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Cahiers antispécistes n°32 - Mars 2010

Ce n’est qu’un animal après tout !

De qui doit-on se soucier ? Rejet du critère d’espèce et défense de la sensibilité

David Furrer a rédigé ce texte [*] dans le cadre de ses études de théorie politique à l’Université de Genève.

La maman du premier humain au premier humain :
« Ce n'est pas bien de manger ton papa ! »
Le premier humain :
« Mais ce n'est qu'un animal après tout [1] ! »

Cet essai va aborder la question d'éthique normative de savoir où doit s'arrêter notre considération morale. On peut en effet se demander si nous n'avons pas des obligations morales en dehors de celles que nous avons à l'égard des représentants de l'espèce humaine que nous côtoyons. Est-il possible d'envisager des obligations à l'égard des animaux ou des générations futures ? C'est une question qui fait débat dans la philosophie morale depuis l'antiquité – pour les animaux du moins – mais qui a connu un regain d'intérêt depuis une quarantaine d'années, principalement dans la philosophie anglo-saxonne, et qui a parfois été appelée problème du périmètre. Nous allons nous intéresser plus particulièrement au statut moral des animaux : quelle considération morale leur doit-on ? Doivent-ils être inclus dans le périmètre ou rester au-delà ?

Nous insistons sur le fait que nous n'avons pas pour but de répondre à la question « Qui est moralement tenu de faire quelque chose ? », mais à la question « Envers qui est-on moralement tenu de faire quelque chose ? ». Pour préciser notre questionnement, on peut introduire la distinction entre agent et patient moral. L'agent moral est porteur d'une obligation morale alors que le patient moral est bénéficiaire d'une telle obligation. C'est une distinction importante car la confusion des deux concepts pourrait être à l'origine, par exemple, de la thèse contractualiste d'après laquelle le critère pour être un patient moral (i.e. le critère pour être « détenteur de droits » dans le vocabulaire contractualiste) est « la capacité d'entrer dans une relation réciproque avec d'autres êtres libres et rationnels » (Dombrowski 1997 : 180). Or, les limites du critère de la réciprocité sont évidentes. Nous n'attendons pas d'un nourrisson qu'il soit capable d'assumer des obligations morales pour reconnaître qu'il est le bénéficiaire d'obligations morales. On peut concevoir qu'un enfant soit un patient moral bien avant de devenir un agent moral. Il en va de même pour les animaux. Le fait qu'on ne puisse exiger d'eux d'être des porteurs d'obligations n'empêche pas qu'ils soient les bénéficiaires d'obligations que nous avons à leur égard. Les théories contractualistes, et plus généralement les théories fondées sur la réciprocité, se révèlent donc incapables de rendre compte du statut moral d'un nombre important d'individus. C'est parce que les notions d'agence et de patience morales ne s'impliquent pas nécessairement l'une l'autre qu'il faut traiter leur fondement normatif de façon distincte. Notre projet consiste à rendre compte de la patience morale.

Nous pouvons maintenant reformuler la question à laquelle nous allons répondre : De tous les animaux, humains et non humains, quels sont les individus qui doivent compter comme patients moraux ? Et que cela implique-t-il ?

Nous commencerons par (I) énoncer nos thèses et commenter de façon assez générale le débat dans lequel elles se situent et ce qui peut faire leur spécificité. Pour introduire l'argument en faveur de nos thèses, (II) nous poserons un fondement normatif essentiel, à savoir le caractère impartial de l'éthique. Puis, (III) nous montrerons comment cette prémisse normative implique le rejet de certaines intuitions morales, à savoir les intuitions concernant la délimitation du périmètre basées sur le critère d'espèce ou sur des critères liés à l'espèce. Ensuite, (IV) nous proposerons notre critère de la patience morale. Enfin, (V) nous discuterons des implications qu'ont de telles redéfinitions du périmètre sur l'éthique appliquée, et ce au travers de deux exemples.

I. Les thèses de l'essai : situation dans le débat

Nous avons pour but de défendre deux thèses distinctes dans cet essai. Il va sans dire que des définitions plus précises des termes de ces thèses seront données par la suite – il s'agit simplement pour l'heure de les énoncer. La première est négative ; elle découle d'un argument qui procède par le rejet d'intuitions morales existantes quant à la délimitation du périmètre. Elle dit que les animaux ne peuvent pas être exclus du périmètre des patients moraux du simple fait que ce sont des animaux, ni du fait qu'ils sont moins intelligents, rationnels ou autonomes. L'argument qui soutient cette thèse a une importante composante intuitionniste dans la mesure où le rejet de certaines intuitions se fait en prenant appui sur d'autres intuitions, plus fortes. Cette première thèse est le fruit du projet qui consiste à rendre cohérentes les intuitions morales relatives au périmètre les plus répandues. La seconde est positive ; elle procède de la volonté de fonder la délimitation du périmètre sur un nouveau critère. Elle dit que tous et seuls les êtres sensibles sont des patients moraux. Contrairement à la première, elle prétend ne pas faire appel aux intuitions morales relatives au périmètre. Ainsi, nous proposerons deux arguments en faveur de l'inclusion de certains animaux dans le périmètre des patients moraux.

Bien entendu nous ne prétendons pas à l'originalité, que se soit avec l'une ou l'autre des thèses défendues dans cet essai. Les débats en philosophie morale sur les animaux ont permis à de nombreux auteurs d'avancer ces thèses dans de multiples versions. Nous proposons simplement la reformulation de thèses et d'arguments bien connus. C'est certainement envers Peter Singer que nous avons la plus grande dette ; nous essaierons de nous en acquitter chaque fois que nous en aurons l'occasion. Néanmoins, la plupart des arguments discutés dans cet essai traversent le débat, parfois depuis bien longtemps [2], sans êtres imputables à un philosophe particulier.

Il convient à ce stade de faire une remarque sur la notion d'égalité et la manière dont elle doit être comprise dans cet essai. Il nous arrivera en effet de parler d'égalité morale. L'affirmation de l'égalité morale de deux individus ne doit pas ici être comprise comme l'affirmation que ces deux individus sont les bénéficiaires d'un même ensemble d'obligations morales. L'égalité morale de deux individus, au sens où on l'entend, est simplement synonyme de l'exigence d'égale prise en compte de leurs intérêts. En cela nous suivons Singer : « L'égalité est un principe éthique de base, pas un énoncé factuel. […] le principe d'égale considération des intérêts » (1993 : 21).

Dans cet essai nous avons choisi de commenter et de nous appuyer sur un principe éthique en particulier, celui d'impartialité. D'une part parce qu'il est relativement économique, dans le sens où il a une signification qui est plus ou moins communément admise, et d'autre part parce qu'il nous semble traduire assez fidèlement la substance de bon nombre d'exigence morales issues de théories différentes. L'impartialité est directement liée à la conception d'une éthique universelle, faite de principes également valables pour tous les individus concernés. Cette intuition universaliste traverse à la fois les époques et les écoles de pensée les plus opposées de l'histoire de la philosophie morale. C'est cette persistance d'une conception universelle de l'éthique que Singer met en avant dans le passage qui suit.

