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Cahiers antispécistes n°09 - janvier 1994

Avortement et libération animale

La question de l'avortement a déjà été abordée dans ces colonnes par Carol Adams, dans un article sur le féminisme et la libération animale [1]. Il nous arrive cependant encore souvent de nous voir demander, tant par des adversaires que par des partisans de la liberté d'avorter, quelle est notre position sur ce sujet. Les premiers semblent généralement espérer, et les seconds craindre, que nous soyons contre l'avortement, sans doute parce que le végétarisme est fréquemment associé à une idée de « respect de toute vie » et d'ascétisme « moral » (dans le sens anti-sexuel que l'on donne souvent à ce mot).

L'idée selon laquelle il faille forcément tenir une position extrême, et en pratique intenable, de « respect de toute vie », dès lors que l'on respecte celle des vaches et des poulets que chacun tue pour un rien, résulte en elle-même d'une conception des choses profondément spéciste. Je n'en vais pas moins prendre la question au sérieux, et développer quelques réflexions.

Pourquoi je suis
pour la liberté d'avorter

J'expliquerai d'abord ma position personnelle avant de revenir sur le lien qui existe avec la libération animale.

Je ne respecte pas la vie, par exemple, des plantes. Ceci non par mépris à leur égard, mais parce que je ne pense pas qu'elles soient sensibles, c'est-à-dire qu'elles ressentent ce qui leur arrive [2]. Si elles n'éprouvent ni jouissance à vivre, ni souffrance à être coupées ou déterrées, ni regret de devoir mourir, je ne vois pas de raison de ne pas user d'elles comme il me plaît, et en particulier, les manger.

Je prends cet exemple des plantes pour bien montrer la différence qu'il y a entre respecter la vie en soi (phénomène inconscient de développement et de reproduction), et respecter la vie sensible, c'est-à-dire prendre en compte les intérêts des êtres qui ont des intérêts à respecter.

Or il est pratiquement certain que l'embryon humain [3] n'est pas sensible au moins pendant les 18 premières semaines de la grossesse (sur 38), en raison de l'absence, puis de l'immaturité, de son système nerveux. Le nouveau-né est, lui, sensible ; la sensibilité apparaît donc à un certain moment au cours de la deuxième moitié de la grossesse. Avant cela, l'être en question, qui n'éprouve ni jouissances ni souffrances, ni craintes ni espérances, ne me paraît pas plus moralement significatif qu'un brin d'herbe ou un caillou.

On peut bien sûr répondre qu'il s'agit d'un futur être sensible, qu'il faudrait respecter sa vie potentielle ; et me demander, par exemple : « Et toi, tu aurais aimé que ta mère t'avorte ? »

Or l'idée que je pourrais ne pas exister peut m'être désagréable (on n'aime pas trop penser à sa propre contingence), mais elle ne l'est pas plus si j'imagine cette non-existence résulter d'un avortement que de la contraception, de l'abstinence de mes parents ou de leur non-rencontre. La seule chose qui soit fixée après la conception d'un être qui ne le soit pas avant, c'est son bagage génétique ; mais je ne vois pas en quoi cela fait que l'organisme insensible, sans histoire et sans projets qui possédait ce code génétique particulier était moi, pas plus que je ne considérerais comme moi un embryon qui serait cloné à partir de mon corps, ou un frère jumeau vrai dont on m'apprendrait aujourd'hui l'existence [4].

L'avortement pratiqué pendant les 18 premières semaines après la fécondation, pendant lesquelles l'embryon n'est sûrement pas sensible, me semble assimilable à une simple contraception tardive. La décision d'avorter ou non n'est pas pour autant anodine, puisqu'elle détermine l'existence ou non d'un futur être sensible ; mais ceci au même titre que n'importe quelle contraception ou que l'absence de relations sexuelles fécondantes. Je pense qu'outre l'envie que l'on a ou non d'avoir un enfant, devraient être pris en compte dans cette décision, en particulier, d'un côté le bonheur que l'enfant pourrait espérer, et de l'autre la surpopulation mondiale. Mais ceci est une autre discussion ; en tout cas, on n'oblige pas normalement quelqu'un à avoir un enfant, et je ne vois pas pourquoi on le ferait plus pour une femme qui veut avorter que pour un prêtre qui a choisi le célibat.

Si une femme désire avorter, je pense donc qu'elle devrait le pouvoir sans restrictions, au moins jusqu'à 18 semaines après la fécondation ; et, vu les réalités sociales, que tout devrait être fait pour rendre cela facile, et gratuit au moins quand le coût serait un obstacle [5].

On oppose souvent aux adversaires de l'avortement le simple argument de la liberté de la femme. Cela ne peut suffire si l'on n'ajoute pas, comme je l'ai fait, que l'embryon n'a pas lui-même d'intérêts. Sans cette précision, il s'agit d'une pétition de principe dénuée de substance, tout comme la « liberté de manger de la viande » que l'on nous oppose quand nous mettons en avant les intérêts des animaux. Et le problème se pose effectivement dans le cas d'un avortement tardif, lorsqu'au cours de la deuxième moitié de la grossesse le fœtus a acquis une sensibilité, et avec celle-ci au moins l'intérêt de ne pas souffrir.

L'idéal serait que dans ce cas soit garantie la prise en compte égale des intérêts de la mère et du fœtus. Je ne peux pas avoir dans ce cas une position théorique aussi tranchée que pour la première période de la grossesse, quand l'embryon n'est pas sensible ; sans rentrer dans les détails, et étant donné le caractère assez sommaire des intérêts du fœtus, je pense cependant que dans la pratique le mieux est encore de laisser la décision à la femme concernée [6].

