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Cahiers antispécistes n°22 - février 2003

Parcours personnel

Souvent se pose entre militants végétariens, la question de savoir pourquoi et comment un mangeur de viande en arrive à se remettre en cause. Cette question me semble capitale dans la mesure où elle est au centre de notre stratégie de propagande (certains préféreront dire communicative).

Le texte ci-dessous se propose d’être ma contribution à ce débat puisque j’y retrace mon parcours personnel, celui d’un ex-viandard devenu végétarien puis végétalien.

Il va de soi qu’une histoire individuelle n’a pas valeur générale, mais je pense que la confrontation de nos vécus est essentielle si on veut tirer des leçons pour l’avenir : quels sont les arguments, les expériences et les images qui nous ont fait réfléchir du temps où nous étions carnivores ?

Baptiste

Depuis mon enfance, j'ai vécu à la campagne donc en relation quotidienne avec des animaux dits d'élevage ou de boucherie mais aux conditions de vie moins insupportables qu'en élevage intensif (du moins jusqu'à ce qu'on les emmène à l'abattoir) et nous avons même eu à la maison, en plus des chats et des chiens, des oies, des poules, des coqs et des canards. Les animaux qu'élevaient mes parents étaient juste là comme animaux de compagnie : ils vivaient en semi-liberté mais n'étaient jamais ni gavés ni tués.

La place qu'avaient les non-humains dans mon entourage avait quelque chose de terriblement paradoxal puisqu'ils étaient considérés tout à la fois comme sujets réels d'affection, comme cibles de railleries divertissantes et comme nourriture. L'image la plus caricaturale de ce paradoxe me semble être la fois où un de mes voisins m'a montré avec une apparente affection l'un de ses coqs... qu'il élevait pour le combat.

À cet âge, j'éprouvais à la fois de la compassion pour les animaux proches de moi et une totale indifférence pour ceux qui ne l'étaient pas : j'allais caresser la tête de la vache qui vivait à côté de chez moi mais ça ne m'empêchait pas de m'empiffrer de steak le midi. Un peu plus tard, lorsque j'appris concrètement ce qu'étaient les abattoirs, je ne voulais pas que ces vaches-là y aillent mais je ne remettais pas en cause le principe même de la tuerie.

Puis, alors que j'avais six ou sept ans, s'est produit un événement révélateur pour moi : j'ai espionné un fermier alors qu'il dépeçait un cochon (sûrement abattu artisanalement pour sa propre consommation). J'en garde encore aujourd'hui une vision d'horreur.

De ce fait, j'ai pas mal parlé autour de moi de ce que j'avais vu et c'est ainsi que j'ai appris qu'il existait des gens qui vivaient sans manger les animaux...

Je suis donc arrivé un soir chez moi et, à l'heure de se mettre à table, j'ai décrété du haut de mes trois pommes : « Je ne veux plus manger de viande ». La réaction de mes parents s'est alors montrée digne de ce que peut être une bonne éducation âgiste qui considère l'enfant comme une demi-personne : « Finis ton assiette ! On verra ça quand tu sauras te faire à manger tout seul ! » etc.

J'ai donc continué à manger de la viande mais en considérant que je ne le faisais que par contrainte. Position lâche et inconfortable que je n'ai pas su assumer longtemps : très vite, je me suis remis à me voiler la face dans mes paradoxes, écoeuré notamment lorsqu'un plat conservait la structure de l'animal mort (poissons, crustacés, cailles...) mais essayant de ne pas voir, derrière le morceau de bidoche, l'animal vivant qu'il a jadis été.

Vinrent alors, à la fin de mes années collèges et durant mes années lycée, mes premiers contacts avec le militantisme gauchiste, période durant laquelle j'ai probablement dit le plus de conneries sur les animaux.

En effet, il était de tradition dans le milieu d'avoir des idées sur tout et de rejeter en bloc tout ce qui ne pensait pas exactement comme vous (tout ce qui était moins radical que moi n'était que du réformisme bourgeois, tout ce qui était plus radical que moi était du sectarisme... vision pour le moins manichéenne des choses...). Or, puisque malgré mes tentatives passées je n'était pas sorti du carnivorisme, c'était qu'il ne fallait pas en sortir :

On s'occupe d'abord des humains, après on verra... Les défenseurs des animaux n'ont aucune conscience des réels antagonismes de classes... Les animaux se mangent bien entre eux... On est faits comme ça...