Depuis les temps anciens, les philosophes et les moralistes ont exprimé l'idée qu'une conduite éthique est acceptable d'un point de vue qui est, d'une façon ou d'une autre, universel. La « règle d'or » attribuée à Moïse […] nous dit d'aller au-delà de notre intérêt personnel et « d'aimer son voisin comme soi-même » […] Les Stoïciens pensaient que l'éthique découle d'une loi naturelle universelle. Kant a développé cette idée dans sa formule célèbre : « Agis seulement d'après la maxime dont tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle ». […] Les philosophes britanniques du 18e siècle Hutcheson, Hume et Adam Smith faisaient appel à un « spectateur impartial » imaginaire pour tester les jugements moraux […]. Les utilitaristes, de Jeremy Bentham à J. J. C. Smart considèrent comme axiomatique qu'en répondant à des questions morales « chacun compte comme un et aucun comme plus d'un » ; alors que John Rawls, un important critique contemporain de l'utilitarisme, incorpore essentiellement le même axiome dans sa propre théorie en dérivant des principes éthiques de base d'un choix imaginaire dans lequel ceux qui choisissent ne savent pas s'il seront les gagnants ou les perdants des principes qu'ils sélectionnent. Même les philosophes continentaux européens comme Sartre et le théoricien critique Jürgen Habermas, qui diffèrent de nombreuses manières de leurs collègues anglophones - et l'un de l'autre – pensent que l'éthique est d'une certaine manière universelle. (1993 : 11)

L'impartialité nous semble cristalliser une part importante de cette exigence d'universalité des principes moraux tout en présentant le mérite de n'être pas trop attachée à une conception particulière de la morale. C'est pour ces raisons – et dans le but d'éviter de longs préliminaires métaéthiques hors de propos – que nous ferons usage de l'impartialité comme d'un raccourci.

II. Ethique et impartialité

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il nous faut énoncer la prémisse normative qui nous permettra de soutenir notre argument. C'est l'idée que l'éthique doit être impartiale. Il semble que l'impartialité implique une conduite proche de l'injonction d'Aristote : « il faut traiter de manière égale les choses égales et de manière inégale les choses inégales ». La souscription quasi-unanime à cette thèse explique que nous nous passions d'argument métaéthique pour la défendre. Il est certes possible de contester cette position, mais nous considérons que le fardeau de la preuve se trouve sur les épaules de ceux qui souhaitent remettre l'exigence d'impartialité en question, et non sur celles de ceux qui y souscrivent. Nous postulons donc la chose suivante. Pour qu'une théorie puisse être dite « éthique », les évaluations ou actions qui en découlent doivent être impartiales. En d'autres termes, l'impartialité est une condition nécessaire à l'éthique. Néanmoins, on peut déduire du fait qu'il ne soit pas contradictoire de nuire impartialement à autrui que l'impartialité n'est pas suffisante pour définir l'éthique. Bien qu'une théorie morale doive nécessairement présenter d'autres propriétés pour être proprement morale, nous nous appuierons sur la propriété d'impartialité pour soutenir notre argument. La raison en est que le caractère bien établi de l'impartialité en fait une prémisse solide.

Mais qu'est-ce que « traiter de manière égale les choses égales et de manière inégale les choses inégales » ? L'impartialité est une exigence procédurale. Il ne s'agit pas d'un principe substantiel et cela contribue probablement de la large approbation qu'elle suscite. Mais il convient à ce stade d'élaborer une définition plus aboutie de l'impartialité. On peut considérer l'impartialité comme une propriété des actes ; la distribution de bénéfices, par exemple, peut être impartiale ou non (Blackburn 1994 : 188). Mais l'impartialité est aussi et avant tout une propriété des évaluations (Gensler 1998 : 94). C'est cet aspect de l'impartialité qui va nous intéresser plus particulièrement. « L'impartialité est l'exigence de faire des évaluations similaires concernant des actions similaires, indépendamment des individus concernés » (Id. : 93). Harry Gensler précise sa conception de l'impartialité comme suit.

Je viole l'impartialité si je fais des évaluations contraires concernant des actions que je considère exactement similaires ou pertinemment similaires. Deux actions sont exactement similaires si elles ont toutes les mêmes propriétés en commun. Elles sont pertinemment similaires si les raisons que l'une d'elle a d'appartenir à une catégorie morale donnée (bonnes, mauvaises, justes, injustes, ou autre) s'appliquent également à l'autre. (Ibid.)

L'auteur ajoute qu'on ne rencontre jamais d'actions exactement similaires dans la réalité et que l'utilisation de cas imaginaires s'avère utile pour tester l'impartialité de nos évaluations pour de tels cas. Quoi qu'il en soit, pour notre propos, nous nous intéresserons seulement à ce que sont les actions pertinemment similaires. Les actions exactement similaires – puisqu'elles ont toutes les mêmes propriétés en commun – sont nécessairement pertinemment similaires. Or, il suffit que deux actions soient pertinemment similaires pour qu'on doive en faire une évaluation impartiale. Les actions exactement similaires sont une sous-catégorie des actions pertinemment similaires, et il nous suffit de traiter des actions pertinemment similaires pour définir ce qu'est une évaluation impartiale.
Pour ce faire, il nous faut dès lors définir ce que sont deux actions pertinemment similaires. Puisque toutes les actions exactement similaires sont aussi pertinemment similaires et pour des raisons de simplicité, nous nous référerons par la suite indistinctement à toutes ses actions à l'aide de l'expression « actions similaires [3] ». Nous retenons donc la définition suivante des Actions Similaires, adaptée de Gensler.

(AS) Deux actions/situations sont similaires si les raisons que l'une d'elle a d'appartenir à une catégorie morale donnée (bonnes, mauvaises, justes, injustes, ou autre) s'appliquent également à l'autre.

(AS) nous renseigne donc sur une des exigences de l'impartialité. Elle implique simplement que nous fassions des évaluations similaires pour des actions ou situations similaires. Pour définir au mieux ce qu'est une évaluation impartiale nous allons procéder par élaboration successive. Nous commencerons par proposer une définition intuitive de l'évaluation impartiale que nous mettrons à l'épreuve de situations. Nous verrons ainsi quelles sont les propriétés qu'une évaluation impartiale doit prendre en compte et quelles sont celles qu'elle ne doit pas prendre en compte.
Une première réponse consiste à dire que (i) l'évaluation d'une action est impartiale ssi [**] elle ne tient pas compte des individus concernés. On n'a pas de mal, cependant, à s'imaginer des cas où il est pertinent de tenir compte des individus concernés. En effet, on admet que certaines propriétés des individus doivent être prises en compte lors d'une évaluation impartiale. Imaginez deux individus, respectivement Brigitte et Robert, ayant entre autres les propriétés suivantes ; Brigitte est une femme, porte la barbe et cuisine très bien ; Robert est un homme, est imberbe, et cuisine très bien. Brigitte et Robert cherchent tous deux un emploi. La directrice du Cirque-qui-cherche-une-femme-à-barbe n'est pas partiale dans son évaluation lorsqu'elle penche pour Brigitte plutôt que Robert. En effet, Brigitte possède les propriétés pertinentes pour l'évaluation que Robert ne possède pas, à savoir être une femme et porter la barbe. Il nous faut donc reformuler notre définition d'une évaluation impartiale.

