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Cahiers antispécistes n°22 - février 2003

Bestialité : le crime passé sous silence

Traduit de l’anglais par Estiva Reus

Le texte ci-dessous est paru dans le numéro d’Animals’ Agenda [1] de novembre-décembre 1995 (vol. 15, n°6) sous le titre « Bestiality: The Unmentioned Abuse ». Nous remercions Carol Adams [2] et Animals’ Agenda d’avoir permis aux Cahiers antispécistes de le traduire et de le publier.

La Rédaction

Il y a quatre ans, quelqu'un pénétra par effraction dans le zoo Buttonwood à New Bedford, dans le Massachusetts, agressa sexuellement une biche à queue blanche, puis la matraqua sans merci. Cette biche âgée de deux ans et nommée Rachel mourut deux jours plus tard au Centre médical vétérinaire de la Tufts University-New England à Grafton. Les autorités dirent qu'elle avait été violée et battue avec un objet contondant. « C'est l'histoire la plus triste dont je me souvienne » déclara Dana Souza, la directrice des parcs de New Bedford, à l'agence Associated Press. « Qu'un individu ait pu battre et agresser sexuellement un animal soulève un tollé d'indignation. »

À vrai dire, le terme bestialité nous en apprend beaucoup plus sur les comportements culturels envers les animaux que sur les rapports sexuels avec eux. L'intérêt pour la bestialité se focalise généralement sur les êtres humains ; ainsi les experts nous disent qu'ordinairement cette pratique n'a pas de conséquences nocives, et débattent entre eux de la question de savoir si elle est courante ou rare. En la désignant par l'expression « rapports sexuels imposés aux animaux », nous redonnons le rôle central au point de vue de l'animal. La fréquence de tels rapports dépasse l'estimation que l'on peut en faire et ces rapports sont nocifs ; il s'agit toujours de sévices envers les animaux.

Le dictionnaire American Heritage, pour ne citer qu'un exemple, donne cette définition de la bestialité : « qualité ou condition de l'animal ou de celui qui est comme un animal ; conduite ou action marquée par la dépravation ou la brutalité ; relations sexuelles entre un être humain et un animal [3] ». Les rapports sexuels avec un animal relèvent de la dernière acception, tandis que les deux premières rappellent le mépris que notre culture porte généralement aux animaux.

Se comporter comme un animal

Pendant des siècles, les attitudes négatives envers la sexualité se sont inscrites dans une conception qui voyait le sexe comme l'expression de nos instincts primaires, c'est à dire comme quelque chose qui réduisait l'être humain à l'état d'animal. Au Moyen Âge - une époque où tant l'humain que les animaux impliqués dans la bestialité étaient passibles de la peine capitale - beaucoup de gens pensaient que le serpent avait initié Ève à la sexualité dans le jardin d'Eden. Cette croyance suscita un débat sur la question de savoir s'il y avait réellement eu commerce charnel entre Ève et le serpent, et laissa la forte impression qu'avoir des rapports sexuels était bestial en soi. Par conséquent, on considérait qu'agir sur le plan sexuel, c'était agir comme un animal.

Cette attitude est évidente aujourd'hui lorsqu'on désigne des comportements sexuels agressifs par des expressions telles que : « se conduire comme une bête en rut », « être comme une chienne en chaleur » ou « vieux cochon lubrique [*] ». De fait, il semble qu'une des raisons pour lesquelles la position du missionnaire fut recommandée est que le rapport sexuel se déroulait face à face plutôt que face contre dos, comme c'est le cas chez la plupart des animaux.

Les significations multiples du mot bestialité font partie du problème, en cela qu'elles impliquent que la bestialité elle-même est un comportement animal. Dans « bestialité », il reste la « bête ». (Cf. l'encadré : « Se comporter comme un animal »). Les animaux ne possèdent pas la distinction entre sphère publique et privée. Souvent, les gens perçoivent la sexualité animale comme impudique (et racoleuse) parce qu'elle se déroule en « public ». Les animaux leur semblent accessibles du fait qu'ils agissent publiquement.

