité profitable (sans compter que les moutons finissent à l'abattoir). Mais on peut imaginer des conditions éthiques d'utilisation de la laine. Contrairement aux ovins sauvages qui muent naturellement, les moutons domestiques ont subi une sélection destinée à accroître leur production de laine, et beaucoup de races ont perdu leur capacité à perdre naturellement leur toison [1]. Ils ont besoin d'être tondus une fois par an pour éviter des maladies et ne pas souffrir de la chaleur. À Farm Sanctuary, un refuge situé au nord de l'État de New York, on tond les moutons une fois par an, pour leur bien. On se rendrait coupable de négligence en ne le faisant pas. L'expert en tonte du refuge prend grand soin que les moutons restent calmes et veille à réduire autant que faire se peut le stress et l'inconfort causés par la tonte. Une fois tondus, les moutons sont visiblement soulagés d'être débarrassés du poids de leur toison. Mais que faire de la laine ? Puisque Farm Sanctuary adhère à une philosophie opposée à tout usage humain des animaux, la laine n'est pas utilisée par des humains, mais répandue dans les bois pour que les oiseaux et autres animaux puissent en garnir leur couche [2].
Dans un monde qui a une conception si lourdement instrumentale des animaux, un tel geste est peut-être une bonne façon d'ébranler la vision qu'ont la plupart des humains de leur droit d'utiliser les animaux. Toutefois, lorsque nous cherchons à imaginer une société humanimale juste à Ovinville, l'idée d'interdire aux humains d'utiliser la laine de moutons qui de toute façon doivent être tondus pour leur bien commence à sembler pernicieuse. Une telle interdiction repose soit (a) sur l'hypothèse que toute utilisation constitue une exploitation, soit (b) sur l'hypothèse que l'utilisation mènera inévitablement vers la pente glissante qui aboutit à l'exploitation. Nous avons déjà contesté la première hypothèse – que tout usage est une exploitation – en nous référant au cas humain. Utiliser les autres n'est pas nécessairement les exploiter. En réalité, refuser de les utiliser – les empêcher de fait de contribuer au bien commun – peut être une manière de leur interdire l'accès à la pleine citoyenneté. (Voyez à ce propos comment l'interdiction faite à des groupes humains d'accéder à certaines occupations est le signe qu'ils sont des citoyens de seconde classe : par exemple, exclure les Juifs de certaines professions ou interdire aux Arabes israéliens de servir dans l'armée.) La citoyenneté est un projet social coopératif qui reconnaît l'égalité entre tous, dans lequel tous profitent des bienfaits de la vie en société et tous, selon leurs capacités et leurs inclinations, contribuent au bien commun. Transformer un groupe en caste subordonnée qui travaille pour les autres, c'est dénier la citoyenneté à ses membres, mais refuser de considérer ce groupe comme un contributeur potentiel au bien commun constitue aussi un déni de citoyenneté.
Les types de contributions varient grandement. L'apport de certains peut résider simplement dans leur participation à des relations confiantes et affectueuses, tandis que la contribution d'autres peut revêtir une forme plus matérielle [3]. L'important est qu'il soit permis à tous de contribuer sous une forme qui leur convienne. C'est une composante vitale de la dignité – pas seulement du respect de soi tiré de cette contribution (après tout, tout le monde n'a pas la capacité mentale d'éprouver le respect de soi), mais aussi du respect que nous inspirons aux autres par nos contributions. Farm Sanctuary place les animaux