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Cahiers antispécistes n°25 - octobre 2005

Chroniques d’Australie

Jane Hendy est une Australienne résidant en France. Les trois récits ci-dessous sont extraits de son blog : http://www.redcow123.blogspot.com.

La Rédaction

Dans le nord

Mardi 26 avril 2005

Pour fuir un amour impossible, je me suis rendue dans le nord profond de l'Australie. J'ai trouvé du travail dans une ferme située à 120 kilomètres de la ville la plus proche. J'avais vingt ans.

Dans ces grandes fermes isolées, les enfants considérés trop jeunes pour aller en pension, suivaient leurs cours à distance avec l'aide d'une jeune femme employée pour ça. Je suis devenue une de ces jeunes femmes. Le salaire était très bas, mais on était nourrie et logée. En plus, on découvrait le pays. Mes élèves étaient deux filles de 7 et 9 ans. Elles étaient gentilles, le travail n'était pas difficile, et en plus il y avait des animaux.

Les chevaux d'abord : on m'a donné un cheval, un grand poney noir et blanc, dont je regrette d'avoir oublié le nom. Il y avait une dizaine de chevaux dans les enclos derrière la maison. On devait les surveiller de très près, car les étalons sauvages venaient souvent chercher les juments.

Des canards et des poules étaient en liberté dans le jardin. Il y avait aussi une famille de brolgas [1], des oiseaux sauvages très hauts sur pattes qui préfèrent marcher et danser que voler. Chaque année ce couple d'excentriques promenait son nouveau né, dès qu'il savait marcher, de ferme en ferme, comme pour le présenter aux gens. Ils sont restés chez nous pendant une ou deux semaines, et puis ils sont repartis vers la ferme voisine à 20 kilomètres à l'est.

Il y avait beaucoup de chiens de berger, très sales et couverts de tiques.

Et finalement, la raison d'être de tout ce monde : les moutons. Chaque jour on s'occupait d'eux, et chaque soir on les mangeait. Moi aussi je mangeais une côtelette presque tous les jours, jusqu'au jour où j'ai vu un mouton se faire égorger. Je suis entrée brutalement dans le végétarisme.

Dans le nord de l'Australie il n'y a que deux saisons, the wet (les pluies) et the dry (le sec). À la fin de la saison sèche, tous ceux qui savaient monter à cheval devaient aider à retrouver les moutons éloignés et les conduire vers les terres hautes.

Un matin très tôt nous étions cinq à suivre le patron à travers la plaine. La jument du patron était exceptionnelle : belle et nerveuse, infatigable. Elle n'avait qu'un oeil. Il m'a raconté que c'était un accident survenu pendant son débourrage : dès qu'il lui a mis la selle sur le dos, elle s'est jetée par terre dans une grande colère. C'est en frappant sa tête contre le sol qu'elle s'est blessée sur une pierre – tout l'oeil est sorti de l'orbite, et est resté suspendu par un fil de chair ou de nerf. Habitué à prendre des décisions sur le vif, et vivant trop éloigné de la ville pour s'habituer aux vétérinaires, il a pris son couteau et a coupé le fil. L'oeil est tombé parterre, la jument a survécu.

Toute cette longue journée, on a poussé vers les collines tous les moutons qu'on a trouvés. Dès qu'ils étaient à quelques mètres au-dessus de la plaine, on les abandonnait à leur destin.

Quand la pluie est arrivée, c'était presque biblique. Tout le pays était couvert d'eau. La ferme est devenue une sorte d'arche de Noé, car on a dû faire entrer beaucoup d'animaux de la basse-cour. Pour réchauffer les canetons fragiles, on les a mis dans un carton placé dans le four à température très basse, porte ouverte. La salle de classe, dont le sol était en terre battue, est devenue un refuge pour la volaille. Les enfants, qui en avaient l'habitude, ont continué calmement à faire leurs devoirs de calcul et de grammaire pendant que tout ces oiseaux picoraient et criaient autour d'elles. Quand un caneton malade a traversé la salle pour mourir à mes pieds, elles l'ont à peine remarqué.

Dès que la crue a diminué, on est sortis en Land Rover pour voir les dégâts. Sur la plaine, beaucoup de moutons étaient piégés dans la boue. Ils n'avaient pas compris qu'il fallait rester sur la colline. Au-dessus de leurs têtes planaient des corbeaux. À entendre leurs cris rauques, les moutons se débattaient furieusement, mais ils ne faisaient que s'enfoncer plus profondément. Et puis j'ai compris ce qui se passait : à la place de leurs yeux, il n'y avait que des trous ensanglantés. Les corbeaux les crevaient à coups de bec.