Au sens le plus étroit, on parle de bestialité quand il y a pénétration entre un humain et un animal, qu'elle soit vaginale ou anale ; mais la bestialité peut aussi recouvrir les contacts oraux-génitaux de toute sorte entre humains et animaux.

Les animaux qui sont utilisés sexuellement sont ceux auxquels les gens ont accès : chats, chiens, moutons, vaches, poules, lapins, chèvres, canards, chevaux, taureaux, poissons. La proximité permet l'accès sexuel. C'est la raison principale pour laquelle les gorilles, les chimpanzés et d'autres servent rarement d'objets sexuels : ce ne sont pas des animaux auxquels les humains accèdent couramment.

De nombreuses formes de contact sexuel entre humains et animaux ont un effet physiquement destructeur sur les animaux. Peu de vagins, en particulier ceux des jeunes animaux, sont assez larges pour recevoir le pénis d'un Homo sapiens mâle. En outre, les petits animaux souffrent souvent de déchirements du rectum et de saignements internes après avoir été sexuellement agressés ; les volailles et lapins sont souvent tués par l'acte lui-même. On trouve aussi des comportements sexuels sadiques envers les animaux. Les volailles sont souvent décapitées parce que cela intensifie les convulsions de leur sphincter, et donc accroît le plaisir sexuel de l'homme. Même sans sadisme, la bestialité est une violence faite aux animaux parce qu'il s'agit de rapports sexuels imposés.

Le silence est un problème majeur. À la différence de la plupart des formes de contact sexuel, où chaque partenaire peut relater son expérience, dans le cas de la bestialité un seul des participants peut parler, et généralement il se tait à cause de la stigmatisation dont elle fait l'objet. Étant donné que la bestialité est le plus souvent pratiquée en privé, il se peut que personne n'en sache jamais rien. Par conséquent, nous ignorons l'étendue du phénomène.

Plusieurs chercheurs ont essayé d'établir une estimation précise du pourcentage d'humains qui tentent d'imposer des rapports sexuels aux animaux : le psychiatre allemand Richard von Krafft-Ebing dans les années 1880, Alfred Kinsey et ses collègues aux Etats-Unis à la fin des années 1940, et plus récemment- en 1994- des sociologues de l'Université de Chicago. Ces études ont fourni des estimations du pourcentage de mâles pratiquant la bestialité qui varient de 1 à 65%. L'importance de l'écart reflète sans doute moins des variations dans la fréquence de la bestialité que des différences dans la manière dont la bestialité est définie et mesurée, ainsi que dans le degré de confiance que l'on peut accorder aux réponses fournies par les sujets de l'enquête selon qu'ils ont été interrogés directement ou via des questionnaires anonymes. En résumé, nous ne pouvons pratiquement rien affirmer concernant le pourcentage de la population pratiquant la bestialité.

Il y a trois formes de sexualité imposées par les humains aux animaux : la sexualité opportuniste ou « soupape de sécurité », la sexualité fixative et la sexualité dominatrice (Voir l'encadré « Types de sexualité avec les animaux »).

La sexualité « soupape de sécurité » est souvent considérée comme l'acte occasionnel de jeunes curieux, comme une exploration sexuelle plutôt qu'une déviance. L'idée que la bestialité est une soupape de sécurité qui fonctionne jusqu'à ce que les hommes (habituellement jeunes) soient prêts à passer aux femmes amène à se demander si les femmes auxquelles accèdent ces jeunes gens ne sont pas elles aussi des soupapes de sécurité. De plus, cette forme de bestialité n'est pas une aberration inoffensive. Les animaux souffrent de la bestialité « soupape de sécurité », et les humains apprennent qu'il est normal de traiter les autres comme des soupapes de sécurité.

Types de sexualité avec les animaux

La sexualité opportuniste ou « soupape de sécurité » : « J'ai besoin d'assouvir mes pulsions sexuelles... ils sont disponibles... il n'y a pas de partenaires humains dans les parages... Je vais le faire avec un animal. »

La sexualité fixative. Les animaux deviennent des objets d'amour et sont les seuls « partenaires » sexuels d'un humain.