domestiques dans une classe à part, une catégorie spéciale d'êtres protégés, plutôt que de les voir comme des citoyens d'une communauté politique mixte humanimale. Mais protection et utilisation ne sont pas nécessairement antinomiques. Si Ovinville permettait aux humains d'utiliser la laine, les intérêts de tous pourraient néanmoins être pris en compte également, et les droits de tous pourraient être protégés. De plus, on considérerait que tous contribuent au bien commun. Les individus seraient très différents quant à leurs capacités, agentivité, degré de dépendance ou d'autonomie, mais tous seraient perçus comme des participants volontaires au projet social, et non comme une classe à part exclue du « donner et recevoir » de la vie en commun.
Mais la seconde préoccupation demeure : qu'une pente glissante conduise à passer de l'utilisation à l'exploitation. Comme dans toutes les circonstances où l'on s'inquiète d'une pente glissante, il faut examiner avec soin de quels butoirs nous disposons. Le principal facteur poussant à dévaler la pente est la commercialisation. Une forte pression en direction de l'exploitation s'exerce quand la recherche du profit entre en jeu. Par exemple, les mesures prises pour minimiser l'inconfort causé aux moutons par la tonte coûtent de l'argent. Si vous voulez accroître le profit, vous pouvez être tenté de minimiser ces mesures. Bien entendu, des pressions similaires s'exercent en matière d'activité économique humaine : elles poussent à augmenter la durée du travail, réduire les salaires, compromettre la sécurité des lieux de travail, etc. Dans le cas humain, les travailleurs (dans une société juste) peuvent résister à la pente glissante par la négociation collective, l'action politique, ou le droit de sortie. Les animaux eux aussi peuvent exercer des formes de résistance (Hribal, 2007, 2010). De plus, à Ovinville, il serait possible d'assurer que des protections similaires soient en place pour les moutons via des curateurs qui négocieraient, interviendraient dans le débat public en leur nom, et défendraient leurs intérêts. Si pour quelque raison il s'avérait impossible de protéger les moutons du glissement vers l'exploitation lié à la recherche du profit, la commercialisation de la laine et des produits dérivés pourrait être tout simplement interdite. Après la tonte annuelle, Ovinville pourrait permettre aux résidents d'utiliser la laine à leur guise, mais leur interdire de la vendre et de vendre des objets en laine. (Ou encore, on pourrait établir une commercialisation sans but lucratif où la totalité des recettes irait à l'entretien des moutons.)
La commercialisation de la laine est-elle incompatible avec le respect des droits de moutons ? Lorsqu'un groupe de citoyens est particulièrement vulnérable à l'exploitation, les pressions liées aux activités commerciales font-elles peser une menace trop lourde sur la préservation de leurs intérêts ? Voilà des questions qui peuvent faire l'objet de désaccords raisonnables. Il en va de même s'agissant de groupes humains vulnérables. Vaut-il mieux interdire aux enfants de travailler pour de l'argent, ou bien est-il préférable de réglementer scrupuleusement leur travail ? L'emploi des personnes présentant des déficiences intellectuelles sévères doit-il être interdit ? Restreint aux secteurs sans but lucratif ? L'interdiction prive les individus d'une opportunité de réciprocité citoyenne. La recherche du profit exige que l'on prenne d'énormes précautions et mesures de surveillance pour protéger les travailleurs vulnérables de l'exploitation. […] [4]