Ce qui pourrait être fait en tout cas dans le sens des intérêts du fœtus âgé est de veiller à ce qu'il ne souffre pas si on l'avorte. Les œillères spécistes que portent généralement les uns comme les autres mènent à des disputes autour de la question absurde de savoir si l'embryon est, ou n'est pas, un être humain. Selon la réponse donnée, on déclarera sa vie sacrée, ou au contraire on lui déniera toute importance morale. Les uns et les autres omettent de prendre en compte ce qui à mon sens a seul de l'importance, à savoir les intérêts effectifs des êtres qui en ont, et en particulier l'intérêt éventuel de l'embryon à ne pas souffrir. Je n'en sais pas assez sur les techniques d'avortement pour en dire plus, mais je conçois bien que ce puisse être une préoccupation de la libération animale que soient aussi pesés sur une même balance les intérêts de ces animaux que sont les fœtus humains tardivement avortés. (La facilité d'accès à un avortement précoce permet aussi de réduire le nombre d'avortements tardifs, qui sont par ailleurs plus pénibles pour la femme.)

Avortement et libération animale

La position anti-avortement se base le plus souvent sur l'attribution à l'embryon humain d'une grande importance, d'une inviolabilité, d'un caractère sacré, simplement en raison de son appartenance à notre espèce. Ce que les adversaires de l'avortement veulent protéger, c'est la vie humaine, indépendamment de son caractère sensible. C'est là exactement l'opposé de la position de la libération animale.

Comme le dit Carol Adams [7] :

Le spécisme n'est peut-être nulle part aussi prononcé que dans la protestation à propos du destin d'un conceptus humain, alors que le caractère sensible d'autres animaux est déclaré moralement non pertinent parce qu'ils ne sont pas humains. Certains opposants à l'avortement définissent la vie moralement pertinente de façon tellement large qu'elle englobe l'ovule qui vient d'être fertilisé, mais en même temps de façon tellement étroite que des animaux adultes, avec un système nerveux bien développé et des sensibilités sociales, en sont exclus.

Les adversaires de l'avortement attribuent une grande importance à la fécondation, qui fixe l'identité génétique de l'être. Ainsi, même les catholiques traditionalistes, qui condamnent la contraception, ne la qualifient pas de meurtre, contrairement à l'avortement. Pour les adversaires de l'avortement, l'essence d'un être se trouve bien semble-t-il dans son identité génétique. Cette idée à mon sens absurde - car si notre génome nous détermine, c'est au même titre que n'importe quel facteur environnemental, et l' « inné » n'a pas un statut différent de l' « acquis » - est centrale dans le racisme, le sexisme et le spécisme. On n'est certes pas nécessairement raciste, sexiste ou spéciste si on professe une telle idée ; mais la libération animale peut plus aisément s'en passer que s'en accommoder.

On ne peut nier qu'il y ait des personnes qui s'opposent à la fois à l'avortement et à l'exploitation des animaux par les humains. Leur position me paraît cependant aller à contre-courant de la logique de la libération animale.

[1] « Anima, animus, animal », dans les CA n°3 (avril 1992), pp. 11 à 14.

[2] On trouvera des arguments en faveur de non-sensibilité des plantes dans La Libération animale de Peter Singer (éd. Grasset, 1993), pp. 351 à 353, et dans l'article de Yves Bonnardel, « Quelques réflexions au sujet de la sensibilité que certains attribuent aux plantes », dans les CA n°5 (déc. 1992), pp. 34 à 38.

[3] On appelle l'animal embryon entre sa conception et sa naissance, et plus spécialement au début de la gestation (les trois premiers mois chez les humains), et fœtus dès lors qu'il a commencé à présenter une morphologie générale (tête, des pattes, etc.) reconnaissable.

[4] Les vrais jumeaux posent d'ailleurs un problème à ceux qui tiennent l'embryon dès la fécondation pour un individu humain ; c'est qu'il n'est littéralement pas individu à ce stade, vu que c'est quelques jours plus tard que se fait la division d'où viennent les deux futurs jumeaux. Potentiellement, même, cet embryon pourrait être divisé à l'infini ; si avorter était un meurtre en raison de ce potentiel, ce serait une infinité de meurtres, ce qui semble un peu absurde.

[5] La loi française n'autorise l'avortement que pendant les dix premières semaines. Cette restriction est absurde et, ajoutée à d'autres, a des conséquences souvent graves. D'autres pays permettent des avortements bien plus tardifs.

[6] On peut défendre l'idée que l'être qui n'est pas conscient de son existence dans le temps peut avoir un intérêt à ne pas souffrir, mais non à ne pas être tué. C'est ce que fait Peter Singer, dans La Libération animale, pp. 51 à 53, et, de façon plus développée, dans Practical Ethics (2nd Edition, éd. Cambridge Univ. Press, 1993). Voir aussi dans ce numéro des CA l'article de Karin Karcher, « Les animaux, la mort, et l'acte de tuer », et, dans le numéro 4 (juillet 1992), pp. 5 à 12, Singer, « L'éthique appliquée ». Ma propre position est identique à celle de Singer dans la pratique, tout en partant d'un point de vue théorique différent (utilitarisme hédoniste).

[7] « Anima, animus, animal », p. 13.

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