On peut dire, à présent, que (ii) l'évaluation d'une action est impartiale ssi elle tient compte de toutes les propriétés des individus concernés qui sont pertinentes pour l'évaluation. Revenons à Brigitte et Robert. Le directeur du Restaurant-qui-cherche-un-cuisinier est partial s'il penche pour Robert plutôt que Brigitte et s'il base son évaluation sur le sexe. En effet, tous deux étant bons cuisiniers, la seule méthode impartiale pour l'embauche serait dans ce cas de tirer à pile ou face. Bien que le directeur ait pris en compte la propriété pertinente pour l'évaluation (savoir bien cuisiner) il a pris en compte aussi une propriété des candidats qui n'était pas pertinente pour l'évaluation (le sexe).

On peut donc dire que (i) et (ii) sont insuffisantes, et qu'il convient de définir l'Evaluation Impartiale comme suit.

(EI) L'évaluation d'une action/situation est impartiale ssi elle tient compte de toutes les propriétés des individus concernés qui sont pertinentes pour l'évaluation, et de ces propriétés seulement.

Notre discussion de l'impartialité permet de mieux voir les questions auxquelles cet essai devra répondre. Notre projet consiste à évaluer impartialement quels sont les individus qui doivent compter comme patients moraux (i.e. les individus envers qui nous avons des obligations morales). Ainsi, (EI) nous apprend qu'il faudra établir quelles sont les propriétés des individus qui sont pertinentes pour le statut de patient moral et quelles sont celles qui ne le sont pas.

III. Les implications de l'impartialité
pour le problème du périmètre

Dans cet essai nous allons définir une catégorie, à savoir la catégorie des patients moraux. Il nous faut donc un critère pour l'appartenance à cette catégorie. Comme nous l'avons vu plus haut, ce critère consistera en une ou plusieurs propriétés des individus. Sans critère, toutes les choses sont des candidates également légitimes au statut de patient moral. Si la majorité d'entre nous considère qu'un caillou n'est pas un patient moral alors qu'un humain en est un, c'est parce qu'un critère implicite de la patience morale sous-tend son jugement. Sans cela, il n'y aurait même pas de catégorie des patients moraux. Le critère d'appartenance à la catégorie est nécessaire à l'existence de la catégorie.

Nous ne souhaitons pas fonder notre critère de la patience morale sur une quelconque intuition morale. Néanmoins, parmi tous les critères imaginables, il y en a certains qui sont plus populaires que d'autres et ce sont ceux qu'il conviendra de critiquer. Ce que nous faisons n'est donc pas un compte rendu intuitionniste de la patience morale, mais une critique des intuitions morales dominantes la concernant.

Du fait que notre réflexion concerne plus particulièrement le statut moral des animaux, nous nous intéresserons surtout aux critères de la patience morale faisant intervenir la notion d'espèce. Les critères les plus populaires de la patience morale sont d'une part (a) le critère de l'appartenance à l'espèce humaine per se et d'autre part (b) le critère de la possession d'une caractéristique propre à l'espèce humaine (e.g. raison, âme, conscience de soi, intelligence, autonomie, langage, etc.). Ces deux variantes du spécismedirect et indirect – regroupent les critères les plus couramment invoqués pour circonscrire le périmètre des patients moraux et c'est pourquoi il nous faut les rejeter avant de proposer notre critère de la patience morale.

a. Le critère de l'appartenance à l'espèce humaine per se

L'appartenance à l'espèce humaine constitue un critère assez populaire de la patience morale. L'héritage humaniste de la philosophie et de la pensée en général y est sans doute pour quelque chose. La pensée humaniste a certes eu une influence positive sur le droit international, en permettant notamment l'extension du périmètre à l'ensemble des humains, mais elle ne doit pas pour autant contribuer à figer le périmètre de la patience morale.

Pour répondre à la question de savoir si l'appartenance à l'espèce humaine en tant que telle constitue un critère approprié de la patience morale, il nous faut au préalable déterminer ce qu'est une espèce. La définition standard de l'espèce consiste à dire qu'une espèce est un ensemble d'individus capables de se reproduire entre eux. Cette définition pose un problème conceptuel important, à savoir la non-transitivité de la capacité de reproduction entre deux individus ou problème des ring species (McMahan 2002 : 214). Il s'agit du cas où une population A est composée d'individus capables de se reproduire avec les membres d'une population de proches parents B, et où les individus de la population B sont eux-mêmes capables de se reproduire avec les membres d'une population C, mais où les membres des populations A et C ne sont pas capables de se reproduire entre eux. Si la capacité de se reproduire ensemble est définitoire de l'espèce alors les représentants de la population B sont de la même espèce que ceux de la population A, les représentants de la population C sont de la même espèce que ceux de la population B, et par transitivité, les populations A et C sont de la même espèce. Or, puisque A et C ne peuvent pas se reproduire entre eux, ils n'appartiennent pas à la même espèce. On peut donc réduire à l'absurde la définition reproductive de l'espèce puisqu'elle implique que deux individus puissent à la fois être et ne pas être membres de la même espèce. Un autre exemple de non-transitivité de la définition standard de l'espèce nous vient de la théorie évolutionniste. Au sein d'une lignée de descendance, deux individus séparés par une génération pourront normalement se reproduire entre eux. Mais lorsqu'un nombre de générations trop important les sépare, les mutations génétiques rendent impossible la reproduction entre individus d'une même lignée. Jeff MacMahan déduit ce qui suit de ce problème conceptuel.

Quel que soit le critère exact de l'appartenance à l'espèce humaine, ce sera un critère purement biologique. En tant que tel, il est difficile de voir comment il pourrait avoir une quelconque valeur morale intrinsèque […]. Tout comme les différences raciales ou sexuelles sont purement biologiques et sont donc en elles-mêmes moralement insignifiantes, de la même manière, une simple différence d'espèce est en soi également moralement insignifiante. (Ibid.)

L'analogie qui peut être établie entre spécisme, racisme et sexisme se fonde donc sur ce que ces positions ont en commun. Toutes les trois consistent à fonder une discrimination sur une différence biologique entre différents individus. Pour bien comprendre ce point il convient de bien distinguer entre le critère de la simple différence biologique et les critères qui consistent en une différence biologique d'une certaine nature. L'objet de l'argument développé dans cette partie (a) est le rejet du critère d'espèce en tant que tel, critère qui relève donc de la simple différence biologique entre individus. Les critères qui intègrent la nature de certaines différences biologiques seront traités en (b). Ce qui rend le racisme et le sexisme inacceptables est précisément le fait de considérer une simple différence biologique dénuée de valeur morale intrinsèque comme moralement pertinente. Il en va de même pour le spécisme.