Utilisation de travail animal

Jusqu'ici, nous nous sommes intéressés à des cas où les humains bénéficient de l'utilisation d'animaux qui ne font rien d'autre que ce qu'ils font naturellement : brouter, déféquer, produire de la laine, des œufs ou du lait. Une forme différente d'utilisation consiste à former des animaux afin qu'ils effectuent divers types de tâches pour les humains : par exemple, les chiens employés dans le domaine de l'assistance et de la thérapie, ou les chevaux utilisés par la police. Certains emplois peuvent être occupés par des chiens ou d'autres animaux sans beaucoup de formation préalable. Pour reprendre l'exemple d'Ovinville, on peut imaginer que la communauté comporte quelques chiens et ânes qui aident à protéger les moutons. Ce comportement protecteur est chez eux un instinct naturel (fortement renforcé par la sélection de certaines races de chiens) ; il ne requiert pas beaucoup d'éducation ; on peut imaginer sans peine qu'un chien ou un âne faisant quelques travaux de garde mènent une existence pleine et épanouie. Quelques mesures devraient être adoptées à Ovinville pour prévenir l'exploitation des gardiens. Par exemple, seuls des chiens et ânes qui aiment ce travail et apprécient la compagnie des moutons seraient sollicités. Pour s'en assurer, on devrait offrir à ces animaux la possibilité d'opter pour d'autres activités que la garde des moutons (rester couchés, passer leur temps avec des humains, rester dans un pré avec des congénères, etc.). En tout état de cause, les heures de travail devraient être strictement limitées, afin que les chiens et les ânes ne se sentent pas de service en permanence. Avec toutes ces mesures en place, on peut imaginer qu'une vie partiellement consacrée à la garde des moutons pourrait être profondément satisfaisante : elle comporterait des occupations variées, inclurait les satisfactions tirées d'une activité dirigée vers un but, et procurerait des relations sociales en abondance.
Il en va sans doute de même pour d'autres types de travaux canins. Par exemple, une chienne très sociable peut aimer accompagner son humaine quand elle se rend auprès de malades hospitalisés ou dans des résidences pour personnes âgées, et ainsi faire du travail social. Il se peut que des chiens (ou des rats) puissent effectuer des travaux faisant appel à leur flair exceptionnel sans avoir à subir une formation trop contraignante : aider des humains à détecter des tumeurs ou la survenue prochaine d'une crise d'épilepsie, les assister pour repérer des substances dangereuses ou chercher des personnes disparues. Toutefois, nous tenons à souligner que ces utilisations impliquent un fort risque d'exploitation des animaux et devraient être strictement réglementées. Pour échapper à l'exploitation, l'animal doit être en position de pouvoir indiquer clairement qu'il aime faire cette activité, qu'il apprécie la stimulation et les contacts qu'elle lui procure ; le travail ne doit pas être le prix qu'il est obligé de payer pour recevoir l'amour, l'approbation les friandises et les soins qui lui sont dus (et dont il a besoin). Le travail doit être contrebalancé par beaucoup de temps libre permettant aux chiens de pratiquer d'autres activités et de fréquenter leurs amis humains et canins. En d'autres termes, les chiens (et autres travailleurs animaux) devraient avoir autant de possibilités que les citoyens humains de maîtriser les conditions de leur contribution à la société, et pouvoir comme eux suivre leurs propres inclinations sur la manière de mener leur vie et sur le choix des individus avec qui ils passent du temps.
Un des dangers est que les humains modèlent et manipulent pour leurs propres fins les besoins et préférence des animaux. C'est le problème classique des « préférences adaptatives », depuis longtemps reconnu en matière de justice intra-humaine. Une des pires formes d'injustice est la manipulation ou le lavage de cerveau des opprimés qui les conduit à accepter l'oppression comme naturelle, normale ou méritée. C'est un sujet qui a fait l'objet de développements théoriques à propos des femmes, des castes inférieures, et autres groupes socialisés de manière à accepter la subordination.