Le flot d'absurdités que j'ai pu dire à cette époque est plutôt impressionnant.

Dans mon lycée, j'ai même arraché toutes les affiches d'une campagne anti-vivisection et saboté l'exposé qui allait avec. Un comble !

Il faut dire, tout de même, que ceux qui avaient préparé ledit exposé étaient eux-mêmes des carnivores et que le titre choc des affiches - Ne donnez plus à la recherche médicale, elle torture les animaux - s'attaquait à une valeur que je défendais inconditionnellement.

Encore aujourd'hui, je pense qu'aborder des spécistes en leur demandant de ne pas soutenir la recherche médicale est une approche inutile et, qui plus est, qui ne peut que marginaliser le mouvement : le boycott de la recherche est un problème très délicat qu'on ne doit aborder qu'après celui de la nourriture, du cuir et des cosmétiques.

Ceci dit, derrière ce masque d'indifférence pour l'animal, je continuais intérieurement à culpabiliser et je finis bien par me rendre compte que mes justifications du massacre des animaux n'étaient que des constructions intellectuelles sans fondement et que je n'y croyais pas moi-même (notons que, que ce soit pour la défendre ou la critiquer, la cause des animaux étaient souvent au centre de mes propos alors que je n'avais aucun végétarien parmi mes proches).

Je pris alors la décision de devenir végétarien dans des circonstances assez étranges : nous venions de finir en soirée-raclette une réunion politico-syndicale et je ne pouvais qu'être frappé par le décalage qu'il y avait entre nos pratiques - cuite générale (à l'époque ça ne me dérangeait pas), feintes sexistes, magouilles bureaucratiques... - et ce que j'attendais personnellement de l'engagement politique. Suite à la nécessaire remise en cause qui en a résulté, la consommation de viande m'est apparue comme faisant partie de mes incohérences et j'ai donc décidé d'y renoncer.

Je suis devenu végétarien aux vacances de Pâques 2001 (eh oui ! J'suis un tout nouveau en fait !) mais la suite s'est vite enchaînée.

Premièrement, parce que cela correspond pour moi à une période de remise en cause globale durant laquelle j'ai réalisé que, sans renoncer à la perspective d'une révolution concrète, il était capital de dépenser beaucoup d'énergie dans la lutte au quotidien, et que changer ses propres habitudes est à la fois beaucoup plus difficile et révolutionnaire que de diffuser des tracts qui promettent un grand soir mythologique (en général, il est très intéressant, et très mal vu, de relever les pratiques réactionnaires dans des milieux qui se défendent de l'être : temps et ordre de parole selon le sexe, lutte rhétorique sur le schéma d'une lutte de prise de pouvoir...).

Secondement, parce que c'est à cette période là, moins d'un mois après être devenu végétarien, que j'ai découvert le mot et la définition de l'antispécisme.

J'ai tout de suite été séduit par cette théorie dans la mesure où je pense qu'une des choses qui ont fait que je devienne si tard végétarien est l'image un peu niaise que j'avais des défenseurs des animaux qui, comme l'Église ou le PS que je détestais (le passé est facultatif) s'appuyaient sur les bons sentiments des gens pour les amener à une idéologie de la pitié charitable plus que sur une vraie considération de l'autre comme aspirant légitime à une égalité universelle. Là, il m'était possible de dénoncer les abattoirs et les filets de pêche sans jouer au samaritain qui fait la morale aux braves gens égarés du droit chemin.

Une fois végétarien, j'ai appris de différentes sources que tel ou tel produit que je consommais contenait des traces de viande (merci particulièrement à Alias pour son guide [*]) et je me suis résigné à ne consommer que des produits dont je pouvais être sûr à 100% qu'ils soient sans animaux (enfin, j'ai peut-être été piégé une fois ou deux mais je ne pense pas) et j'ai donc arrêté le fromage, la bière et le vin (ça tombe bien : une raison de plus de boycotter l'alcool) et d'autres produits que je pensais être végétariens mais qui ne l'étaient pas.