La sexualité dominatrice. C'est lorsque des donneurs de coups, des violeurs et des pornographes imposent des relations sexuelles entre un humain et un animal à des fins d'humiliation, d'exploitation sexuelle, de domination et de contrôle.

Dans la seconde forme de bestialité, la sexualité fixative, un animal devient l'objet exclusif du désir sexuel d'un humain. Bien que de nombreux termes médicaux aient été appliqués à une fixation sur les rapports sexuels avec les animaux, ceux qui s'engagent dans ce type de sexualité préfèrent qu'on les nomme « zoophiles », un mot emprunté, comble de l'ironie, au milieu de la protection animale. La vision du monde du zoophile ressemble à celle du violeur et de l'auteur d'abus sexuels sur enfants. Tous considèrent les rapports sexuels qu'ils ont avec leurs victimes comme consensuels, et croient qu'ils profitent à leurs « partenaires » sexuels comme à eux-mêmes. De même que les pédophiles font la différence entre ceux qui abusent des enfants et ceux qui les aiment- en se rangeant dans la seconde catégorie bien sûr- les zoophiles font la distinction entre ceux qui abusent sexuellement des animaux (qui pratiquent la bestialité) et ceux qui aiment les animaux (les zoophiles). Dans les deux cas, ces distinctions ne sont rien d'autre que des auto-justifications.

Quoi qu'il en soit de la fréquence de la bestialité, le fait est qu'elle a son propre forum sur internet (alt.sex.bestiality) qui fournit sur le monde de ses adeptes des exemples à glacer le sang. Une personne a raconté avoir des rapports sexuels avec des chiens errants avant de les déposer dans des refuges. Une autre a relaté des scènes de bestialité avec un chien dont un ami lui avait confié la garde. Une troisième a décrit les rapports sexuels qu'elle entretenait avec son cheval, un percheron croisé.

On ne peut pas parler très longtemps de sexualité avec les animaux sans remarquer les aspects relatifs au genre : elle est surtout le fait d'hommes. Et ce sont surtout des femmes qu'on représente la pratiquant, et qui sont forcées de s'y livrer. Ce type de bestialité, la sexualité de domination, est utilisée de longue date par les hommes violents pour humilier leurs partenaires. Les centres d'accueil pour femmes battues dans tout le pays recueillent des récits de femmes qui ont été contraintes à des relations sexuelles avec des animaux. Une femme a raconté que son mari l'attachait et la forçait à avoir des rapports sexuels avec le chien de la famille. Ensuite le mari essayait d'avoir des rapports sexuels avec le chien pendant qu'il forçait celui-ci à pénétrer sa femme. Les rapports sexuels forcés avec des chiens dressés étaient une méthode de torture des femmes juives dans l'Allemagne nazie ; elle a récemment été utilisée sur des prisonnières politiques au Chili.

La bestialité faisant intervenir des femmes constitue un genre à part entière dans la pornographie. Des ours, serpents, chiens et insecte -pour ne nommer que quelques espèces d'animaux- ont été photographiés ou filmés dans diverses positions sexuelles ou sexualisées avec des femmes. Dans le monde entier, des « sex clubs » proposent des spectacles où des femmes se livrent en direct à des relations sexuelles avec des animaux. Quelques villes situées sur la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis donnent des représentations où des femmes et des ânes tiennent la « vedette ». Les femmes de couleur sont souvent représentées avec des animaux, ce qui est une façon de renforcer le préjugé raciste selon lequel les femmes de couleur sont insatiables.

À travers la pornographie, des chiens, des serpents et d'autres animaux aident un homme à s'imaginer lui-même participant à la scène. Ce que le client de la pornographie prétend être du domaine de l'imagination, nous devons le considérer comme une documentation sur des sévices : une vraie femme doit avoir un vrai serpent à l'intérieur d'elle pour que la photo d'un serpent la pénétrant puisse exister, une vraie femme doit faire une fellation à un vrai ours pour que la photo d'une femme faisant une fellation à un ours puisse exister.