À l'évidence, le problème se pose aussi pour les animaux (Nussbaum, 2006, p. 343-344). Nous avons soutenu plus haut que tous les animaux domestiques avaient droit à une socialisation de base leur permettant de devenir des citoyens compétents. Nous avons également parlé du droit des individus animaux à disposer des conditions facilitant le développement des intérêts et capacités propres à chacun d'eux. Mais il s'agit d'un processus délicat. Dans le cas humain, nous savons faire la différence entre permettre aux individus de réaliser leur potentiel, et les contraindre, les modeler ou les soumettre à un lavage de cerveau pour les assigner à des rôles prédéfinis. Certains animaux très brillants s'épanouissent lorsqu'ils peuvent apprendre, exercer et développer leurs talents, accomplir des tâches, et s'engager dans des activités coopératives dirigées vers un but. On peut songer à l'exemple d'un chien très doué et énergique que rien ne rend plus heureux que de s'entraîner à l'agility avec sa compagne humaine [5]. Un certain degré de contrainte, de correction et de manipulation peut être nécessaire pendant ce processus d'apprentissage. Néanmoins, il peut être bénéfique pour un chien que ses humains le poussent quelque peu à persévérer dans ses efforts, tout comme il peut être bénéfique pour un enfant que ses parents l'incitent gentiment à continuer encore un peu les leçons de piano plutôt que de laisser tomber tout de suite. Des parents peuvent par exemple détecter un talent musical chez leur fille, et savoir qu'à long terme elle pourrait tirer une énorme satisfaction de savoir jouer du piano, même si dans l'immédiat elle n'en voit pas l'intérêt. Nous faisons confiance aux parents pour bien peser le pour et le contre parce que nous savons être dans un contexte où l'intérêt de l'enfant leur tient à cœur. Nous cessons rapidement de nous fier à eux si nous soupçonnons que leur but est uniquement de créer un jeune interprète pour satisfaire leur envie d'écouter de la musique en direct, ou de tirer un gain financier des concerts donnés par l'enfant, ou encore de pouvoir fanfaronner dans leurs conversations avec d'autres parents. Tout ceci est peut-être tolérable – dans le sens où il est admissible que les parents bénéficient du fait que leur enfant joue du piano – mais la motivation première de l'éducation doit être de servir les intérêts de l'enfant et de favoriser son développement.
Vue sous cet angle, une grande partie de l'éducation des animaux domestiques relève de l'exploitation. La plupart des animaux utilisés en zoothérapie, ainsi que des animaux d'assistance, ne sont pas éduqués pour développer leurs intérêts et leur potentiel propres ; ils sont modelés pour servir des fins humaines. (Il en va de même pour les chevaux servant de montures, les animaux dans l'industrie du divertissement et la plupart des autres formes de travail animal). Les animaux au caractère particulièrement docile sont repérés jeunes et enchaînés à leur future fonction. Il est fréquent que leur éducation soit très intensive, dure de longs mois, qu'elle recoure de façon non négligeable à la contrainte et à l'enfermement, et comporte des formes sévères de punition et de privation. Même la méthode dite du « renforcement positif » n'est souvent qu'un moyen de coercition à peine déguisé. Si le seul moyen pour un chien d'obtenir de l'affection, des friandises ou du temps pour jouer est d'exécuter des tâches pour plaire à des tiers, ce n'est plus de l'éducation, c'est du chantage. Beaucoup d'animaux travailleurs se voient refuser le temps de repos qui leur permettrait de courir librement, d'avoir des relations sociales, ou simplement d'explorer et connaître leur monde. Leur travail les place fréquemment dans des situations stressantes et même dangereuses. Ils sont souvent privés d'un environnement stable et de la continuité de leurs amitiés et de leur milieu de vie, pour être ballotés entre différents dresseurs, lieux de travail et employeurs humains. Loin de cultiver leur potentiel, on les formate pour en faire des êtres soumis. Leur agentivité n'est pas favorisée mais supprimée, afin de les transformer en outils efficaces pour contrôler une foule, divertir des humains, pratiquer l'hippothérapie, ou assister des personnes handicapées.
Quelque part entre l'âne dont la présence parmi les moutons tient les prédateurs à distance, et le chien guide d'aveugle qui, après avoir été soumis à des mois de dressage intensif, passe l'essentiel de sa vie à servir d'instrument au service d'un tiers, nous franchissons la ligne qui sépare l'utilisation de l'exploitation. Il est souvent difficile de situer exactement la frontière entre les deux, tout comme il est difficile de situer exactement le moment où quelqu'un commence à se dégarnir. Mais l'imprécision de la limite n'implique pas que nous soyons incapables de distinguer une chevelure abondante d'une franche calvitie. De façon générale, la ligne est franchie quand nous faisons entrer des animaux dans la communauté et qu'ensuite nous ne les traitons pas comme des citoyens à part entière. Le problème n'est pas que nous tirions profit des animaux, le problème est que le plus souvent nous le faisons à leurs dépens.