J'ai eu par contre vis-à-vis du végétalisme un discours assez mitigé (on n'abandonne pas 18 ans d'habitudes et de propagande spéciste comme on change de chemise).

Tout d'abord, j'ai soutenu un temps (très court) que l'élevage n'était pas condamnable en soi mais seulement sous certaines formes (productivité poussée, abattage en fin de carrière...) et que, par conséquent, celui qui accepte de manger un œuf ne fait souffrir personne, mais que ce sont ceux qui font vivre la poule en batterie qui ont la responsabilité de sa souffrance... Je ne m'étendrai pas plus longtemps sur cette pseudo-vision aristotélicienne de la morale et de la responsabilité... C'est juste grotesque.

Ensuite, j'ai adopté un point de vue plus matérialiste : peut être qu'il est possible d'obtenir un œuf sans faire souffrir de poule mais pour l'instant c'est pas comme ça que ça marche alors on boycotte... Ca tient la route à ceci près que je reste persuadé que dans une société de surconsommation et de surproduction comme la nôtre, il n'y a aucune corrélation entre les variations de demande et les variations d'offre : ne pas manger les animaux ou le fruit de leur esclavage ne les empêche pas de se faire tuer ou réduire à l'esclavage. Le jusqu'au-boutisme personnel est donc, d'après moi, totalement inutile.

Finalement, ce qui m'a poussé à devenir végétalien est la continuité que j'établis entre la lutte anticapitaliste et la lutte antispéciste : en effet, s'il ne s'agit plus de combattre les formes de l'exploitation humaine (conditions et formes du travail) mais bien de combattre l'exploitation en elle-même (le travail), alors il en va de même de l'exploitation animale.

Ceci dit, je répète que le jusqu'au-boutisme personnel est inutile et que, même si je ne peux pas m'empêcher de me l'imposer à moi même (c'est mon côté absolutiste et sectaire), ce n'est pas lui qui fera cesser la souffrance des animaux. Au contraire, celle-ci ne s'arrêtera que lorsqu'une masse d'individus suffisamment consciente et douée d'un rapport de force approprié amènera le débat sur la considération sociale des animaux au cœur des préoccupations politiques (au sens large).

Les pratiques personnelles de ces individus sont par contre totalement secondaires puisqu'il s'agit de transformer notre société de façon à ce que l'ensemble de notre production soit dénué d'exploitation animale (encore au sens large : humaine+ non-humaine) et non de relier des bouts de ficelles pour essayer de n'être pas personnellement impliqué dans une horreur dont, de toute façon, on désespère de se débarrasser.

J'écris cela pour mettre en avant que, hélas, notre lutte se limite souvent à essayer d'aller toujours plus loin dans ce qu'on boycotte et à convaincre les autres de faire comme nous. Je ne doute pas que celles et ceux qui voient ce type de lutte comme une fin en soi soient des militants sincères mais il me semble seulement que nous sommes en train de faire une énorme erreur sur le plan stratégique si on vise comme objectif le zéro tué.

Bien sûr, cet objectif semble de toutes façons inaccessible et je n'ai aucune solution à apporter au problème que je soulève : je remarque que nous sommes dans une impasse, mais je ne prétends pas pour autant connaître la sortie. C'était juste pour le plaisir de démoraliser tout le monde et de me démoraliser par la même occasion.

Voilà. Plus qu'une autobiographie résumée, je pense avoir exposé le chemin intellectuel qui m'a mené jusqu'ici. J'ai conscience d'avoir émis des points de vue qui sont loin d'être unanimement partagés ou même majoritaires dans le mouvement, mais il s'agit bien de ma façon de voir et de comprendre l'antispécisme et non d'un texte qui se voudrait porte-parole de l'antispécisme en général.

[*] Il s'agit du guide Vivre végétalien. On peut le trouver à l'adresse Web suviante : http://www.interdits.net/2001nov/ve....

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