L'argument pour le rejet du critère d'espèce per se peut dès lors prendre la forme suivante.

(P1) Si la race et le sexe ne constituent pas des critères pertinents de la patience morale, alors l'espèce ne constitue pas un critère pertinent de la patience morale.
(P2) Or, la race et le sexe ne constituent pas des critères pertinents de la patience morale.
(C) Donc, l'espèce ne constitue pas un critère pertinent de la patience morale

Pour défendre convenablement notre argument, il nous faut montrer d'une part la solidité de ses prémisses et d'autre part sa validité déductive. Que dire de (P1) ? La race, le sexe et l'espèce sont des catégories basées sur la différence biologique entre individus. Si la simple différence biologique n'est pas pertinente pour juger de la patience morale, alors ni la race, ni le sexe, ni l'espèce ne sont des critères pertinents de la patience morale.

Qu'en est-il de la solidité de (P2) ? Le racisme et le sexisme directs (i.e. qui invoquent la simple différence biologique) se caractérisent par le fait qu'ils donnent des justifications circulaires en faveur de la discrimination de certains individus. Ainsi, le raciste direct dirait « les Noirs ont moins de valeur parce qu'ils sont noirs » et le sexiste direct dirait « les femmes ont moins de valeur parce qu'elles sont des femmes ». Ces raisonnements circulaires ne sont pas satisfaisants parce qu'ils ne donnent aucune autre raison à la discrimination des membres d'une catégorie que leur appartenance à ladite catégorie. Des justifications satisfaisantes – ce qui ne veut pas dire qu'elles seraient acceptables – spécifieraient la nature des différences biologiques qui fondent ces catégories et tenteraient de démontrer leur pertinence.

Puisque la simple différence biologique n'est pas une justification recevable pour le racisme et le sexisme, elle ne saurait l'être pour le spécisme. En effet, un spéciste direct qui nous dit « les animaux ont moins de valeur parce qu'ils sont des animaux » n'est pas plus convaincant qu'un raciste ou qu'un sexiste direct.

Quelques remarques sur la forme de l'argument permettront d'introduire ses implications. Notre inférence prend la forme classique du modus ponens ; c'est l'inférence qui a pour première prémisse une implication conditionnelle et pour deuxième prémisse l'affirmation de l'antécédent de cette implication. De ces deux prémisses on peut déduire l'affirmation du conséquent de l'implication. Nous avons une inférence du type : si p alors q, or p, donc q. Le modus ponens est une inférence déductive valide de la logique propositionnelle, c'est-à-dire qu'il est impossible que ses prémisses soient vraies et sa conclusion fausse. Ainsi, (i) si ses deux prémisses sont vraies, sa conclusion est nécessairement vraie et (ii) si sa conclusion est fausse, une des prémisses au moins doit être fausse.

L'argument implique donc, en vertu de (i), qu'on ne peut rejeter le racisme et le sexisme sans rejeter le spécisme et, en vertu de (ii) et de la vérité de (P1), que si l'on refuse de rejeter le spécisme, on doit refuser de rejeter le racisme et le sexisme. Il est donc possible de souscrire au spécisme ssi on souscrit également au racisme et au sexisme. Et par implication il est possible de souscrire à l'antiracisme et à l'antisexisme ssi on souscrit également à l'antispécisme.

Nous avons donc écarté la possibilité d'un critère de la patience morale reposant sur une simple différence biologique entre individus. Reste que les critères faisant intervenir la nature d'une certaine différence biologique peuvent être moralement pertinents. Les racistes, sexistes et spécistes un peu plus subtils (i.e. indirects) l'ont d'ailleurs bien compris. Leur ligne d'argumentation prendra plutôt la forme suivante. Un sexiste indirect dirait, par exemple, « les femmes ont moins de valeur parce qu'elles sont moins intelligentes » ou bien « les femmes ont moins de valeur parce que ce sont des êtres régis par l'émotion ». Un raciste indirect pourrait dire « les Japonais on moins de valeur que les Suisses parce qu'ils sont en moyenne plus petits ». Un spéciste indirect dirait « les animaux ont moins de valeur parce qu'ils ne sont pas rationnels, conscients d'eux-mêmes, autonomes, etc. ». Ces positions, contrairement à celles des spécistes, sexistes et racistes directs, ne sont pas circulaires. Elles tentent d'apporter une justification à la hiérarchie morale qu'elles proposent. Elles ne peuvent pas non plus êtres rejetées pour les mêmes raisons que la simple différence biologique peut l'être. En effet, la nature de certaines différences biologiques est moralement pertinente. Reste à savoir lesquelles.

b. Le critère de la possession d'une caractéristique propre
à l'espèce humaine

Une notion centrale dans cette partie est la notion de cas marginaux. Il nous faut donc l'éclaircir avant toute chose. Pour cela, il faut d'abord comprendre la nature du lien qui peut unir les individus d'une certaine catégorie à une caractéristique de leur catégorie. MacMahan attire notre attention sur une propriété de ce lien, à savoir son caractère corrélatif.

Alors que la ligne entre l'espèce humaine et d'autres espèces est évidemment fortement corrélée avec des différences qui sont d'une importance morale claire – comme des différences de capacité psychologique ou de potentiel – ces corrélations ne sont pas invariantes. (Ibid.)

MacMahan évoque les corrélations qui unissent l'espèce et certaines propriétés psychologiques des individus. Mais cette lecture en termes de corrélations peut être étendue à tous les ensembles d'individus et à toutes les caractéristiques. Ainsi, il y a une corrélation, par exemple, entre les nationalités suisse et japonaise et la taille. Supposons que les Japonais sont en moyenne plus petits que les Suisses. Ce serait un fait statistique. Néanmoins, il y aurait des Suisses plus petits que certains Japonais, et par implication des Japonais plus grands que certains Suisses. Ces individus constituent des cas marginaux. Le terme « marginal » n'a pas ici la moindre connotation péjorative, il doit être compris dans son sens statistique. Il signifie simplement que sur l'échelle sur laquelle la taille des individus est distribuée ils sont à la marge de leur catégorie, et pour cette raison, ils sont susceptibles d'y côtoyer les représentants d'autres catégories.

Étant donné que ce travail a pour objet principal les animaux, notre discussion des critères de discrimination indirects va porter essentiellement sur les critères spécistes. Ce qui va être dit peut néanmoins aisément être transposé à l'analyse d'autres formes de discrimination. Tous les Arguments Spécistes Indirects prendront la forme de la proposition suivante.

(ASI) Tous et seuls les humains sont X et c'est pourquoi ils ont une valeur morale supérieure aux animaux.

où X peut être remplacé par « rationnels », « intelligents », « autonomes », « dotés d'une âme », « conscients d'eux même », etc. C'est donc à ce stade un commentaire de cette même proposition qui s'impose. Immédiatement, nous voyons qu'il est possible d'en faire deux lectures, à savoir « tous les humains sont nécessairement X » ou « tous les humains sont X par contingence ». Nous appellerons la première lecture des ASI la lecture essentialiste et la seconde la lecture accidentaliste, faute de mieux. Discutons une à une ces deux lectures.

