• en
  • fr
  • de
  • it
  • pt-pt
  • es
Cahiers antispécistes n°06 - mars 1993

« C’est horrible. »

Depuis longtemps j'ai souvent hasardé l'hypothèse selon laquelle parmi les gens relativement nombreux qui ne mangent pas de viande en invoquant la santé, l'écologie, etc., c'est-à-dire toutes les raisons autres que les animaux, il y en avaient beaucoup dont la vraie motivation, inavouée y compris à eux-mêmes, était le refus de participer au meurtre des animaux. Je n'ai cependant jamais eu de confirmation directe de cette hypothèse : voire, les personnes les plus violemment opposées aux thèses antispécistes se trouvent souvent parmi les végétariens, et personne ne m'a jamais avoué : « Oui, je disais que c'était pour ma santé, mais en fait, c'est vrai, je ne mange pas de viande parce que je suis contre le fait de tuer les animaux pour les manger. »

Je me suis agrippé malgré cela à mon hypothèse, parce qu'elle me paraissait logique. Tout le monde sait ce qu'est la viande, et la mort est une réalité trop frappante pour qu'un quelconque motif indirect me semble crédible. C'est cependant avec un plaisir certain que je lus récemment dans un livre fort intéressant [1] la transcription de l'entretien suivant, très frappant lui aussi :

- Alors, pourquoi ne mangez-vous pas de viande ?

- Oh, c'est trop cher pour moi. Mon ami et moi sommes boursiers et nous ne pouvons simplement pas nous le permettre.

- Est-ce là vraiment la seule raison ?

- Oui. Absolument. Nous n'avons simplement pas l'argent. C'est bien trop cher.

- Vous prenez donc encore plaisir à en manger si on vous invite chez des amis par exemple ?

- Eh bien, non, je préfère encore en fait ne pas en manger.

- Comment, même si vous ne payez pas ?

- Eh bien, oui. Je ne sais pas vraiment pourquoi. C'est juste que j'aime mieux pas. Je sais que c'est idiot, mais d'habitude nous demandons si on ne pourrait pas nous faire autre chose à la place.

- Vous devez avoir une idée de pourquoi, quand même ? Aidez-moi à comprendre.

- Je ne sais pas. Simplement je n'aime pas le goût.

- Vous voulez dire que vous vous êtes déshabitué au fait d'aimer ça du fait de ne pas en manger depuis si longtemps ?

- Non, je ne pense pas que ce soit ça. Je suppose... ça a avoir avec le fait de ne pas aimer l'idée de... je ne sais pas. Simplement de ne pas aimer l'idée de l'animal en train d'être... tué... pour que je puisse le manger. C'est horrible.

Les raisons indirectes qu'invoquent ces végétariens-là sont sans doute une fuite. Dans un monde qu'ils ne pensent pas pouvoir changer, ils s'évitent au moins la confrontation personnelle avec la violence alimentaire sanglante ; en mettant en avant de fausses raisons, en évitant d'accuser les autres de meurtre, ils espèrent qu'on les laissera tranquilles. Et c'est cette tranquillité que nous menaçons quand nous leur parlons de libération animale - d'où la fréquente violence de leur opposition, ou, souvent aussi, le refus hystérique de comprendre nos paroles.

Je n'aime pas reprocher à quelqu'un de fuir, d'autant que fuir est ici largement compréhensible. Malheureusement, l'expérience me fait penser que la plupart des végétariens « inoffensifs », dont on se plaît à nous vanter la « tolérance », sont pour le mouvement de libération animale plus souvent des boulets que des alliés potentiels.

[1] Nick Fiddes, Meat: A Natural Symbol (éd. Routledge, Londres, 1991), pp. 168 et 169. Ce livre d'anthropologie, centré sur la thèse selon laquelle la consommation / non-consommation de la viande dans nos sociétés dépend de la volonté / non-volonté de dominer, mériterait de bien plus longs commentaires.

Share and Enjoy !

0Shares
0 0