Mon patron a ri quand je lui ai demandé pourquoi il ne tuait pas les moutons blessés. « Il y a trop de moutons et les balles coûtent trop cher. »

Dans le nord de l'Australie, ça se passait comme ça. Peut-être que ça se passe toujours comme ça. Je n'y suis jamais retournée.

Mon pays

Dimanche 3 juillet 2005

Ma cousine Cathy habite dans le Cheshire, près du Pays des Galles, où elle a un grand jardin et un pré. À une époque, elle avait des moutons, qui étaient là pour manger l'herbe et aussi, je pense, pour leur présence réconfortante. Rien de plus agréable que de voir des moutons heureux en train de brouter l'herbe au fond du jardin. Elle s'occupait bien de son troupeau ; pourtant un jour une brebis est tombée malade. Cathy a appelé son vétérinaire, qui ne pouvait pas venir mais qui a envoyé sa nouvelle collègue. La jeune véto avait l'air très bien, gentille, souriante, en plus elle était Australienne. Cathy lui a expliqué que son père était originaire de ce pays lointain, ce qui l'a ravie. Elle avait le mal du pays, et parler avec une demi-Australienne l'a soulagée un peu.

Arrivée devant la brebis malade, tout à coup la vétérinaire a eu l'air gêné. Confrontée à un tricératops, elle aurait été plus à l'aise. Finalement, elle a confié à ma cousine qu'elle n'avait jamais soigné un mouton. Les vaches, oui, bien sûr. Les chevaux, par centaines. Mais les moutons… en Australie, il y en a trop. On ne les soigne pas.

On dit que l'Australie a bâti sa richesse sur le dos des moutons. Je ne sais pas si cela se traduit bien, en anglais c'est : « Australia's wealth was built on the sheep's back ». C'était tout au début du XIXe siècle, quand l'Australie n'était pas encore l'Australie, mais un bagne. John MacArthur a importé des moutons espagnols, des mérinos, et sa femme Elizabeth s'occupait du côté pastoral avec l'aide des bagnards. Bientôt, des colons ont traversé les Montagnes Bleues et ont avancé vers l'ouest, accompagnés par des troupeaux de moutons. Les Aborigènes n'aimaient pas ces animaux bizarres qui ne ressemblaient pas aux kangourous, et parfois ils les tuaient. Bien sûr, pour chaque mouton tué, les colons massacraient toute une famille d'Aborigènes.

La laine est devenue l'industrie principale de l'Australie, exportée surtout vers l'Europe pendant la révolution industrielle. Mais que faire avec toute cette viande qui était cachée par la laine ? Thomas Mort (son nom lui va comme un gant) a inventé un système réfrigérant pour les bateaux, et on envoyait des carcasses de moutons vers l'Angleterre. Les Anglais pouvaient non seulement s'habiller grâce aux mérinos australiens, mais ils les mangeaient en gigot le dimanche.
Quelques bémols. Jusqu'à 1840, il y avait beaucoup de bagnards pour garder les moutons. Après la fermeture du bagne, on a mis des clôtures partout et on a abandonné les moutons à leur destin. Puisque les mouches pondaient leurs oeufs sur les fesses crottées des moutons, ce destin était souvent d'être dévorés vivants par les asticots. Le problème, c'est la peau ridée des mérinos. Davantage de laine, bien sûr, mais aussi des endroits chauds et humides pour que les œufs des mouches prospèrent. Dans le pire des cas, les oeufs devenus asticots mangent la chair vivante des moutons (flystrike), ce qui est très douloureux et parfois mortel.

Un autre problème : la taille des troupeaux. Souvent entre 2000 et 4000 animaux ; sur les grandes fermes il peut y en avoir dix fois plus. Les éleveurs, même les plus prospères, n'ont jamais voulu employer de vrais bergers pour s'occuper de la santé des moutons. Traditionnellement, un homme à cheval accompagné par quelques chiens faisait l'affaire. Il les ramenait pour être tondus, castrés, abattus. Les soins apportés par un vrai berger, on ne les a jamais vus en Australie.

Le climat. Les mouches. Le manque total de soins. Le flystrike.

Dans les années 1930 un gardeur de bestiaux (a stockman), Monsieur J.H. Mules, a inventé un procédé pour éviter le flystrike. Non, il n'a pas convaincu les éleveurs de garder seulement les moutons sans rides, ni de couper régulièrement la laine sale autour des fesses, ni de sélectionner les moutons non-prédisposés génétiquement au flystrike, ni de doubler ni de tripler les effectifs des fermes. Non, il a trouvé une solution beaucoup plus radicale, qui consiste à écorcher vifs les moutons, sans anesthésie, en découpant la peau couverte de laine autour des fesses [2]. (Pour des photos en couleur, http://www.savethesheep.com). Cette pratique est toujours utilisée par 60% des éleveurs australiens.