Que dire de la lecture essentialiste ? Nous allons d'abord exposer un problème assez général de l'essentialisme puis donner un exemple de lecture essentialiste d'un ASI. Ce que dit l'essentialisme – au moins au sens aristotélicien – c'est précisément qu'il y a un lien nécessaire qui unit un individu à son essence et les membres d'une catégorie à leur commune essence. Mais plus de précision s'impose. Nous avons appris d'Aristote la pratique de l'exercice philosophique de la définition par genre et différence spécifique. Parmi les caractéristiques qu'un objet possède nécessairement (i.e. ses caractéristiques définitoires), il y en a certaines que cet objet partage avec d'autres objets distincts de lui-même : ces caractéristiques constituent un genre ; et il y en a d'autres que cet objet ne partage avec nul autre : ce sont celles qui constituent sa différence spécifique. Ainsi, Aristote définit-il l'être humain comme un animal politique. Cela signifie deux choses. (i) L'humain est nécessairement un animal et c'est une caractéristique définitoire qu'il partage avec d'autres animaux. L'humain fait donc partie du genre animal. (ii) L'humain est nécessairement politique et c'est une caractéristique définitoire qu'il ne partage avec aucun autre animal, c'est donc une différence spécifique de l'humain.

Nous allons à présent présenter les exigences qui doivent être satisfaites par une bonne définition et montrer que la définition de l'humain proposée par Aristote ne les remplit pas.

En logique philosophique, on distingue un concept et son extension ; c'est-à-dire l'ensemble des objets auxquels le concept fait référence. A partir de cette distinction, on peut dire ce qu'est une bonne définition. Une bonne définition (a) doit se référer à l'ensemble de l'extension du concept qu'elle définit et (b) doit se référer à l'ensemble de l'extension de ce concept seulement. Le concept et sa définition doivent être sémantiquement équivalents ; c'est-à-dire qu'ils doivent avoir exactement la même extension (ils doivent se référer au même ensemble d'objets).

On peut maintenant questionner la qualité de la définition aristotélicienne de l'humain dans les termes de la logique philosophique. L'extension du concept « humain » et l'extension du concept « animal politique » correspondent-elles au même ensemble d'objets ? N'y a-t-il pas des humains non politiques et des animaux non humains [4] politiques ? Le fait est qu'il en existe ; ces individus ne satisfont pas la définition aristotélicienne de l'humain. Quelle que soit la définition que l'on donne de « politique » – par exemple, « qui prend part activement à une structure organisée de coopération sociale » – il y aura des humains qui n'y répondront pas (e.g. les nouveau-nés) et des animaux qui y répondront (e.g. les chimpanzés [5]).

Nous rejetons l'énoncé (ii) pour la double raison qu'il ne satisfait ni l'exigence (a), du fait que l'humain n'est pas nécessairement politique, ni l'exigence (b), du fait qu'il y a des non-humains politiques. Notre analyse de la définition d'Aristote a pour but de montrer la difficulté du projet essentialiste d'attribuer à un groupe une caractéristique commune et exclusive. Il est très difficile de défendre des thèses comme « toutes et seules les femmes ont l'instinct maternel » ou « tous et seuls les humains sont politiques ».

Voyons à présent ce que peut être la lecture essentialiste d'un ASI. Prenons une des ses variantes possibles ; « tous et seuls les humains sont dotés d'une âme et c'est pourquoi ils ont une valeur morale supérieure aux animaux ». C'est un argument dont il semble que l'on doive faire une lecture essentialiste. En effet, la pensée religieuse voit un lien nécessaire entre le fait d'être humain et la possession d'une âme. Elle voit également l'âme comme quelque chose d'exclusivement humain. En d'autres termes, tous et seuls les humains ont une âme et il est nécessaire qu'il en soit ainsi. C'est pourquoi la lecture essentialiste de cet argument nous semble être celle qui trahit le moins son contenu. En sus du problème plus général que pose l'essentialisme et que nous avons décrit plus haut, nous voulons apporter une critique à cet argument. La proposition « tous et seuls les humains sont dotés d'une âme » peut être comprise de deux manières. Comme une proposition analytique ou comme une proposition synthétique. Une proposition analytique est généralement définie comme une proposition dont la vérité ne dépend que de la signification de ses termes (Lycan 2000 : 118), à l'instar de l'exemple classique qui nous dit qu' « un célibataire est un homme non-marié ». Une proposition synthétique est une proposition empirique, c'est-à-dire une proposition dont la vérité dépend de la constitution du monde. On peut penser par exemple à la proposition « il y a une femme qui mesure plus de quatre mètres ». Considérons d'abord la proposition « tous et seuls les humains sont dotés d'une âme » comme une proposition analytique. Si, par définition, l'âme est une propriété que tous et seuls les humains possèdent alors notre définition ne dit pas beaucoup plus que « tous et seuls les humains sont dotés d'une propriété que tous et seuls les humains possèdent ». La trivialité de cet énoncé (dans le sens qu'il n'est pas informatif) nous laisse penser qu'il faut comprendre la proposition comme une proposition synthétique. Elle implique donc qu'il existe une telle chose appelée « âme », qu'elle existe en chaque être humain et seulement en chaque être humain. Nul besoin d'un scepticisme outrageant pour se demander si quelqu'un à déjà vu une telle chose, de quoi elle peut être constituée ou bien encore où exactement elle se trouve. En bref, ce que nous dit la proposition « tous et seuls les humains sont dotés d'une âme » est trivial s'il s'agit d'une proposition analytique, invérifiable s'il s'agit d'une proposition synthétique.

Les arguments essentialistes ou théologique ayant été écartés, il faut se tourner maintenant vers les variantes de l'ASI qui relèvent davantage d'une lecture accidentaliste.

Que dire de la lecture accidentaliste ? Elle nous dit « tous les humains sont X par contingence ». C'est sans doute la lecture qui nous permet de rendre compte au mieux de la plupart des ASI couramment invoqués. En effet, lorsque quelqu'un invoque l'intelligence, la rationalité ou la conscience de soi pour justifier la supériorité morale des humains sur les animaux, il se passe généralement de la prémisse qui affirme un lien nécessaire entre ces caractéristiques et l'espèce. La plupart des gens de nos jours dirait plutôt « peu importe que l'humain soit essentiellement rationnel, dans les faits il est rationnel et c'est ce qui compte ». La lecture accidentaliste déleste donc les ASI d'une prémisse difficilement défendable et nous permet par-là-même d'interpréter ces arguments sous leur jour le plus favorable. Nous allons montrer que malgré cela, ils ne soutiennent pas la critique.