Références

Dunayer, Joan (2004). Speciesism, Derwood, MD, Ryce Publishing.

Frazer, Caroline (2009). Rewilding the World : Dispatches from the Conservation Revolution, New York, Metropolitan Books.

Hribal, Jason (2007). « Animals, Agency, and Class : Writing the History of Animals from Below », Human Ecology Review 14/1, p. 101-112.

Hribal, Jason (2010). Fear of the Animal Planet : The Hidden History of Animal Resistance, Oakland, CA, Counter Punch Press and AK Press.

Lund, Vonne et Olsson, Anna S. (2006). « Animal Agriculture : Symbiosis, Culture, or Ethical Conflict ? », Journal of Agricultural and Environmental Ethics 19, p. 47-56.

Nussbaum, Martha (2006). Frontiers of Justice : Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge, MA, Harvard University Press.

Zamir, Tzachi (2007). Ethics and the Beast : A Speciesist Argument for Animal Liberation, Princeton, Princeton University Press.

Texte mis en ligne le 27 février 2016

Jo-Anne McArthur - Farm Sanctuary

[1] Ceci soulève la question de la reproduction future et de la possibilité d'inverser le processus. En raison de la sélection opérée sur eux, non seulement les moutons ne muent plus naturellement, mais l'épaisseur accrue de leur peau et de leur toison les rend vulnérables aux parasites et aux maladies. Il nous incombe de permettre les croisements entre différentes races ovines et d'inverser graduellement le processus. Toutefois, cela risque de prendre beaucoup de temps. De plus, bien que nous devions inverser les pratiques de reproduction qui ont provoqué inconfort et problèmes de santé chez les ovins, il n'est pas évident que dépendre des humains pour la tonte de la laine soit un problème en soi. De toute façon, si nous laissons les moutons choisir leurs partenaires et leurs occasions de reproduction, le résultat de la reproduction future ne sera pas entre nos seules mains. Les humains peuvent établir des paramètres généraux (par exemple, mélanger des troupeaux pour accroître la diversité des partenaires), mais l'évolution des ovins dépendra la fois des choix des moutons et des choix des humains, elle ne sera pas sous le strict contrôle des humains.

[2] Pour une discussion de la philosophie de non-utilisation de Farm Sanctuary, voir l'article de Susie Coston « Shearing Rescued Sheep » publié le 28 avril 2009 sur le site du refuge. Voir aussi cette affirmation de Dunayer (2004, p. 142) : « [Les humains] n'ont aucun droit de traiter comme leur propriété ce qui, en toute justice, appartient aux non-humains. On devrait considérer ces derniers comme propriétaires de ce qu'ils produisent (œufs, lait, miel, perles…), de ce qu'ils construisent (nids, abris, ruches…), et des habitats naturels où ils vivent (marais, forêts, lacs, océans…). Nous partageons l'idée que les animaux sont propriétaires de ce qu'ils produisent, mais cela n'écarte pas la question de savoir quel est l'usage juste de leurs produits. Les citoyens paient des impôts sur ce qui leur appartient, ils procèdent à des échanges pour accéder à ce qui appartient à d'autres, ou contribuent à l'entretien de ce qui appartient en commun à tous. Reconnaître que les produits animaux appartiennent aux animaux ne conduit pas nécessairement à une politique de « non-utilisation ». Cela conduit plutôt à exiger que l'utilisation s'inscrive dans un schéma équitable de citoyenneté, et dans le cadre d'une vie sociale où chacun donne et reçoit.

[3] ou une forme créative : voir le cas des animaux (domestiques et sauvages) qui participent spontanément aux performances artistiques du compositeur Murray Schafer réalisées dans des espaces sauvages. La musique stimule la participation de loups, d'élans, d'oiseaux, ainsi que des chiens compagnons des participants humains. Pour en savoir plus sur la Musique de loup de Schafer voir la page « Canadian Composers Portaits : R. Murray Schafer Disk 2 » du site Farolatino.com

[4] Dans la suite de cette section, non reproduite ici, Donaldson et Kymlicka abordent le cas des poules et des vaches dans une communauté dont elles seraient citoyennes. L'utilisation des œufs et du lait est discutée selon des principes similaires à ceux appliqués à la production de laine, en prêtant cependant attention aux particularités d'obtention de ces produits et aux conditions propres aux volailles et aux bovins pour pouvoir mener une vie satisfaisante [NdT].

[5] Il est plus douteux que ce soit vrai des chevaux. En général, ils rejettent les mors, harnais et cavaliers avant d'avoir été « débourrés », c'est-à-dire soumis à un entraînement prolongé et contraignant qui viole leurs droits fondamentaux. Les utilisations des chevaux qui requièrent de les harnacher et de les monter (soit la plupart des usages qu'on en fait, si l'on excepte les services qu'ils rendent en broutant ou en tant que compagnons) ne sont probablement pas conformes au respect de leur citoyenneté.

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