Ca suffit pour aujourd'hui. Demain, je traduirai quelques arguments de PETA et des opposants australiens à cette pratique.

Si vous lisez l'anglais, pour voir comment l'industrie de la laine s'inquiète de la campagne de PETA :

http://woolisbest.com.

Ou tapez mulesing sur Google et choisissez.

La myase

Dimanche 17 juillet 2005

Je ne sais pas si on dit le ou la myase [3]. Les le et les la sont un grand problème pour certains anglophones. Le ou la myase est un grand problème pour les moutons. Voici quelques explications données par quelqu'un qui est très à l'aise avec les termes techniques [4]. Il est aussi très à l'aise avec les le et les la :

Je veux ajouter quelques éléments aux explications de Jane sur le flystrike. En français, on parle de myase (myiasis en anglais). Il s'agit, comme elle le dit, de l'infestation d'un corps animal par des larves de mouches. Beaucoup d'espèces différentes de mouches peuvent être à l'origine du phénomène. Elles sont actives surtout par temps chaud. Elles recherchent, pour pondre, des sites chauds et humides. Les sites de prédilection sont les zones uro-génitales et anales, les oreilles et les yeux, tout pli de peau moite, et toute plaie ouverte, même minime. Les oeufs éclosent très vite - en moins de 24 h souvent - et les larves s'introduisent rapidement sous la peau où elles sécrètent des substances enzymatiques qui liquéfient les tissus de l'hôte permettant ainsi aux asticots de se nourrir et de grandir. Ceux-ci cheminent de plus en plus profondément dans le corps de l'hôte. Les déchets de la dégradation tissulaire, plus des infections bactériennes, conduisent souvent à des septicémies mortelles. L'ensemble du processus doit être très douloureux pour la victime. Avant leur métamorphose, les larves se laissent tomber sur le sol où elles s'enterrent. Plusieurs pontes de mouches peuvent se succéder sur le même site, et il peut y avoir plusieurs sites simultanément sur le même animal. Les animaux faibles ou malades sont plus à risque que les autres. La prévention consiste en le maintien de la santé des animaux et d'une hygiène adéquate, et surtout en l'inspection régulière, voire quotidienne, des animaux lors des périodes propices aux attaques de mouches.

En France, les myases sont régulières dans les troupeaux de moutons dans certaines zones des Pyrénées. Les bergers ne s'en vantent pas car, évidemment, ce n'est pas à leur honneur, et les ventes de fromage risqueraient d'en souffrir si l'information était largement diffusée. Enfin, c'est ce qu'on m'a dit.

Il n'y a pas que les moutons qui sont concernés. Pratiquement tout animal blessé, malade, affaibli, ou simplement sale, s'il est exposé aux mouches à myase, peut en être victime. Oiseaux, lapins, chiens et chats entre autres sont souvent attaqués. Les hérissons seraient une cible fréquente s'ils circulent en plein jour. Et puis, j'ai vu un cas de myase assez massive sur une jambe d'Homo sapiens (enfin...) ici même, en France, il y a seulement quelques années. L'homme (45 ans, rude travailleur) avait une blessure à une jambe. Il n'avait pas regardé sous le pansement depuis un certain temps...

En fait, les moutons n'ont rien à faire en Australie.

U1

Merci U1. Donc, il y a plusieurs espèces différentes de mouches qui sont à l'origine de la myase, et moi j'avais dit bêtement (il y a quelques blogs) que c'est toutes les mouches. Maintenant, je me souviens qu'en Australie on parle de blowflies qu'il faut absolument éloigner de la nourriture avant qu'elle ne devienne flyblown ; et toutes les flies ne sont pas des blowflies.

Je viens de taper « myase » sur Google, et j'ai trouvé « La mouche à myase bien plus dangereuse que l'ours », sur le forum Ossau.net, où il s'agit d'échanges entre des habitants des Pyrénées.

Finalement, U1 a absolument raison : les moutons n'ont rien à faire en Australie. Aucun animal à sabots ne devrait vivre en Australie d'ailleurs. Les animaux australiens ont tous des pattes souples. Les plus grands, les kangourous, appartiennent à la famille des macropods ( « grandpieds »), leurs longues pattes ne font pas de mal à la terre. Les sabots des animaux européens, par contre, abîment la terre fragile, créant de l'érosion, un énorme problème en Australie.

[1] Grue d'Australie (Note de la Rédaction).

[2] Cette opération est appelée mulesing en anglais (NdR).

[3] On dit la myase (NdR).

[4] Jane Hendy cite ici un mail posté sur la liste vegetarien_fr par une personne qui signe « U1 », dans le cadre d'une discussion sur le mulesing et sur la campagne mené par PETA pour combattre cette pratique (NdR).

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