Prenons par exemple le critère de la rationalité. Les expressions « individu rationnel » et « individu humain » se réfèrent à deux ensembles d'individus dont une partie seulement appartient aux deux ensembles : ce sont les individus rationnels et humains. On objectera que le concept de rationalité n'est pas dichotomique, mais graduel, et que de ce fait les individus ne sont pas « rationnels » ou « non rationnels », mais « plus ou moins rationnels ». Il n'en demeure pas moins qu'avec la rationalité comme critère de la patience morale, il y a des cas marginaux : ce sont ces humains moins rationnels que certains animaux (e.g. les nouveau-nés, les handicapés mentaux profonds, les individus dans un coma dépassé – en état de mort cérébrale) et ces animaux plus rationnels que certains humains (e.g. les grands singes). Dès lors, si la rationalité est le critère de la patience morale, il faut pour être cohérent faire un choix ; restreindre le périmètre aux seuls humains plus rationnels que le plus rationnel des animaux et donc exclure les cas marginaux humains ou bien élargir le périmètre à tous les animaux plus ou tout aussi rationnels que le moins rationnel des humains. Or, nous ne voulons pas exclure les cas marginaux humains. Donc, il nous faut inclure les animaux.

Pour procéder à une analyse plus rigoureuse de l'argument par les cas marginaux, nous pouvons le formaliser de la manière qui suit. Soient les trois propositions conjointement inconsistantes suivantes.

(P1) Les animaux peuvent être exclus du périmètre des patients moraux parce qu'ils sont moins X.
(P2) Les humains ne peuvent pas être exclus du périmètre des patients moraux parce qu'ils sont moins X.
(P3) L'espèce en tant que telle n'est pas un critère pertinent pour le périmètre des patients moraux.

où X peut être remplacé par « rationnels », « intelligents », « autonomes », « conscients d'eux mêmes », etc. Commentons ces trois propositions, d'abord individuellement puis leur conjonction. (P1) correspond à l'intuition spéciste standard et (P2) à l'intuition humaniste standard. (P3) correspond à la thèse défendue en (a). Conjointement, ces trois propositions sont inconsistantes, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent être toutes les trois vraies. Si (P3) est vraie alors (P1) ou (P2) est fausse. Or, nous avons montré en (a) que (P3) est vraie. Donc, (P1) ou (P2) doit être fausse.

Nous avons donc fait apparaître ce qu'on pourrait appeler le dilemme de l'humaniste-spéciste. Un dilemme qui l'oblige, pour être cohérent, à renoncer soit à son spécisme soit à son humanisme. Nous pourrions nous contenter du dilemme ainsi présenté et laisser le loisir à chacun d'en sortir à sa manière. Nous pouvons faire néanmoins quelques remarques sur la façon dont il met à l'épreuve la cohérence de nos intuitions morales. En effet, si l'on souhaite sortir du dilemme par la négation de (P2), on doit souscrire à la thèse « des humains peuvent être exclus du périmètre des patients moraux parce qu'ils sont moins intelligents/rationnels/autonomes ». Un bon nombre de gens n'est pas disposé à souscrire à cette thèse « eugéniste ». Ces gens sont alors contraints de sortir du dilemme par la négation de (P1) et de souscrire à la thèse « des animaux ne peuvent pas être exclus du périmètre des patients moraux parce qu'ils sont moins intelligents/rationnels/autonomes ».

IV. Quels sont les individus
qui doivent compter comme patients moraux ?

Dans la partie (III), nous avons montré que les animaux ne pouvaient pas être exclus de la catégorie des patients moraux sans que cela implique également l'exclusion d'êtres humains. Par-là-même, nous avons montré que les intuitions morales humanistes impliquaient la souscription à l'antispécisme. Nous souhaitons cependant rendre compte de la patience morale sans faire appel à nos intuitions. Dans ce but, nous nous proposons d'établir un critère pour le périmètre de façon positive ; c'est-à-dire sans procéder par le rejet d'intuitions morales existantes et sans tenter de rendre ces intuitions cohérentes. Nous voulons déterminer le critère, ou l'ensemble de critères, nécessaire et suffisant pour la circonscription du périmètre des patients moraux. Notre argument jusque-là a consisté en ceci. La souscription à l'impartialité implique la souscription au rejet du critère d'espèce en tant que tel, qui elle-même implique la souscription au rejet de tout critère consistant en une caractéristique prétendument liée à l'espèce. Jusqu'à présent, nous n'avons fait que rejeter des critères. Ces critères devaient être rejetés parce qu'une évaluation impartiale de qui est un patient moral devait ne pas les prendre en compte. Nous nous intéresserons maintenant aux caractéristiques qu'une évaluation impartiale de qui est un patient moral doit prendre en compte. L'argument que nous allons défendre dans cette partie est le suivant.

(P1) La sensibilité est nécessaire et suffisante à la possession d'intérêts.
(P2) La possession d'intérêts est nécessaire et suffisante à la patience morale.
(C) Donc, la sensibilité est nécessaire et suffisante à la patience morale.

Que dire de cette inférence ? Bien qu'elle fasse intervenir les notions de nécessité et de suffisance, notions qui relèvent de la logique modale, elle correspond en logique propositionnelle à une inférence de la forme : p ssi q, q ssi r, donc p ssi r. C'est une inférence transitive. De ses deux prémisses on peut déduire sa conclusion par transitivité. Nous avons donc une inférence déductive valide ; c'est-à-dire qu'il est impossible que ses prémisses soient vraies et sa conclusion fausse. Dès lors, si nous démontrons la vérité des deux prémisses de notre argument, nous démontrons par-là-même la vérité de sa conclusion. C'est ce que nous nous proposons de faire à présent.

La sensibilité est-elle nécessaire et suffisante à la possession d'intérêts ? Pour Singer, la sensibilité, dans le sens d'une aptitude à ressentir le plaisir et la douleur, est pré-requise pour qu'on puisse dire d'un individu qu'il a un intérêt (2002 : 7). D'un individu dépourvu de sensibilité, cela ne fait pas de sens de dire qu'il a un intérêt quelconque. En effet, il paraît pour le moins absurde de dire qu'un caillou a un intérêt. De plus, dès lors qu'un individu a la moindre sensibilité il a au moins un intérêt, à savoir celui de ne pas ressentir de douleur. La sensibilité est donc non seulement nécessaire mais également suffisante à la possession d'intérêts (Id. 8).