Outre le fait qu'elle est un moyen de rabaisser les femmes, la bestialité intervient dans le racisme, l'homophobie, l'antisémitisme et, bien sûr, les attitudes envers les animaux. L'accusation de bestialité a été utilisée pour dépeindre des groupes spécifiques d'humains comme « différents », pour les mettre à distance de ceux qui portaient cette accusation. Le métissage (croisement des races) est parfois qualifié de bestialité. Un groupe de défenseurs de la suprématie blanche en Amérique croit que les Juifs descendent de Caïn, lequel serait le fruit de l'accouplement d'Ève avec le serpent, tandis que les chrétiens descendent d'Abel, le fils d'Ève et Adam. Les colonisateurs européens, et les propriétaires américains d'esclaves croyaient que les femmes africaines aimaient faire l'amour avec des singes. Les femmes européennes inculpées de sorcellerie étaient accusées de commerce sexuel avec les animaux, et on les tuait, ainsi que leurs animaux de compagnie. Au Moyen-Âge, les chrétiens considéraient les rapports sexuels avec des Juifs comme une forme de bestialité. Cette année, un fonctionnaire de la justice israëlien a comparé l'homosexualité à la bestialité. Il est très probable que cette comparaison vient de ce que l'homosexualité et la bestialité sont énumérées l'une après l'autre dans le Lévitique 18:23 et 20:15-16. Comme la masturbation, l'homosexualité et la bestialité sont des formes de sexualité non procréatrice. Il se peut que toutes les formes de sexualité non procréatrice aient été condamnées à une époque où les grossesses étaient capitales pour la survie d'un peuple. La bestialité violait aussi l'ordre de la création en mêlant des catégories -les humains et les animaux- qui étaient destinées à être séparées et distinctes.

La perception contemporaine de la bestialité comme phénomène tout à fait bénin a remplacé ces réactions plus anciennes, mais quelle que soit l'opinion dominante sur la bestialité, elle ne fait aucun cas des sentiments de l'animal. Il s'agit toujours de sévices envers les animaux. Des relations ne peuvent pas être consensuelles quand il y a inégalité de pouvoir. Dans les relations entre un humain et un animal, l'être humain contrôle la plupart- sinon la totalité- des aspects du bien-être de l'animal. Les relations sexuelles devraient avoir lieu entre pairs, là où le consentement devrait être possible. Le consentement, c'est quand on peut dire « non » et que ce « non » est accepté. Il est clair que les animaux ne peuvent pas faire cela. La bestialité est le cas typique où l'on se passe de consentement, tout en prenant l'affection pour un signe de consentement.

En dépit de l'omniprésence des animaux dans les images et vidéos pornographiques, le milieu de la protection animale n'a pas encore identifié la bestialité comme un cas de maltraitance envers les animaux. Le sujet a été soigneusement évité par ceux qui devraient en discuter : les militants pour les droits des animaux, les vétérinaires, les agents chargés de l'application des lois contre la cruauté, et les féministes. Il est temps de sortir de notre réserve.

[1] Animal's Agenda, P.O. Box 25881, Baltimore, MD 21224 ; (410) 675-4566 ; www.animalsagenda.org.

[2] Carol J. Adams, auteur de The Sexual Politics of Meat, a co-dirigé avec Josephine Donovan Beyond Animals Rights: A Feminist Caring Ethic for the Treatment of Animals (Continuum, 1976) et Animals and Women: Feminist Theoretical Explorations (Duke, 1995).

[3] À titre de comparaison, voici la définition du mot « bestialité » dans la langue française donnée dans Le Petit Robert : 1) Caractère bestial, animalité, brutalité, grossièreté. 2) (vieilli) Comportement se-xuel déviant qui consiste à avoir des relations avec des animaux. [NdT]

[*] Nous n'avons pas traduit littéralement les expressions citées par Carol Adams. Il s'agit de : bringing out the beast in one [Faire sortir la bête qui est en soi], wolfish behaviour [comportement de loup] et animal passions [passions animales]. [NdT]

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