La possession d'intérêts est-elle nécessaire et suffisante à la patience morale ? Si un individu a un intérêt quelconque, alors nous avons l'obligation morale de prendre en compte cet intérêt et l'individu en question est un patient moral. On pourra nous objecter ici que tous les intérêts ne doivent pas être pris en compte. Admettons, par exemple, qu'un psychopathe ait un intérêt à satisfaire une pulsion meurtrière. Sa stabilité psychologique, et par conséquent son bien-être, dépend du fait qu'il satisfasse ou non sa pulsion. Il est dans son intérêt de tuer. Le fait que son intérêt doive être pris en compte ne signifie pas qu'il est moral que cet homme tue à discrétion. Cela signifie simplement que ses intérêts ne peuvent pas a priori être mis de côté. Son intérêt pour le meurtre ne pèse pas lourd face à l'intérêt pour la vie de ses victimes potentielles et c'est la raison pour laquelle il ne recevra pas le feu vert pour tuer dans le cadre de l'application du principe d'égale considération des intérêts. L'existence d'un intérêt implique sa prise en compte, pas nécessairement sa satisfaction. La possession d'intérêts est donc suffisante à la patience morale. Mais inversement, comment peut-on avoir une obligation morale envers quelque chose qui à l'image du caillou n'a aucun intérêt, pas même celui de ne pas souffrir ? On ne peut en avoir. La possession d'intérêts est donc également nécessaire à la patience morale.

La sensibilité est donc nécessaire et suffisante à la patience morale. C'est-à-dire que l'on peut circonscrire le périmètre des patients moraux par le seul critère de la sensibilité. Tous les êtres sensibles étant des patients moraux, nous avons des obligations morales envers chacun d'entre eux. Cette thèse est compatible avec la thèse que nous avons défendue précédemment, à savoir le rejet du critère d'espèce – direct ou indirect – pour circonscrire le périmètre des patients moraux. Nous pouvons dès à présent définir ce qu'est l'ensemble des patients moraux.

(PM) Tous et seuls les êtres sensibles (i.e. les êtres capables de ressentir de la douleur) sont des patients moraux.

On peut nous objecter que cette définition du périmètre ne nous met pas à l'abri de l'objection des cas marginaux. En effet, il existe des humains atteints d'analgésie congénitale. Cette pathologie prive l'individu de toute sensibilité physiologique et par conséquent le rend insensible à la douleur. Ces personnes sont donc insensibles et manifestent des intérêts. Il y aurait donc des personnes qui manifestent des intérêts mais qui ne comptent pas comme patients moraux. Cette objection met en lumière le fait que la sensibilité doit-être définie comme la capacité à ressentir de la douleur physiologiquement ou psychologiquement. Il suffit dès lors d'être sensible de l'une ou de l'autre façon pour être un patient moral.

L'exigence d'impartialité implique que les intérêts de tous les êtres sensibles soient pris en compte de manière égale. C'est pour cette raison que l'on parlera d'égalité morale des êtres sensible. L'affirmation de l'égalité morale n'est en aucun cas l'affirmation de l'égalité réelle des êtres sensibles, que se soit du point de vue des capacités cognitives ou physiques. C'est simplement l'affirmation que dans une situation où les intérêts de différents êtres sensibles entrent en conflit, une évaluation impartiale se doit d'évaluer les intérêts des individus pour ce qu'ils sont et non pour qui en sont les porteurs. La notion d'égalité animale dit quasiment la même chose que la notion d'égalité morale des êtres sensibles. C'est la thèse de l'égalité morale de tous les animaux (non humains et humains, cette fois) ; c'est-à-dire la thèse d'après laquelle les intérêts des individus doivent être pris en compte de manière égale lors d'une évaluation impartiale, et ce indépendamment de leur espèce. Cette thèse découle soit de la conjonction du rejet du critère d'espèce et des intuitions humanistes – comme l'a montré l'argument par les cas marginaux – soit de la défense du critère de la sensibilité pour le périmètre des patients moraux. L'ensemble des êtres sensibles et l'ensemble des animaux se recoupent plus ou moins dans la réalité et c'est pourquoi on peut, dans une certaine mesure, substituer les notions d'égalité des êtres sensibles et d'égalité animale l'une à l'autre. Néanmoins, quelques expériences de pensée nous permettront de mettre en avant les avantages théoriques de la notion d'égalité des êtres sensibles sur celle d'égalité animale. Imaginez que nous fassions, dans un futur proche, la connaissance d'extraterrestres qui seraient à la fois des êtres sensibles mais pas des animaux. La notion d'égalité morale des êtres sensibles aurait dans ce cas l'avantage de nous contraindre à prendre en compte leurs intérêts dans une évaluation impartiale. On peut s'imaginer aussi un avenir pas si lointain dans lequel les robots présenteraient des propriétés qui les rendraient sensibles. Ces robots ne seraient pas des animaux pour autant, mais il faudrait néanmoins prendre leurs intérêts en considération de manière égale à celle des autres êtres sensibles. Enfin, la notion d'égalité morale des êtres sensibles a un dernier avantage sur la notion d'égalité animale. Elle ne nous oblige pas à prendre en compte les intérêts d'animaux non-sensibles, tels que les éponges. Au-delà de ces précisions théoriques, il va sans dire que la notion d'égalité animale est plus immédiatement accessible et tout à fait adaptée aux débats sur les enjeux éthiques actuels de notre monde.

V. Deux exemples d'implications
de nos arguments pour l'éthique appliquée

On peut définir l'éthique appliquée comme l'application des principes généraux des théories morales à des cas particuliers. La première question d'éthique appliquée que l'on se posera est la suivante. Est-il moralement acceptable d'élever et de tuer des animaux pour la consommation humaine ? Pour y répondre on reprendra simplement la trame de notre argument par les cas marginaux. Soient les trois propositions conjointement inconsistantes suivantes.

(P1) Les animaux peuvent être élevés et tués pour la consommation humaine parce qu'ils sont moins X.
(P2) Les handicapés mentaux profonds ne peuvent pas être élevés et tués pour la consommation humaine parce qu'ils sont moins X.
(P3) L'espèce en tant que telle n'est pas un critère moralement pertinent.

où X peut être remplacé par « rationnels », « intelligents », « autonomes », « conscients d'eux mêmes », etc. L'argument présenté ici est analogue à l'argument présenté plus haut. Commentons-le malgré tout. (P1) correspond à l'intuition carnivore standard et (P2) à l'intuition humaniste standard. (P3) correspond à la thèse défendue en (a). Conjointement, ces trois propositions sont inconsistantes, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent être toutes les trois vraies. Si (P3) est vraie alors (P1) ou (P2) est fausse. Or, nous avons montré en (a) que (P3) est vraie. Donc, (P1) ou (P2) doit être fausse.

Nous avons donc à nouveau fait apparaître un dilemme ; il s'agit cette fois du dilemme de l'humaniste-carnivore. Un dilemme qui l'oblige, pour être cohérent, à renoncer soit à son régime carnivore soit à son humanisme. A nouveau, pour pouvoir sortir du dilemme par la négation de (P2), il faut souscrire à la thèse « les handicapés mentaux profonds peuvent être élevés et tués pour la consommation humaine parce qu'ils sont moins intelligents/rationnels/autonomes ». Quiconque ne veut pas souscrire à cette thèse eugéniste-cannibale doit donc sortir du dilemme par la négation de (P1) et souscrire à la thèse « les animaux ne peuvent pas être élevés et tués pour la consommation humaine parce qu'ils sont moins intelligents/rationnels/autonomes ». Il n'est donc pas moralement acceptable d'élever et de tuer des animaux pour la consommation humaine. Ce cas nous aura permis de voir les contributions qui peuvent être faite à l'éthique appliquée par l'argument des cas marginaux.

Qu'en est-il à présent des contributions de notre thèse « tous et seuls les êtres sensibles (i.e. les êtres capables de ressentir de la douleur) sont des patients moraux » ? Elle nous permet de réfléchir, par exemple, à une situation d'allocation de ressources médicales limitées. Il nous faut d'abord planter le décor de notre expérience de pensée. Imaginez une ville dont le seul hôpital affiche « complet » ; toutes les chambres sont occupées et l'institution est dans l'incapacité d'accueillir de nouveaux malades. Il y a dans cette ville une femme dont la survie nécessite une hospitalisation immédiate. Il y a dans cet hôpital un homme dans un coma irréversible, c'est-à-dire un homme qui a perdu les capacités de conscience, de mobilité et de sensibilité de manière définitive. Nous avons donc une femme bien vivante risquant de mourir faute de lit d'hôpital et un homme en état de mort cérébrale qui occupe un lit d'hôpital. Que dire de cette situation ? L'exemple a certes été choisi parce qu'il présente l'avantage de mettre en avant de manière évidente les enjeux d'une situation d'allocation de ressources médicales limitées. L'urgence de la situation décrite est propice à un jugement intuitif rapide. Débrancher. Changer les draps. Hospitaliser Madame. Nous insistons sur le fait que notre projet ne consiste pas en un jugement intuitif rapide. Notre thèse de la sensibilité comme critère de la patience morale nous donne un fondement moral pour juger de la situation. Que nous dit-elle ? Seuls les êtres sensibles sont des patients moraux. Or, Madame est sensible, Monsieur ne l'est pas. Donc, Madame est une patiente morale et Monsieur n'est pas un patient moral. Par implication, nous avons des obligations morales envers Madame et nous n'en avons aucune envers Monsieur. Dès lors, nous pouvons justifier de privilégier l'hospitalisation de Madame. On nous objectera peut être que l'on a des obligations morales envers les proches ou la famille de Monsieur. S'il a une famille, alors c'est certainement le cas. Cela étant, si les proches ou les membres de la famille de Monsieur effectuent une évaluation impartiale de la situation, ils doivent en arriver aux mêmes conclusions. Il suffit pour cela qu'ils s'imaginent que Monsieur est à la place de Madame et vice versa.

Conclusion

Dans cet essai, nous nous sommes intéressés au statut moral des animaux, et plus généralement, nous avons répondu à la question : envers qui a-t-on des obligations morales et pourquoi ? Contre les théories de la réciprocité, nous avons formulé notre question en nous intéressant uniquement aux patients moraux, ces individus qui bénéficient des obligations que les agents moraux ont à leur égard. En bref, nous nous étions demandés : De tous les animaux, humains et non humains, quels sont les individus qui doivent compter comme patients moraux ? Et que cela implique-t-il ? Pour répondre à cette question, nous avons postulé pour commencer que pour qu'une théorie puisse être dite « éthique », elle doit être impartiale. Nous avons défini l'impartialité comme une propriété des évaluations. Nous avons affirmé que l'évaluation d'une action/situation est impartiale ssi elle tient compte de toutes les propriétés des individus concernés qui sont pertinentes pour l'évaluation, et de ces propriétés seulement. Nous avons donc cherché à établir quelles sont les propriétés des individus qui sont pertinentes pour le statut de patient moral et quelles sont celles qui ne le sont pas. Parmi tous les critères imaginables, nous avons entrepris de rejeter les plus populaires. Nous avons montré que le critère d'espèce – en tant que simple différence biologique – n'était pas une propriété des individus pertinente pour le statut de patient moral. Nous avons montré également que les critères prétendument liés à l'espèce n'étaient pas plus pertinents. A ce stade, nous avions prouvé l'égalité morale des animaux et des humains. Mais nous l'avions fait négativement, par le rejet de critères existants. Nous nous sommes donc retrouvés sans critères pertinents, avec pour seule alliée notre batterie d'intuitions humanistes. Nous avons donc cherché à fonder positivement la patience morale. C'est pourquoi nous sommes partis en quête d'un critère nécessaire et suffisant pour délimiter le périmètre des patients moraux. Nous avons défendu la nécessité et la suffisance de la sensibilité – en tant que capacité à ressentir la douleur – comme critère de circonscription du périmètre. Enfin, pour faire le lien avec la pratique, nous avons montré deux implications de nos arguments ; d'une part comment la thèse de l'égalité animale impliquait l'interdiction d'élever et de tuer des animaux pour la consommation humaine et d'autre part comment la circonscription du périmètre par la sensibilité permettait de résoudre un cas d'allocation de ressources médicales limitées.

Ce qui nous paraît le plus important à retenir est que nous avons donné deux justifications au statut de patients moraux des animaux ; justifications dont chacune est suffisante. La justification négative par le rejet du critère d'espèce direct et indirect et la justification positive par la sensibilité.

Article mis en ligne le 3 juillet 2009.


Références

La traduction des citations en langue française a été effectuée par l'auteur.

Blackburn, Simon (1994). Oxford Dictionary of Philosophy, Oxford University Press.

Dombrowski, Daniel A. (1997). Babies and Beasts, the Argument from Marginal Cases, University of Illinois Press.

Gensler, Harry J. (1998). Ethics, a Contemporary Introduction, Routledge.

Lycan, William G. (2000). Philosophy of Language, a Contemporary Introduction, Routledge.

McMahan, Jeff (2002). The Ethics of Killing, Problems at the Margins of Life, Oxford University Press.

Olivier, David, Estiva Reus, James Rachels et Yves Bonnardel (2001). Espèces et éthique. Darwin : une (r)évolution à venir, Tahin Party.

Singer, Peter (2002). Animal Liberation, HarperCollins.

Singer, Peter (1993). Practical Ethics, Cambridge University Press.

[*] Merci à Nicolas Tavaglione et François Jaquet pour leur lecture et critique des différentes versions de ce texte. Cette version est malheureusement bien loin de rendre compte du nombre et de la pertinence de leurs commentaires.

[1] Cette plaisanterie évolutionniste a été adaptée d'une illustration de David Olivier (2001 : 39).

[2] On peut faire remonter, comme le fait Daniel Dombrowski, certaines thèses concernant la pertinence morale de la notion d'espèce aussi loin qu'aux philosophes grecs (1997 : 7).

[3] De la même façon, « situation similaire » fera référence à une situation pertinemment similaire au sens de Gensler.

[**] « ssi » est une abréviation de « si et seulement si » (NDLR)

[4] Nous désignerons par la suite les animaux non humains par le terme « animaux ». Bien que les êtres humains soient également des animaux, nous privilégions la facilité de lecture en distinguant « humains » et « animaux ».

[5] Pour un compte rendu éthologique détaillé sur les chimpanzés, voir l'étude de Jane Goodall, In the Shadow of Man, Phoenix, 1999.

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